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Full text of "Revue britannique : revue internationale reproduisant les articles de meilleurs écrits periodiques de l'étranger, compl`etés par des articles originaux, 1827"

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REVUE 


BRITANNIQUE. 


aiâ^iti 


CHOIX  D'ARTICLES 


TRADUITS  DES  MEILLEURS   ECRITS   PERIODIQUES 


O^ 


sur  la  litterature,  les  beaux-arts,  les  arts  industriels  , 
l'agriculture,  la  géographie,  le  commerce,  l'Économie  poli- 
tique,   LES   FINANCES,   LA    LEGISLATION,    ETC.,    ETC.; 

Par  MM.  Saulnier  Fils  ,  ancien  préfet,  de  la  Société  Asiatique,  directeur 
de  la  Rei'ue  Britannique  ;  Dondey-DuprÉ  Fils,  de  la  Société  Asiatiqut; 
Charles  Coquerel  ;  Langrand;  L.  Am.  Sêdillot;  West,  Docteur 
en  Médecine  {pour  les  articles  relatifs  aux  sciences  médicales)  ,  etc. ,  etc. 


y^ovne/   c^ui 


OVU&  ^Junizieviic. 


|3an;9, 


Au  bureau  du  JOURNAL,  Rue  de  Grenelle-Si.-Honoré  ,  No  aç,; 
Chez  DONDEY-DUPRÉ  PÈRE  ET  FILS,  imp.  -lir.. 

Rue  fiiiliclieii  ,  No  l^'^  lis  ,  ou  rue  Sainl-Loulf  ,  No  ^6  ,  an  Marais. 


1827 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


IMÎ-f.lK  Ot  DONDBV-r.l.'l»hfc 


littp://www.arcliive.org/details/1827revuebritann15saul 


NOVEMBRE  1827. 


l-X'%\A.%*'Vl*.VX\V\V%\\W*,\\\V\».\'\\\\AX\lV'\*.V1,\\X*.V'\\\'».Vt.\VV%%,WtV\  Wl\.V1%.WVVl  VVïrt' 


REVtE 


^^ranbc-^^rda^n^. 


ÉTAT    DES    PARTIS   A   LA   FIN    DE    1827    (l). 


JL'état  des  partis  et  la  situation  des  affaires  publiques,  en 
général,  diffèrent  essentiellement,  à  beaucoup  d'égards,  de 


(t)  Note  du  Tr.  "ÎSous  avons  mis  d'autant  plus  d'empressement  à  insérer, 
dans  notre  recueil,  l'article  qu'on  va  lire,  que  la  Hevue  d'Hambourg , 
d'où  il  est  tiré,  jadis  adversaire  opiniâtre  ,  quoique  u  ode're'e  ,  du  minislére  , 
en  est  devenue  un  des  organes,  depuis  qu'il  s'est  approprie'  les  doctrines  de 
rOpposilion,  et  qu'il  en  a  admis  plusieurs  membres  dans  son  sein.  Cet  ar- 
ticle a  d'ailleurs  pour  nous  un  inte'rèt  de  circonstance  ,  puisqu'il  est  consacré 
à  l'apologie  de  ce  qu'on  appelle,  en  Angleterre,  un  ministère  de  coalition  , 
c'est-à-dire  d'une  administration  mixte  composée  d'élémens  choisis  dans 
des  partis  distincts.  Si ,  en  France  ,  les  ministres  actuels  succombent  aux  at- 
taques des  deux  oppositions,  comme  aucun  des  trois  partis  qui  divisent  la 
nouvelle  Chambre,  n'est  assez  nombreux  pour  former  isolément  une  majo- 
rité ,  il  y  aura  nécessairement  un  ministère  de  coalition  ;  soit  que  ce  minis- 
tère soit  le  produit  de  la  fusion  des  deux  oppositions  ,  qui  ont  déjà  fait  cause 
commune  dans  les  collèges  électoraux  ;  soit  que  l'opposition  de  droite 
])rennc  seule  la  direction  des  affaires,  et  que,  disposant  des  places  et  des 
honneurs,  elle  rallie  à  elle  les  débris  du  vieux  parti  ministériel.  Il  y  a  quel- 
ques années,  peu  de  lems  après  son  retour  du  congrès  d'Aix-la-Chapelle,  le 
duc  de  Richelieu  essaya  de  former  un  ministère  de  coalition  ,  mais  il  échoua 
dans  cette  tentative,  et  après  un  intervalle  de  vingt  quatre  à  quarante-huit 
lieurcs,  M.  Dccaz.cs  reprit  la  suprématie  dans  le  conseil.  S. 


6  ÉTAT  DES  PARTIS 

tout  ce  qui  a  eu  lieu  auparavant  dans  ce  pays.  Dans  le 
lems  qui  s'écoula  entre  la  guerre  de  l'indépendance  des 
Etats-Unis  et  la  révolution  française,  les  opinions  poli- 
tiques avouées  par  la  saine  raison  et  garanties  par  l'expé- 
rience avaient  fait  des  progrès  d'autant  plus  sûrs  dans  les 
haules  classes,  qu'ils  étaient  paisibles. Ces  opinions,  favo- 
risées par  la  diffusion  ,  toujours  croissante,  des  lumières, 
s'étaient  également  répandues  dans  les  rangs'inférieurs  de 
la  société.  Malheureusement  la  révolution  française  trompa 
cruellement,  par  ses  suites,  les  espérances  qu'elle  avait 
d'abord  fait  naître.  Les  horreurs  de  lanarchie,  la  tyrannie 
militaire  de  Napoléon  et  les  guerres  dans  lesquelles  il  plon- 
gea la  France  et  l'Europe ,  qu'à  d'autres  égards  il  a  si  bien 
servies,  avaient  habitué  à  considérer  tous  les  changemens 
sous  l'aspect  le  plus  odieux,  et  à  regarder  les  amis  de  la 
liberté  et  des  améliorations  utiles,  commodes  visionnaires 
disposés  à  sacrifier  le  bonheur  et  le  repos  des  sociétés  à  de 
vaincs  et  chimériques  spéculations.  La  chute  du  gouvefnc- 
ment  impérial ,  et  la  paix  quia  suivi  le  retour  en  France  de 
la  maison  de  Bourbon ,  ont  enfin  mis  un  terme  à  ces  calom- 
nies contre  des  hommes  qui  sont  les  partisans  les  plus  éclairés 
de  l'ordre  public  et  des  gouverncmens  établis  ,  puisqu'au 
moyen  d'améliorations  graduelles,  ils  voudraient  ôter  à  la 
faction  révolutionnaire  tout  prétexte  de  les  détruire.  11  en 
est  résulté  que  l'éducation  et  les  connaissances  utiles  ont 
porté  leurs  fruits  naturels:  les  meilleures  théories  poli- 
tiques ont  pris  faveur  -,  la  vérité  s'est  fait  jour  jkhIouI  ,  et 
la  sagesse,  dont  la  voix  n'était  plus  étouffée  par  de  bruyantes 
et  importunes  clameurs,  a  pu  se  faire  entendre  d'une  gé- 
nération empressée  de  l'écouter. 

Pendant  une  partie  de  l'époque  sur  laquelle  nous  repor- 
tons nos  regards,  le  gouvernement  du  pays  avait  icçu  une 
inqndsion  toul-à-fait  opposée  à  celle  de  l'opinion  publi- 
fpie^  ceux  qui  le  dirigeaient  semblaient  rester  isolés  et  im- 


D.V>S  LA  GRANDE-caETAOK.  'J 

mobiles,  tandis  que  tout  s'ébranlait  et  marcbait  à  leurs 
côtés.  L'administration  des  finances,  et  en  général  celle 
de  toutes  les  affaires  intérieures  ,    étaient  livrées  à  des 
hommes  inhabiles  ,  élevés  dans  le  respect  de  doctrines  su- 
rannées ;  et  le  secrétaire  d'état  des  affaires  étrangères  (  lord 
Castlereagh),  quoiqu'il  ne  fût  dépourvu  ni  de  talens ,  ni 
de  sagacité  ,  ni  même  d'une  certaine  générosité  d'ame,  mal- 
heureusement pour  son   pavs  et   pour  sa  propre  gloire  , 
s'était  lié  ,  d  une  manière  intime,  avec  les  souverains  du 
continent  et  leurs  principaux  ministres;  et  il  avait  puisé, 
dans  ces  fatales  relations ,  une  haine  si  profonde  contre  les 
gouvernemens  constitutionnels  et  les  opinions  libérales  , 
que  l'ensemble  de  notre  système   politique   était  dominé 
par  les  mêmes  terreurs  qu'au  tems  du  triomphe  du  jacobi- 
nisme.   Les    divers    projets   d'améliorations    étaient  con- 
sidérés comme  révolutionnaires  ;  on  entravait  tout  ce  qui 
pouvait  conduire   à  des   changemens,   quelque   modérés 
qu'ils  fussent ,  et  la  paix  publique  semblait  ne  pouvoir  être 
garantie  que  par  le  bras  de  fer  du  despotisme.  Ces  funestes 
doctrines  devinrent  la  base  de  celle  ligue  fameuse  qui  ins- 
pira dabord  tant  de  crainte  ,  tant  de  haine  ensuite ,  et  en- 
fin tant  de  mépris.  Sous  le  prétexte  de  conserver  la  paix  de 
1  Europe,  les  princes  ligués,  non-seulement  se  garantirent 
réciproquement  l  intégrité  de  leur  territoire  ,  mais  aussi  le 
maintien  des  institutions  intérieures  de  leurs  états.  On  vit 
même  des  souverains  qui  n'étaient  sortis  triomphans  de  leur 
•lutte  contre  Napoléon ,  qu'à  l'aide  de  l'enthousiasme  popu- 
laire, et  qui ,  pour  l'exciter,  avaient  promis  solennellement 
une  constitution  à  leurs  peuples,  bien  dignes  en  effet  d'une 
telle  récompense  ,  fausser  leur  parole  ,  et  ne  régner  qu'au 
moyen  d'un  état  militaire  formidable.  Ce  ne  fut  pas  tout, 
et  l'on  ne  tarda  pas  à  avoir  d'autres  sujets  de  surprise.  Les 
souverains  alliés  firent  la  guerre  sous  prétexte  de  maintenir 
la  paix.  Quand  l'un  d'eux  avait  été  contraint,  par  le  vœu  de 


8  ÉTAT  DES  PARTIS 

ses  peuples  ,  d'adopter  des  inslilulions  libres  ,  les  autres 
faisaient  avancer  leurs  troupes  pour  le  rétablir  dans  son 
pouvoir  absolu.  Si  TAnglclerre  eût  prèle  à  cette  ligue  son 
appui  formel ,  elle  aurait  sans  aucun  doute  fait  prévaloir  ses 
desseins  dans  toute  l'Europe  continen  laie  ;  et  peut-être  même 
cette  liberté  antique,  conquise  par  nos  pères,  aurait  suc- 
combé parmi  nous. 

Au  milieu  de  tant  d'actes  inouis,  plus  dangereux  pour 
l'indépendance  des  peuples  du  continent  que  les  fureurs 
de  la  révolution  française  en  délire,  et  que  les  projets 
gigantesques  de  Napoléon  ,  c'était  un  spectacle  déplo- 
rable de  voir  la  Grande-Bretagne ,  jadis  le  refuge  des  op- 
primés et  la  protectrice  des  droits  des  nations,  envisager  de 
sang-froid  ,  ou  plutôt  encourager  une  conspiration  non 
moins  criminelle  que  celle  qui  fut  ourdie  par  les  mêmes 
gouvernemens  contre  la  malbeureuse  Pologne,  et  qui  se 
termina  par  son  partage.  Telles  furent  les  suites  de  Tinli- 
mité  de  notre  secrétaire  d'état  avec  des  monarques  absolus, 
et  les  membres  irresponsables  de  leurs  conseils.  Le  ton  de 
ces  cours  étrangères  fut  introduit  dans  notre  cabinet  et  jus- 
qu'au parlement.  On  présenta  les  stupides  maximes  des 77 o/^ 
raihs  et  des  Ki-ieg-j-aths  aulricbiens,  comme  les  principes 
d'une  sagesse  pratique  qu'on  ne  pouvait  méconnaître  sans 
dangers*,  on  tourna  en  ridicule  les  doctrines  de  la  nouvelle 
école,  également  inconnues  des  guerriers  deLeipsick  et  de 
Waterloo  ,  et  des  négociateurs  de  ^  ienne  et  d'Aix-la-Cha- 
pelle. Il  est  vrai  que  nos  hommes  d'état  en  place  riaient  à 
peu  près  seuls  ^  ils  ne  faisaient  point  de  prosélytes  parmi 
nous-,  ils  ne  trouvaient  ni  appui,  ni  sympathie  dans  le 
peuple,  et,  au  parlement,  leur  propre  majorité  accueillait 
avec  froideur  leurs  tristes  facéties. 

Dans  toutes  les  questions  de  j.olitiquc  inléiieure,  les?cn- 
timcns  libéraux  du  pays  piévalurent ,  dans  les  deux  cham- 
bre?, sur  les  vues  étroites  du  cabinet.  Le  gouvernement  lui 


t).VK5  LA  GWAîNDE-BîîKTAGKE.  C) 

forcé  d'abandonner  quelques-unes  des  taxes  les  plus  per- 
nicieuses et  des  plus  absurdes  rcslriclions  commerciales, 
et  il  fit  plusieurs  changemens  dans  l'admiiiistralion  de  la 
justice.  Tandis  que  ses  adversaires,  dans  l'intérieur,  pré- 
paraient d'autres  mesures  et  s'attendaient  à  des  triomplies 
plus  éclatans  ,  et  que  ses  alliés,  au  debors,  se  disposaient 
<à  des  agressions  contre  la  liberté  plus  funestes  que  les  pré- 
cédentes, la  calastropbe  qui  termina  les  jours  du  ministre 
principal  vint  donner  un  beureux  et  nouvel  aspect  à  la 
situation  intérieure  de  l'Angleterre ,  et  elle  produisit  même 
un  cbangement  important  dans  la  politique  des  autres  puis- 
sances et  dans  l'avenir  d'une  portion  considérable  du  globe. 
Ce  ministre  fut  remplacé  par  un  bomme  d'état  d'un  talent 
plus  brillant,  et  dont  les  vues  étaient  plus  étendues ,  moins 
propre  peut-être  à  s'assurer  d'une  majorité  au  parlement, 
mais  qui  avait  pour  nous  l'immense  avantage  de  ne  pas 
avoir  de  liaisons  avec  les  ennemis  de  la  liberté ,  et  de  n'a- 
voir pas  mis  la  main  dans  les  complots  tramés  contre  l'in- 
dépendance et  la  prospérité  des  peuples.  Des  catastrophes 
différentes,  mais  également  subites,  ont  fait  disparaître  ces 
deux  liommes  d'état  de  la  scène  du  monde  5  et  nous  pou- 
vons aujourd'hui  apprécier  leur  conduite  avec  justice, 
sans  chercher  à  flétrir  le  premier  dans  l'opinion  de  la  pos- 
térité, parce  que  ses  erreurs  sont  bien  plus  résultées  d'un 
défaut  de  prévoyance  et  de  réflexion  que  d'une  perversilé 
calculée  ;  et  sans  élever  des  autels  à  la  mémoire  de  Tau- 
Ire ,  qui  a  eu  seulement  le  mérite  d'adopter  le  syslème 
qui  prévalait  dans  toute  la  nation. 

Il  est  juste,  cependant,  de  reconnaître  que  le  succès 
des  opinions  libérales  a  été  fort  accéléré  par  la  conduite  et 
bien  plus  encore  par  le  langage  du  gouvernement,  en  iSaS, 
et  dans  les  années  suivantes.  Dans  l'espace  de  quelques 
mois,  nos  honteux  rapports  avec  la  Sainte-Alliance  furent 
brisés 5  elle   a  été,  depuis,    tellement  entravée    dans  sa. 


lO  ÉTAT  DES  PAKTIS 

marche,  qu'à  peine  si  elle  existe  encore.  Nous  ne  tardâmes 
pas  à  reconnaître  les  républiques  de  l'Amérique  du  Sud , 
et  à  former  avec  elles  des  relations  commerciales  et  poli- 
tiques ;  les  odieuses  dispositions  de  Valien-hill  furent  rap- 
portées ,  et  des  mesures  énergiques  furent  prises  pour  pro- 
téger le  Portugal,  harassé  par  les  intrigues,  et  menacé 
par  les  armes  de  l'Espagne  ,  à  cause  qu'il  avait  eu  le  tort 
d'accepter  un  gouvernement  constitutionnel.  Dans  l'inté- 
rieur, la  direction  politique,  si  long-tems  recommandée  par 
le  parti  libéral,  ne  fut  pas  suivie  avec  moins  de  persévé- 
lance  que  le  système  généreux  ,  rationnel ,  si  conforme 
aux  intérêts  de  l'Angleterre  et  du  monde  ,  adopté  par  le 
nouveau  secrétaire-d'état  des  afîaires  étrangères.  Des  taxes 
impoliliqueset  oppressives  furent  abolies.  Le  principe  de  la 
liberté  du  commerce  fut  reconnu  et  appliqué  dans  beau- 
coup de  cas,  et  l'on  prit  les  dispositions  nécessaires  pour 
raj)pliquer  un  jour  à  toutes  les  parties  de  notre  système 
mercantile.  Quelques-unes  des  réformes  réclamées  si  long- 
lems  par  Sir  Samuel  Romilly,  et  qui ,  quand  Sir  James 
Mackintosh  ,  son  successcuî,  dans  cette  honorable  carrière, 
les  réclama  de  nouveau,  en  1819,  furent  encore  repous- 
sées ,  proposées  sous  la  nouvelle  administration  par  leurs 
anciens  adversaires,  reçurent  la  sanction  du  parlement. 
Les  réformes  judiciaires  prirent  même  une  telle  faveur 
dans  la  nation  et  dans  le  gouvernement,  que  les  personnes 
dont  nous  pailons  ne  s'en  tinrent  pas  là,  et  qu'elles  intro- 
duisirent des  améliorations  non  moins  utiles,  quoique  plus 
limitées  dans  leur  principe,  dans  les  autres  branches  de 
l'administration  de  la  justice. 

Les  effets  produits  sur  l'étal  des  partis  dans  le  peuple  et  le 
parlement, parcechangementsi prompt etsiheureux,  furent 
tels  qu'on  devait  s'y  attendre.  L'Opposition  prêta  son  utile 
secours  à  un  ministère  qui  avait  adopté  les  principes  poui' 
Icsrpu'ls  elle  avait  <i  long-lems  combattu.  Loin  de  C('"der  à  la 


DANS  LA  GRANDK-BRETACM;  .  I  1 

misérable  envie  de  chercher  des  fautes  dans  rexéculion 
de  mesures,  le  plus  souvent  suggérées  par  elle,  afin  de  con- 
tinuer ses  hostilités  contre  les  personnes ,  tout  en  paraissant 
fidèle  à  ses  doctrines,  ses  principaux  membres  ne  se  laissèrent 
point  influencer,  comme  auraient  pu  faire  des  esprits  mé- 
diocres ,  par  la  crainte  de  décorer  le  triomphe  de  leurs  ri- 
vaux. Ils  évitèrent  toutes  les  occasions  de  rappeler  qu'ils 
avaient  conseillé,  depuis  long-tems,  cette  politique  à  la  fois 
judicieuse  et  magnanime,  qui  présidait  enfin  aux  destinées 
de  l'empire.  Pendant  toute  la  durée  des  sessions  de  1828  , 
1824,  1825  et  jusqu'en  1826,  on  ne  voyait  encore  au- 
cun concert  entre  les  partis  qui  s'étaient  fait  une  guerre  si 
acharnée  -,  et  nous  croyons  être  certains  qu'il  n'existait  au- 
cun projet  d'arrangement.  Ce  qui  le  prouve,  c'est  que 
chaque  fois  que  les  ministres  proposaient  de  mauvaises  me- 
sures ,  l'Opposition  se  trouvait  à  son  poste ,  soutenant  la 
lutte  et  disputant  le  terrain  avec  la  même  vigueur  que  par 
le  passé.  Jamais,  peut-être,  il  n'y  eut  de  débats  plus  ani- 
més que  celui  qui  s'engagea,  en  1820  ,  sur  l'association  ca- 
tholique; souvent  même  des  affaires  d'un  intérêt  médiocre 
entretenaient  l'ardeur  des  partis  contraires,  quoiqu'ils  ne 
fussent  plus  séparés  que  par  des  nuances. 

Des  signes  certains  paraissaient  cependant  annoncer  la 
cessation  prochaine  et  définitive  de  ces  hostilités.  On  savait 
que  les  ministres  étaient  fort  divisés  entre  eux  :  les  uns  dé- 
fendaient les  prétentions  des  catholiques,  non-seulement 
parce  qu'ils  les  considéraient  comme  justes  en  elles-mêmes, 
mais  aussi  parce  qu'ils  pensaient  que  la  sûreté  de  l'empire  exi- 
geait qu'on  les  accueillît  :  les  autres  ne  voulaient  même  pas 
qu'on  examinât  cette  grande  question  -,  ils  avaient ,  disaient- 
ils  ,  pris  leur  parti  à  cet  égard ,  et  ni  le  tems ,  ni  les  cir- 
constances, ne  pourraient  les  faire  changer.  Une  aussi 
grande  divergence  d'opinions,  suj"  un  point  si  important  , 
aurait  déjà  suffi  pour  amener  la  dissolution  du  ministère  v 


lu  LTAX   DES  PARTIS 

ir.ais  ce  ii  était  pas  tout.  Les  adversaires  des  catholiques  , 
dans  le  cabinet,  blâmaient  également  la  direction  suivie 
par  M.  Canning  dans  toutes  les  grandes  questions  de  po- 
litique intérieure  ou  extérieure.  Cependant  leur  opposi- 
tion n'était  pas  aussi  absolue  sur  ces  divers  points  que  dans 
la  question  des  catholiques  d'Irlande.  Quelquefois  ils  cé- 
daieiit  sans  résistance,  quoique  sans  conviction ,  soit  afin 
de  ne  pas  amener  la  dissolution  violente  de  l'administration 
dont  ils  étaient  membres,  en  poussant  les  choses  à  l'extrême, 
ou  bien  parce  qu  ils  étaient  contenus  par  rascendant  du 
chef  du  ministère  (lord  Liverpool  ),  ou  par  celui  du  chef 
de  l'état.  Toutefois,  dans  le  cours  de  ces  altercations, 
deux  partis  distincts  s'étaient  formés-,  et,  comme  il  arrive 
presque  toujours,  ces  querelles  ne  se  bornaient  pas  aux 
choses,  elles  s'étendaient  aussi  aux  personnes  ,  jusqu'à  ce 
qu'enfin  il  existât  autant  d  animosité  et  aussi  peu  de  bien- 
veillance réciproque  entre  les  deux  partis  qui  divisaient 
l'administration  ,  que,  dans  les  tems  ordinaires,  entre  ceux 
qui  divisent  le  parlement  et  la  nation. 

D'un  autre  coté,  les  membres  de  l'Opposition  devenaient 
moins  véhémens  h  mesure  que  la  brèche  parais^sait  s'élargir 
dans  le  cabinet^  ils  commencèrent  à  témoigner  publique- 
ment ,  mais  avec  discrétion ,  leur  confiance  dans  une  portion 
du  ministère.  C'était  d'elle,  disaient-ils,  qu'il  fallait,  at- 
tendre le  redressement  des  abus  ;  c'était  dans  ses  doctrines 
qu'ils  plaçaient  leurs  espérances  pour  l'avenir.  Ils  cher- 
chaient;, par  leurs  éloges  et  leurs  encouragemens,  à  la  re- 
tenir dans  la  noble  carrière  où  elle  s'était  si  heureusement 
engagée.  Instruits  des  efforts  de  l'autre  section  du  minis- 
tère pour  l'entraver  dans  sa  marche,  ils  faisaient  tout  ce 
qui  dépendait  d'eux  afin  d'écarter  les  obstacles  qu'on  plaçait 
sur  sa  roule,  et  de  l'aider  à  détruire  l'ennemi  connnun. 

L'année  1826  commença  par  l  examen  des  mesures  j>ro- 
posées  pour  soulager  les  classes  ouvrières  ,  et  les  nîcmbres 


r)A^•s  TA  r.nAwr>E-Br,r:TAr.>r".  i!^ 

libéraux  lîes  doux  tôlt's  île  la  chambre  les  soulinreiil  égale- 
menl.  Jamais,  de  mémoire  d'homme,  il  n'y  eul  dans  tout 
le  cours  d'une  session ,  aussi  peu  de  divergence  entre  les 
partis  contraires  de  l'une  et  de  l'autre  chambre.  Dans  les 
élections  générales  qui  suivirent ,  lOpposition  agit  d'une 
manière  très-différente  envers  la  partie  libérale  et  la  partie 
illibérale  du  gouvernement  du  roi.  Quand  le  nouveau  par- 
lement se  réunit,  la  conduite  tenue  à  l'égard  du  Portugal, 
les  principes  sur  lesquels  on  se  fondait  pour  défendre  cette 
conduite ,  et  les  termes  si  dignes  de  ministres  constitution- 
nels dans  lesquels  cette  apologie  était  présentée,  reçurent 
l'approbation  la  plus  cordiale  des  chefs  de  l'Opposition. 
L'ajournement  des  fêtes  de]Noël  arriva,  et ,  à  celle  époque, 
il  n'y  avait  encore  aucun  arrangement  entre  les  deux  grandes 
divisions  du  parti  libéral ,  celle  qui  était  dans  le  gouverne- 
ment et  celle  qui  était  en  dehors. 

Immédiatement  après  l'ajournement  de  JNoél ,  le  noble 
lord  qui  était  à  la  tète  du  gouvernement  fut  atteint  d'une 
maladie  grave,  qui,  au  bout  de  quelques  jours,  le  força 
de  résigner  sa  place.  Par  qui  celte  place  allait-elle  être 
remplie  ?  C'était  là  une  question  qui ,  à  toutes  les  époques  , 
aurait  fort  occupé  ses  collègues  ;  car  lord  Liverpool  exer- 
çait parmi  eux  une  grande  influence  5  et  quoique,  dans  la 
question  catholique,  il  adoptât  la  manière  de  voir  de  la  sec- 
lion  illibérale  du  cabinet  dans  toute  son  intolérance  et  son 
étendue,  à  d'autres  égards,  il  penchait  pour  le  parti  con- 
traire ,  et ,  par  son  ascendant  sur  l'un  et  sur  l'autre ,  il  pré- 
venait une  rupture  toujours  imminente.  Mais  si,  à  toutes  les 
époques ,  il  eût  été  difficile  de  le  remplacer,  on  conçoit  que 
cela  le  devenait  bien  davantage,  à  cause  de  l'aspect  qu'avaient 
pris  les  affaires  au  dehors ,  et  la  nouvelle  balance  qui  s'était 
établie  entre  les  partis  au  dedans.  On  s'était  convaincu ,  par 
ce  qui  avait  eu  lieu  avant  l'ajournement,  qu'un  parti  puis- 
sant et  nombreux  dans  les  deux  chambre?  cl  une  majorité  im" 


l^  ÉTAT  DES   PARTIS 

mense  dans  la  nation  soutiendraient  la  section  libérale  du  ca- 
binet-, et  que  si  M,  Canning  était  placé  à  la  tète,  aucun  sou- 
venir du  passé  et  aucune  animosité  personnelle  n'empècbe- 
raient  l'Opposition  de  lui  donner  un  appui  sincère ,  et,  au 
besoin,  systématique.  Il  n'était  pas  moins  évident  que,  s'il  sor- 
tait du  ministère,  ainsi  que  ses  amis,  il  s'établirait  facilement 
une  franche  et  active  coopération  entre  eux,  et  ceux  qui, 
pendant  les  dernières  sessions,  avaient  été  leurs  alliés.  Si 
bien  que,  tandis  que  d'un  côté  la  portion  libérale  du  ca- 
binet pourrait  gouverner  sans  entraves,  si  l'autre  se  retirait, 
celle-ci  n'avait  aucune  cbance  de  se  maintenir,  dans  le  cas 
où  elle  parviendrait  d'abord  à  évincer  ses  adversaires. 

On  voit,  par  cet  exposé ,  que  M.  Canning  était  le  maître 
du  terrain  et  qu'il  était  sûr  de  la  victoire.  Dès-lors  ceux 
qui  désapprouvaient  son  système  n'avaient  d'autres  res- 
sources que  la  soumission  ou  la  retraite.  Après  quelques  ef- 
forts infructueux  pour  organiser  un  ministère  purement 
lory,  ce  fut  ce  dernier  parti  qu'ils  prirent  ;  ils  donnèrent 
leur  démission  en  masse ,  en  laissant  le  roi  sans  conseillers 
et  la  nation  sans  gouvernement. 

Nous  sommes  loin  de  blâmer  les  hommes  respectables 
qui  ont  pris  cette  détermination  subite,  sans,  dit-on,  s'être 
concertés.  Des  différences  d'opinion  sur  des  points  fonda- 
mentaux ont  pu  la  rendre  nécessaire.  Il  est  incontestable 
(lue  l'affaire  des  catholiques  d'Irlande  prenait  un  aspect 
tout  à  fait  différent,  par  la  substitution  de  leur  plus  chaud 
partisan,  à  un  adversaire  opiniâtre.  Mais  il  y  a  uno  dé- 
mission qui  n'a  eu  pour  cause,  ni  des  antipathies  politiques, 
ni  des  antipathies  personnelles.  Nous  voulons  parler  de 
celle  de  lord  Melville ,  dont  la  conduite  dans  ses  hautes 
fonctions  avait  donné  une  satisfaction  générale ,  et  dont 
toutes  les  opinions  avaient  constamment  penché  du  côté 
libéral ,  dans  toutes  les  questions  irlandaises  et  anglaises. 
S;i  (It'-iuission  ur  [)oiit  s'explicpier  que  par  des  scruj)ules  sur 


DAKS  LA  GRAADE-BIIETAGKE.  l5 

ses  devoirs  envers  ses  anciens  collègues;  scrupules  qui , 
assurément,  ne  sont  point  faits  pour  diminuer  ia  considé- 
ration qui  lui  est  due,  quoique  tous  ceux  qui  veulent  sin- 
cèrement le  bien  public  doivent  désirer  qu'il  ne  larde  pas 
plus  long-tems  à  venir  se  réunir  à  la  nouvelle  administra- 
tion. La  retraite  de  M.  Peel  a  aussi  inspiré  quelques  re- 
grets, parce  qu'en  dernier  lieu  il  avait  montré  une  dispo- 
sition bien  digne  d'éloges  dans  un  homme  public,  d'amé- 
liorer l'ensemble  de  notre  système  judiciaire ,  et  qu'il  avait 
adopté  quelques-uns  des  principes  recommandés  si  long- 
tems,  avec  un  zèle  que  rien  ne  rebutait,  par  les  chefs  de 
l'Opposition.  Mais  quoique  la  résolution  de  M.  Peel  puisse 
inspirer  des  regrets ,  elle  ne  doit  être  désapprouvée  par 
personne.  Il  ne  pouvait,  sans  se  manquer  à  lui-même, 
rester  dans  une  administration  dont  M.  Canning  était  le 
chef.  Mais  lorsqu'enfin  la  question  catholique  aura  reçu 
une  solution  définitive,  rien  ne  s'opposera  plus  à  ce  qu'il 
rentre  dans  les  affaires-,  car,  sur  presque  tous  les  autres 
points,  il  votait  toujours  dans  le  cabinet  avec  ceux  qu'il  a 
laissés  en  place.  Au  surplus,  dans  le  cours  des  dernières 
assises ,  on  a  beaucoup  exagéré  l'étendue  des  services  ren- 
dus par  cet  homme  d'état,  en  le  louant,  non-seulement  de 
ce  qu'il  avait  fait,  mais  aussi  de  ce  qu'il  avait  tenté  sans 
succès,  et  même  de  ce  qu'il  n'avait  ni  fait,  ni  essayé.  En 
vovant  ces  effusions  de  quelques  magistrats  qui  sont  ses 
obligés,  M.  Peel  se  sera  sans  doute  écrié  ;  Pessimum  ijà- 
miconim  genus  laudatores  l 

Nous  venons  de  faire  le  récit  fidèle  du  dernier  change" 
ment  de  ministère  ,  d'après  des  faits  connus  de  tout  le 
monde-,  et  nous  n'avons  pas  eu  besoin  ,  pour  écrire  celle 
histoire,  de  recourir  à  des  sources  secrètes.  On  a  vu  que, 
jusqu'à  l'époque  des  fêtes  de  jNoël,  il  n'y  avait  pas  encore 
eu  de  rapprochemens  entre  les  ministres  libéraux  et  les 
chefs  de  l'Opposition  :  mais  aussilûl  que  l'ancienno  admi- 


ib  ÉTA.T  nr.s  r.ViTis 

nislralion  fut  délruite  pai'  la  retraite  de  son  chel".  il  est 
incontestable  que  les  meneurs  des  deux  partis  ne  perdirent 
pas  un  seul  instant  pour  entrer  en  communication.  Il  se- 
rait assurément  fort  injuste  de  vouloir  en  faire  un  reproche 
îi  ceux  qui  ont  pris  part  à  ces  pourparlers^  car  ils  n'ont  eu 
lieu  qu'en  tems  convenable  ,  et  quand  ils  étaient  autorisés 
par  toutes  les  lois  de  l'hoTineur.  Toutefois,  ce  ne  fut  qu'avec 
la  plus  grande  répugnance  que  l'Opposition  se  décida  à 
entrer  dans  le  cabinet.  Quelques-uns  des  nouveaux  mi- 
nistres étaient  contraires  aux  prétentions  des  catholiques, 
et  plusieurs  whigs  pensaient  qu'il  n'était  point  dans  leurs 
convenances  personnelles  de  s'associer  à  eux.  Heureuse- 
ment pour  le  pays,  on  parvint  à  les  faire  renoncer  aux 
scrupules  d'un  honneur  trop  pointilleux  :  nous  ne  tar- 
dâmes pas  à  avoir  un  nouveau  ministère  composé  de  la  por- 
tion libérale  de  l'ancienne  administration,  de  quelques  chefs 
du  parti  whig  ,  et  de  deux  ou  trois  individus  qui  n'avaient 
pas  les  mêmes  idées  politiques ,  mais  dont  les  erreurs  étaient 
au  moins  une  garantie  qu'on  n'innoverait  pas  d'une  ma- 
nière trop  hâtive  ,  et  qu'on  procéderait  avec  la  lenteur  et 
la  maturité  convenables  aux  changemens  que  réclamait 
notre  position  intérieure. 

La  session  parut  s'ouvrir  sous  des  auspices  menaçans 
pour  la  nouvelle  administration.  Elle  fut  attaquée  avec 
violence  par  les  anciens  membres  du  cabinet  qui  en  étaient 
sortis.  La  fin  de  cette  session  fut  promptement  suivie  de  la 
mort  du  premier  ministre,  qui  a  vécu  assez  long-îems  pour 
sa  gloire,  mais  pas  assez  pour  sa  patrie.  Le  souverain  ,  cé- 
dant à  la  voix  de  son  peuple ,  a  voulu  que  le  gouvernement 
fût  reconstruit  d  après  les  mêmes  principes  qu'auparavant. 
Un  seul  changement  remarquable,  mais  non  pas  dans  le  ca- 
binet, suivit  la  mort  de  M.  Canning  :  le  commandement 
en  chef  de  l'armée  fut  rendu  à  celui  qui  en  était  le  plus 
bel  oinemeni ,  el  rpii  n'aurait  pas  dû  quitter  un  seul  jour 


DANS  L.V  ORAISDE-BKETAGKF-,  1" 


ce  haut  poste  où  son  génie,  sa  valeur  et  sa  brillante  for- 
tune l'avaient  ftnt  monter,  pour  prendre  part  aux  menées 
subalternes  et  aux  tracasseries  d'une  politique  vulgaire. 
Quelques  mutations  eurent  lieu  dans  les  portefeuilles,  et 
on  admit  de  nouveaux  membres  dans  le  cabinet  ;  c'est  ainsi 
que  fut  formé  le  ministère  actuel ,  qu'aucun  ministère  pré- 
cédent n'a  égalé  en  popularité  ,  ou  surpassé  dans  la  faveur 
rovale. 

Il  est  évident,  pour  tout  homme  de  bonne  foi,  d'après 
cet  exposé ,  que  ceux  des  membres  de  l'Opposition  qui  ont 
prêté  une  assistance  active  au  gouvernement,  en  consen- 
tant à  en  faire  partie,  ou  ceux  qui  n'ont  pas  accepté  de 
place  et  qui  le  soutiennent  par  pur  zèle  pour  l'intérêt  pu- 
blic, n'ont  manqué  à  aucun  devoir,  et  que  rien  n'est  plus 
légitime  et  moins  susceptible  de  blâme  que  la  dernière 
coalition. 

La  formation  des  ministères  de  coalition  peut  se  justifier 
par  la  nécessité  de  contenir  le  pouvoir  exécutif  dans  des 
bornes  plus  étroites ,  ou  par  celle  de  faire  prévaloir  certains 
principes  que  ceux  qui  se  réunissent  ont  en  commun.  Mal- 
heureusement il  arrive  aussi  que  des  hommes,  autrefois  en- 
nemis, se  coalisent  par  ambition,  par  avarice  ou  par  d'autres 
passions  intéressées  ,  pour  obtenir  de  meilleures  conditions 
du  prince ,  du  pavs  ou  de  leurs  adversaires  -,  mais  jamais  ces 
honteux  motifs  ne  sont  avoués ,  et  leur  hvpocrisie  rend 
toujours  un  hommage  public  à  la  vertu  ,  en  soutenant  qu'ils 
ne  se  sont  unis  que  parce  qu'ils  étaient  d'accord  pour 
défendre  des  principes  attaqués  par  d'autres  partis.  Alors 
même  qu'il  n'existe  entre  eux  et  ces  partis  qu'une  dif- 
férence de  peu  d'importance,  ils  s'appliquent  à  l'exagérer 
par  des  sophismes  plus  ou  moins  habiles,  afin  de  faire  prendre 
le  change  sur  les  vues  intéressées  qui  les  font  agir.  Quand  les 
^\higs,  dans  un  jour  de  malheur  pour  leur  gloire  et  leur 
influence  dans  le  pays,  se  joignirent  à  lord  North ,  contre 

XV.  -i 


I»  ETAT  DES    PARTIS 

lord  Slielbuin ,  et  qu'ils  s'opposèrent  à  la  paix  qu'ils  avaient 
si  souvent  recommandée ,  ils  étaient  loin  de  convenir,  en 
faisant  cette  funeste  démarche ,  qu'ils  sacrifiaient  leurs  prin- 
cipes sur  la  question  américaine,  pour  satisfaire  des  dépits 
personnels,  et  parce  que  le  trésor  allait  être  régi  par  l'un 
d'eux.  Assurément  rien  n'est  plus  coupable  qu'un  pareil  sa- 
crifice fait  à  des  vues  purement  intéressées.  Mais  il  n'en  est 
pas  de  même  quand  des  hommes,  réunis  par  une  commu- 
nauté de  foi  politique  pour  en  combattre  d'autres ,  recon- 
naissent que  leurs  adversaires  ont  adopté  leurs  principes, 
et  que  dès  lors  ils  cessent  leurs  hostilités.  Il  est  clair  que 
s'ils  suivaient  une  marche  différente,  ils  manqueraient  à  la 
moralité  publique,  et  qu'on  serait  en  droit  de  croire  que 
leur  opposition  ne  résulte  pas  d'une  conviction  intime,  mais 
seulement  de  vues  ambitieuses  ou  cupides.  Il  était  donc 
indispensable,  pour  les  AVhigs,  de  se  rallier  à  M.  Canning, 
quand  il  n'existait  plus,  entre  eux  et  lui,  aucune  ligne 
tangible. 

D'autres  coalitions  avaient  antérieurement  été  formées 
dans  quelque  grande  vue  d'utilité  publique.  Par  exemple  , 
en  1757  ,  lord  Chatam,  afin  d'avoir  un  gouvernement  vi- 
goureux, composa  son  ministère  des  hommes  les  plus  re- 
marquables des  partis  opposés  -,  et  ce  ministère  éleva  la 
nation  au  plus  haut  point  de  gloire.  Ce  précédent  fut  cité 
par  M.  Fox  et  M.  Burke,  pour  défendre  leur  coalition 
avec  lord  North  ;  mais  l'application  n'était  point  exacte  , 
car  les  circonstances  différaient  beaucoup.  La  coalition 
qu'on  tenta  de  former,  êri  1784  et  i8o4,  entre  M.  Pitt  et 
M.  Fox,  ne  pouvait  se  justifier  que  par  la  nécessité  d'avoir 
Un  gouvernement  habile  et  énergique.  Celle  des  Wbigs  et 
de  lord  Orenvilic  fut  dictée  et  complètement  justifiée  par 
leur  accord  sur  plusieurs  points  impor tans,  auxquels  ils  sa- 
crifiaient toutes  les  considérations  personnelles  et  la  diver- 
sité de  leurs  opinions  sur  des  questions  secondaires. 


DA>S  I  A  GHANDE-BRETAGKE.  I9 

Dans  tous  ces  cas  cependant,  et  surtout  dans  le  der- 
nier, il  y  avait  une  grande  différence  de  principes.  C'étaient 
des  AVhigs  et  des  Torys ,  des  alarmistes  et  des  réformateurs 
iqui  s'étaient  coalisés.  Ceux  qui  avaient  constamment  dé- 
sapprouvé la  guerre  de  la  révolution  française  se  trou- 
vaient, en  i8o4,  réunis  à  ceux  qui  l'avaient  provoquée  j 
afin  de  la  conduire  à  une  heureuse  issue.  Aujourd'hui,  il 
serait  assez  difficile  de  trouver  un  point  sur  lequel  on  ne 
s'entendît  pas  dans  le  ministère.  Pendant  le  cours  des  der- 
nières années,  ÏNDI.  Pvohinson  et  Hutchinson  ont  constam- 
ment parlé  de  la  même  manière  que  leurs  nouveaux  col- 
lègues sur  la  question  catholique,  la  liberté  du  commerce, 
la  réforme  judiciaire  ,   Tindépendance  de  l'Amérique  du 
Sud,  etc.  -,  on  ne  peut  guère  excepter  que  la  réforme  par- 
lementaire, sur  laquelle,  au  reste  ,  il  n'y  a  jamais  eu  una- 
nimité d'opinion,  même  dans  le  sein  du  parti  whig.  L'u- 
niformité de  manière  de  voir  sur  un  ou  deux  de  ces  points 
aurait  suffi  pour  justifier  la  coalition  :  à  plus  forte  raison 
quand  on  était  d'accord  sur  tous,  et  que  l'union  des  mem- 
bres libéraux  des  deux  côtés  de  la  chambre  était  l'unique 
moyen  d'expulser  du  gouvernement  leurs  communs  adver- 
saires. 

Mais ,  dit-on  ,  dans  le  cabinet,  tel  qu'il  est  constitué  au- 
jourd'hui ,  il  y  a  des  ministres  contraires  aux  prétentions 
des  catholiques.  ?s"ous  répondrons  à  cela  qu'il  importe  fort 
peu  qu'il  se  trouve ,  dans  la  nouvelle  administration ,  trois 
personnes  sans  liaisons  particulières  et  intimes  avec  son 
chef,  et  sans  action  directe  sur  les  affaires  d'Irlande ,  qui 
s'écartent,  à  cet  égard,  des  grands  principes  de  tolérance 
de  la  majorité  de  leurs  collègues.  D'ailleurs,  n'est-il  pas 
fort  étrange  d'entendre  faire  ces  objections  par  les  anciens 
amis  de  M.  Fox ,  qui ,  en  i  ^83 ,  se  joignirent  à  lord  Thur- 
low,  qu'ils  avaient  constamment  combattu ,  et  qui  avait  le 
grand  sceau  pendant  la  guerre  d'Amérique.  Cette  observa- 


20  ETAT  DES  PARTIS 

lion  paraît  encore  plus  extraordinaire  dans  la  bouche  d  an 
membre  de  l'adminislralion  formée  par  ]\J.  Fox,  en  i8o(>. 
A-t-on  oublié  déjà  quels  en  étaient  les  élémens?  A  sa  tète  se 
trouvait  lord  Gren ville ,  le  collègue  et  le  parent  de  M.  Pitt  -, 
le  provocateur  de  la  première  guerre  ,  et  linsligateur  de  la 
seconde^  le  rédacteur  de  la  lettre  à  Bonaparte,  qui  la  pro- 
longea depuis  1800;  Tennemi  opiniâtre  delà  réforme, 
l'ami  zélé  et  le  protecteur  desWelleslev  dans  Tlndc.  Près 
de  lui  étaient  iNDI.  Fox  et  Grey ,  pacificateurs ,  réforma- 
teurs ,  ennemis  et  accusateurs  des  Wellesley.  Venaient 
ensuite  M.  Windham  et  lord  Fitzwilliam,  «  administra- 
teurs des  furies  de  M.  Burke  )> ,  comme  leurs  nouveaux 
collègues  les  avaient  souvent  appelés,  et  qui  détestaient 
encore  plus  la  paix  que  lesGrenville  eux-mêmes. 

Il  est  vrai  que  tous  ceux  que  nous  venons  de  nommer 
appuyaient  fortement  les  prétentions  des  catholiques:  mais, 
d'un  autre  côté,  ceux-ci  avaient  pour  adversaires  dans  le 
cabinet,  lord  Ellenborough  etlord  Sidmouth,  qui  n'étaient 
entrés  dans  le  ministère  précédent,  qu'à  cause  de  leur  ir- 
réconciliable inimitié  contre  eux.  Cependant  les  exigences 
de  l'état  forcèrent  MM.  Fox  et  Grey  de  s'associer  à  cette 
administration,  danslaquelle  les  inlérètsde  l'Irlande  furent 
si  peu  consultés,  que,  par  le  consentement  de  tous  ceux 
qui  en  faisaient  partie,  on  convint  que  cette  question  ne 
serait  jamais  débattue.  Ce  ministère  a  acquis,  il  est  vrai , 
des  droits  incontestables  à  la  reconnaissance  de  l'espèce 
humaine,  par  un  acte  mémorable,  Tabolilion  de  la  traite 
des  nègres  -,  mais,  même  à  cet  égard,  il  n'v  a  pas  eu  una- 
nimité ;  car  lord  Moira  ,  lord  Sidmouth  et  lord  Fitzwil- 
liam  étaient  des  ennemis  décidés  de  cette  mesure,  et  le 
plus  passionné  des  planteurs  ne  s'y  serait  pas  opposé  avec 
plus  de  violence  que  M.  Windham  (i). 

(iIÎSoI'f.  du  Tr.  Tout   ce  pnssnge  est  dirigé  contre   lord   Grev,   jadis 
Mr.  Orey,  ancien  ami  de  M.  l'"ox ,  défenseur  souvent  cloquent  des  ide'es  li- 


DANS  L.V   r.RANDE-BRETA.GNK.  31 

Nous  croyons  mainlenant  avoir  icfulé,  d'une  manière 
victorieuse ,  les  objections  diverses  dirigées  par  les  deux 
classes  d'adversaires  de  la  dernière  coalition,  les  vieux  Torys 
qui  voudraient  la  faire  considérer  comme  une  ligue  im- 
morale pour  s'emparer  du  pouvoir  et  s'en  approprier  les 
bénéfices  ;  et  quelques  membres  de  l'ancien  parti  whig  , 
dont  les  objections  sont  moins  précises ,  mais  qui  parais- 
sent s'être  constitués  les  adversaires  de  la  nouvelle  admi- 
nislralion ,  parce  que  plusieurs  de  leurs  anciens  antago- 
nistes en  font  partie  ;  genre  d'objection  qui  peut  être  dirigé 
contre  toutes  les  coalitions  possibles. 

Certains  Whigs  réfractaires  prétendent  qu'il  eût  mieux 
valu  que  leur  parli  s'emparât  exclusivement  du  cabinet. 
Nous  répondrons  d'abord  que  les  avantages  qui  seraient 
résultés  de  cet  accaparement  de  toutes  les  places  de  l'ad- 
ministration,  nous  paraissent  fort  problématiques,  et  que 
nous  crovons,  au  contraire  ,  que  le  ministère  combiné  était 
plus  agréable  au  souverain  et  au  pays.  Nous  demanderons 
ensuile,  dans  l'bypotbèse  en  question,  ce  qui  aurait  pu 
empécber  M.  Canning  de  se  joindre  à  une  administration 
composée  de  ses  anciens  collègues,  et  de  se  contenter,  au 
milieu  d'eux,  d'une  place  secondaire  pour  empécber  d'arri,- 
ver  au  pouvoir  des  adversaires  qui  auraient  fait  preuve  d'une 
ambition  si  exclusive  et  de  ressentimens  si  personnels  contre 
lui  ?  Un  autre  parti,  à  la  vérité,  eût  été  encore  possible  ; 
nous  voulons  parler  de  l'union  des  Wbigs  avec  les  ministres 
qui  se  sont  retirés  ;  mais  cette  démarche  eût  été  si  crimi- 
nelle ;  il  eût  été  si  honteux  pour  eux  de  se   réunir  aux 

be'rales  ,  quoique  ses  formes  soient  forlenient  empreintes  de  la  re'scrve  hau- 
taine de  l'aristocratie  anglaise.  Lord  Grey  a  désapprouve'  la  fusion  de  la  ma- 
jorité' des  \A  liigs  avec  celle  de  l'ancien  ministère.  Aujourd'hui  il  concerte, 
dit-on  ,  ses  attaques  contre  le  nouveau  cabinet ,  avec  lord  Bathurst,  l'u-i 
des  chefs  des  vieux  Torys,  et  long-tems  secre'taire-d'e'tat  de  la  marine.  C'est 
aussi  cependant  une  coalition  ,  et  qui,  de  plus  ,  n'est  point  justifîe'e  par  le 
rapprochement  des  doctrines.  i>. 


22  ÉTAT  DES  TATITIS 

hommes  dont  ils  avaient  constamment  combattu  le  sys- 
tème politique,  pour  en  atlaquer  d'autres  dont,  pendant 
plusieurs  années  consécutives,  ils  avaient,  parleurs  éloges, 
encouragé  et  soutenu  les  efforts,  qu'une  pareille  hypothèse 
ne  mérite  pas  un  seul  instant  d'examen. 

Au  surplus,  qu'on  ne  s'v  trompe  pas  ,  les  adversaires  de 
la  nouvelle  administration  sont  beaucoup  plus  intéressés 
qu'ils  ne  pensent  à  ce  qu'elle  se  maintienne  et  se  conso- 
lide. Si  elle  succombait ,  et  qu'elle  fût  remplacée  par  un 
ministère  purement  tory,  rien  ne  pourrait  préserver  la 
Grande-Bretagne  d'une  révolution  sanglante,  terrible ,  qui 
écraserait  sans  distinction  ,  sous  les  roues  de  son  char,  tous 
ceux  qui  tenteraient  d'en  arrêter  la  course,  et  dont  le  bruit 
irait  porter  l'épouvante  dans  les  pays  comme  dans  les  tems 
les  plus  reculés.  Les  classes  moyennes  sont,  sans  doute  , 
très-attachées  à  nos  institutions ,  mais  ce  n'est  pas  d'un 
amour  aveugle.  Elles  reconnaissent  le  mérite  de  notre  sys- 
tème politique,  mais  elles  en  sentent  aussi  les  imperfec- 
tions. Si,  à  mesure  que  leur  désir  d'améliorations  devient 
plus  vif  et  plus  impérieux,  le  gouvernement  devenait  pire, 
rien  ne  pourrait  le  préserver  d'une  crise  fatale.  Même  au- 
jourd'hui il  est  impossible  de  se  dissimuler  qu'il  s'élève  au 
milieu  de  nous  une  faction  républicaine  aussi  entrepre- 
nante ,  aussi  dédaigneuse  du  passé,  aussi  ardente  pour  ar- 
river à  son  but ,  et  aussi  peu  scrupuleuse  dans  le  choix  de 
ses  moyens,  que  les  jacobins  français  eux-mêmes;  mais 
ceux  qui  en  font  partie  ont,  sur  ces  derniers  ,  l'incontes- 
table avantage  d'une  supériorité  de  lumières ,  d'iiabilelé 
et  de  prudence.  Ce   sont   des  hommes  dont  l'ame  a  été 
trempée  pour  des  circonstances  violentes.  Ils  dédaignent 
tout  ce  qui  a  de  la  grâce,  de  la  rondeur  et  de  l'élégance. 
\ous  n'apercevez  chez   eux  que  des  os,   des  nerfs,    des 
muscles.  Leur  amour  de  la  liberté  n'est  point  une  fantaisie 
puérile  et  scolasliquc  :  la  rhétorique  ne  lui  a  point  donné 


DANS  LA  GRAKDE-BRETAOM:.  ^3 

naissance,  et  ce  n'est  pas  avec  ses  Irojjes,  ses  figures  et  tout 
son  frivole  et  pompeux  étalage  qu'il  se  produit.  Ils  s'in- 
quiètent peu  de  Léonidas  ,  d'Epaminondas  ,  de  Cassius  ou 
des  deux  Brutus.  C'est  dans  une  métaphysique  intolérante 
et  ardue  qu'ils  ont  puisé  leurs  opinions.  L'orgueil  phi- 
losophique a  exercé  sur  eux  la  même  influence  que  l'or- 
gueil théologique  sur  les  puritains  d'un  autre  âge  -,  il 
leur  a  inspiré  du  dégoût  et  presque  de  l'horreur  pour  les 
beaux-arts,  la  littérature,  les  sentimens  généreux  et  che- 
valeresques. Il  les  a  rendus  superhes,  intolérans,  impa- 
tiens de  tous  les  jougs  et  de  toutes  les  supériorités.  Malgré 
les  droits  incontestables  qu'à  d'autres  égards  ils  ont  à 
l'estime  publique ,  ces  défauts  les  empêcheront  d'avoir  de 
la  popularité  ,  tant  que  le  peuple  sera  content  de  ses  maî- 
tres ;  mais,  sous  un  ministère  inhabile  et  tyrannique^  leurs 
principes  ne  se  répandraient  pas  moins  rapidement  que 
ceux  des  puritains.  Les  masses  populaires,  lasses  du  respect 
superstitieux  de  leurs  chefs  pour  d'anciens  abus  repous- 
sés par  la  raison  du  siècle,  se  reconcilieraient  facilement 
avec  l'idée  des  innovations  les  plus  hardies,  et  un  parti  dé- 
mocratique redoutable  se  form^erait  dans  les  classes  ins- 
truites de  cette  manière  (i). 

Dans  les  classes  inférieures  et  par  conséquent  les  plus 
nombreuses ,  tous  ceux  qui  ont  des  opinions  sont  déjà  dé- 
mocrates, et  surtout  dans  nos  villes  de  fabrication.  Il  n'y  a 
rien  là-dedans  qui  doive  surprendre  ;  car  c'est  principale- 
ment parmi  les  ouvriers  des  villes  que  se  font  sentir  les  in- 
convéniens  de  notre  système,  et  ce  sont  eux  qui  participent 

(i)  Note  du  Tr.  Les  personnes  qui  lisent  habituellement  la  Revue  Bri- 
TANNfQUEont  sans  doute  reconnu,  dans  ce  portrait  d'une  touche  si  vigou- 
reuse ,  les  re'dacteurs  de  la  Revue  de  FP'estrninster^  qui  repre'seiUent  au- 
jourd'hui le  parti  radical ,  avec  plus  de  modération,  mais  avec  bien  plus  de 
puissance  que  Hunt  et  les  autres  de'magogues  de  place.  On  trouvera  des 
articles  emprunte's  à  la  Revue  de  VF'estminsler,  dans  les  nume'ros  3 ,  7,9, 
10,  13,  14,  it,  etc. ,  de  notre  recueil. 


^4  ÉTAT  DES  PARTIS 

le  moins  à  ses  avantages.  Ce  qui  leur  importe  par-dessus  tout, 
c'est  (le  pouvoir  satisfaire  amplement  leurs  besoins.  Les 
autres  considérations  ne  sont  à  leurs  veux  que  d'un  intérêt 
fort  secondaire.  La  différence  entre  une  monarchie  arbi- 
traire ou  une  monarchie  limitée  est  peu  de  chose  à  côté 
de  la  différence  qui  existe  entre  un  seul  repas  ou  trois  re- 
pas par  jour.  Un  homme  qui  est  à  jeun  ne  se  console  pas 
en  pensant  que  le  roi  n'a  pas  de  veto  suspensif,  et  qu  en 
tems  de  paix  il  ne  peut  pas  lever  de  troupes  sans  le  consen- 
tement du  parlement.  Tout  libre  qu'est  notre  gouverne- 
ment, il  est  maintenant  aussi  impopulaire  dans  celte  classe 
qu'un  gouvernement  absolu  5  et  peut-être  même  l'esl-il 
davantage!  Dans  les  états  soumis  à  un  régime  arbitraire, 
la  multitude  n'est  point  habituée  à  des  spéculations  géné- 
rales sur  la  politique.  Alors  même  qu'elle  souffre  le  plus, 
ses  regards  ne  se  portent  pas  plus  loin  que  la  cause  immé- 
diate de  ses  maux.  Elle  demande  l'abolition  d'une  taxe 
particulière  ,  ou  bien,  dans  sa  fureur,  elle  met  en  pièces  un 
individu  5  mais  elle  ne  pense  jamais  à  attaquer  tout  1  en- 
semble du  système.  Si  Constanlinople  se  trouvait  dans  l'é- 
tat de  détresse  où  se  sont  trouvés  dernièrement  Leeds  et 
Manchester,  il  y  aurait  une  clameur  générale  contre  le 
grand  visir  et  les  boulangers.  La  tête  du  visir  serait  jetée  à 
la  multitude  par-dessus  les  murs  du  sérail  5  on  brùleiait 
dans  leurs  fours  une  douzaine  de  boulangers  ^  et  tout  ren- 
trerait ensuite  dans  l'ordre  habituel.  Au  milieu  de  la  foule 
en  révolte ,  il  n'y  aurait  |)as  un  seul  individu  qui  songeât  à 
vouloir  diminuer  les  prérogatives  du  sultan ,  ou  à  demander 
un  divan  représentatif.  Mais  les  peuples,  accoutumés  aux 
débats  politiques,  vont  beaucoup  plus  loin  ,  et  à  tort  ou  à 
raison  ,  ils  attribuent  leurs  souffrances  à  la  manière  dont  le 
gouvernement  est  constitué.  C'est  ainsi  que  raisonne  une 
grande  [tartie  de  nos  fdeurs,  de  nos  tisserands,  etc.  Qu'il 
arrive  un  Icms  de  détresse,  et  ils  sont  murs  pour  une  ré- 


DA!SS  LA  GnANDE-DRETAG]SE.  25 

volution  !  Les  écrivains  torvs  en  conviennent  eux-mêmes. 
Mais,  disent-ils  ,  cette  disposition  résulte  des  principes  que 
les  libéraux  propagent  parmi  eux.  Ce  n'est  point  ici  le  lieu 
de  répondre  à  celle  objection.  Nous  nous  contenterons  de 
faire  observer  à  notre  aristocratie  nobilière  et  sacerdotale  , 
qu'il  ne  s'agit  pas  de  la  cause  du  mal ,  mais  de  sa  guérison  ; 
et  que  si  on  n'emploie  pas  les  remèdes  et  les  précautions 
convenables,  quels  qu'en  soient  les  auteurs ,  c'est  sur  elle 
que  retombera  le  châtiment.  Au  surplus,  un  ministère 
ferme,  mais  modéré,  pourra,  sans  beaucoup  de  peine , 
prévenir  les  dangers  qui  le  menacent,  s'il  n'entrave  pas 
sa  marche  par  d  imprudentes  hostilités. 

Nous  pensons  qu'il  ne  nous  est  rien  échappé ,  dans  les 
observations  qu'on  vient  de  lire,  de  contraire  aux  prin- 
cipes qui  doivent  régir  les  partis  dans  un  gouvernement 
libre.  Notre  argumentation  repose  entièrement  sur  les  avan- 
tages des  rapprochemens  entre  les  personnes  dont  les  doc- 
trines sont  analogues.  A  toutes  les  époques  ces  rapproche- 
mens ont  été  considérés  comme  patriotiques,  honorables 
pour  les  individus  et  utiles  au  pays.  Cependant  il  est  impos- 
sible de  nier  qu'à  mesure  que  la  grande  masse  de  la  nation 
s'éclairera  davantage  ,  et  prendra  un  intérêt  plus  vif  dans 
les  affaires  de  l'élat,  ces  combinaisons  deviendront  moins 
nécessaires  et  perdront  un  peu  de  leur  faveur.  Les  partis 
auront  moins  d'influence,  et  les  hommes  qui  se  recom- 
manderont par  la  supériorité  de  leurs  lumières  ,  en  pren- 
dront davantage.  Ce  changement  commence  déjà  à  s'opérer  ; 
et  dans  les  années  précédentes  les  individus  ont  plus  fait 
pour  la  conservation  du  pouvoir  et  de  l'autorité  des  partis 
auxquels  ils  appartenaient,  qu'ils  n'en  ont  tiré  de  relief. 
Les  sectes  politiques  qui  divisaient  le  pays  tendent  beau- 
coup à  se  refondre.  Dans  peu  les  dénominations  de  rova- 
listes  et  de  jacobins  ,  de  "SVhigs  et  de  Torys,  tomberont  eu 
désuétude,  parce  qu'elles  seront  sans  application  exacte.  Il 


^6  D  ou  VIE^T  l'insipidité 

n'existera  plus  dans  le  pailemenl,  comme  dans  la  nation, 
que  deux  grandes  divisions,  les  libéraux  et  leurs  adver- 
saires j  et  le  nombre  de  ces  derniers  tendra  incessamment  à 
décroître  (i).  (  Edinhurgh  Review.  ) 


,^,tft^ratttre. 


DOU  VIENT   L  INSIPIDITE    DES   HEROS    DE    ROMANS: 

De  la  perfection  qui  leur  est  imposée.  Ce  sont  des  anges, 
non  des  hommes.  Dès  qu'ils  se  montrent,  tout  cède 5  les 
femmes  s'enchaînent  volontairement  à  leur  char-,  leurs 
rivaux  humiliés  leur  rendent  les  armes.  Ils  réunissent  tous 
les  dons-,  bravoure,  jeunesse,  esprit,  beauté  physique, 
énergie  morale.  Le  sceptre  de  féerie  que  l'auteur  place  dans 

(i)  Note  DU  Tr.  Un  ministère  de  coalition  se  forme,  en  Angleterre,  à 
peu  près  comme  une  socle'té  de  commerce.  Chacun  fait  sa  mise,  non  en 
argent,  mais  en  membres  de  l'une  et  de  l'autre  Chambre.  J'ai  cent  ou  deux 
cents  membres  du  parlement,  qui  votent  avec  moi,  dit  l'un;  j'en  al  deux 
ou  trois  cents  ,  dit  l'autre.  Ce  calcul  peut  se  faire  avec  d'autant  plus  de 
facilité  ,  que  les  de'terminations  des  Chanibrcs  ne  sont  que  bien  rarement 
le  produit  subit  des  de'bats ,  et  que  presque  toujours  chacun  avait  son  opinion 
re'glëe  à  l'avance.  Il  en  résulte  que  très-souvent- c'est  moins  à  cause  de  son 
talent  que  de  son  influence  individuelle  qu'un  ministre  est  choisi.  II  est  en 
quelque  sorte  le  représentant  et  le  fondé  de  pouvoir,  dans  le  cabinet,  du  parti 
auquel  il  appartient.  C'est  pour  cela  que  des  hommes  honorables,  mais  qui 
aflectenl,  comme  INI.  \A  ilberforce  ,  d'occuper  au  parlement  une  place  isolée, 
n  ont  jamais  pu  entrer  dans  aucune  combinaison  ministérielle.  A  quoi  ser— 
viraient-ils  en  cdet,  puisqu'ils  disent  eux-mêmes  qu'ils  ne  représentent  au- 
cun parti  ?  Une  fois  fixés  sur  le  nombre  de  votes  qu'ils  auront  h.  leur 
disposition  ,  les  nouveaux  ministres  se  font  des  concessions  réciproques,  et 
ils  ajournent  à  des  époques  plus  ou  moins  éloignées,  ou  même  d'une  manière 
indéfinie,  les  points  sur  lesquels  ils  n'ont  pu  parvenir  à  s'entendre.  Après 
quoi  le  navire  politique  met  à  la  voile  et  va  braver  les  orages  parlemen- 
taires. S. 


DKS  HÉIIOS  DF.  ROMANS.  T.'J 

leurs  mains  les  dispense  de  tenlcr  aucun  eiroi  t  pour  as- 
surer leur  puissance.  Ils  régnent  par  la  grâce  du  roman- 
cier et  par  la  magie  de  leur  nom.  Ils  sont  accomplis,  tout 
est  dit  -,  et  ce  point  une  fois  convenu  ,  le  lecteur  se  soumet, 
l'auteur  n'ajoute  aucune  preuve  à  l'évidence  d'une  vérité 
si  bien  démontrée. 

Qui  veut  prouver  un  fait  incontestable  ébranle  la  certi- 
tude ,  éveille  le  soupçon.  Aussi  le  héros  de  roman ,  pour  ne 
pas  compromettre  son  crédit ,  se  tient-il  presque  toujours 
sur  la  réserve.  Il  parle  peu  ,  il  agit  moins.  A  quoi  bon  em- 
ployer, pour  séduire,  les  prestiges  de  l'éloquence  ?Un  de  ses 
regards  en  dit  assez.  Qu'il  sourie  ou  qu'il  pleure,  qu'il  s'as- 
seie  ou  qu'il  marche  ,  son  triomphe  est  certain  -,  on  l'adore. 
Toutefois ,  convenons-en ,  ces  tristes  modèles  d'une  per- 
fection idéale  ,  ces  demi-dieux  chimériques ,  ne  sont  inté- 
ressans  que  pour  les  Emma ,  les  Whilhelmine,  les  Arabelle 
et  leurs  confidentes  :  à  des  yeux  vulgaires  ,  ce  sont  des  mo- 
dèles de  fatuité  insignifiante  et  de  niaiserie  prétentieuse. 

Le  romancier  a-t-il  quelques  frais  d'esprit  à  faire?  ce 
n'est  pas  à  son  héros  qu'il  en  réserve  l'honneur ,  mais  à  ses 
acteurs  subalternes ,  qui  ne  jouissent  pas  des  mêmes  privi- 
lèges, et  qui,  pour  être  admirés,  doivent  payer  de  leur 
personne.  Un  héros  de  roman  est  un  noble  de  race,  à  qui 
tout  est  permis.  Si,  pour  établir  sa  supériorité,  il  avait  re- 
cours aux  moyens  qu'emploie  le  commun  des  hommes ,  il 
perdrait  aussitôt  cette  supériorité  même.  Il  tomberait  au 
rang  des  simples  mortels ,  et  ne  serait  plus  le  monstre  de 
perfection  que  Pope  a  si  heureusement  et  si  vivement  raillé. 
Oswald,  Werther,  Grandisson,  égoïstes  dénués  de  charme, 
nous  paraîtraient  insupportables  si  nous  les  rencontrions 
dans  le  monde-,  M"""  de  Staël,  Goethe  et  Richardson,  exi- 
gent de  nous  une  foi  implicite  à  leur  grâce ,  à  leur  vertu  ; 
nous  fermons  les  veux  et  nous  croyons. 

Examinez  un  peu  quels  sont  les  personnages  auxquels 


28  DOL  VIE>T  l'iKSIPIDITÉ 

on  s'intéresse  dans  un  roman  ,  c'est  le  guerrier  banni ,  l'a- 
mant trompé ,  le  fils  qu'on  déshérite  5  le  désespoir ,  la  mé- 
lancolie nous  touchent  et  nous  attachent.  Quant  aux  héros 
en  litre  ,  ils  doivent  être  heureux  -,  nous  le  savons  d'avance. 
Nous  les  considérons ,  dès  le  premier  chapitre,  comme  lé- 
gitimement et  paisiblement  mariés  -,  et  cette  sympathie 
tendre  ou  ardente  ,  que  produisent  les  passions  vives  dans 
leurs  révolutions,  leurs  caprices,  leurs  vicissitudes,  s'éteint 
sous  le  bandeau  del'hyménée.  En  vain  ce  charmant  jeune 
homme  est  contrarié  dans  ses  désirs^  notre  imagination 
saute  trois  cents  pages  et  le  voit,  à  la  fin  du  drrnier  vo- 
lume ,  uni  à  ce  qu'il  aime  et  père  d'une  postérité  nom- 
breuse :  perspective  patriarchale  et  morale ,  à  laquelle  la 
perversité  du  cœur  humain  ne  nous  permet  pas  d'attacher 
un  très-vif  intérêt. 

C'est  le  rang  aristocratique  assigné  au  héros  du  roman , 
c'est  sa  prépondérance  qui  le  perd.  Enchaîné  à  l'étiquette 
de  sa  supériorité  ,  esclave  de  la  dignité  qu'on  lui  prête,  il 
a  tous  les  gestes  et  toute  la  majesté  d'un  roi  de  théâtre  :  il 
en  a  aussi  la  froideur.  Le  montrer  faible ,  incertain  ,  ce  se- 
rait l'avilir  5  mais  hélas  !  nous  sommes  hommes  et  faibles  : 
ces  infirmités  mêmes  de  l'humaine  nature  sont  ce  qui  nous 
touche  avec  le  plus  de  force  et  ce  qui  a  pour  nous  le  plus 
d'attrait.  Le  héros  de  romans  règne  comme  une  idole  sur  un 
trône  d'or  :  sans  ame,  sans  idées,  automate  insensible  dont 
les  mouvemens  sont  factices,  et  qui,  n'ayant  rien  de  com- 
mun avec  nos  qualités  et  nos  défauts  réels,  n'a  droit  ni  à 
notre  admiration  ni  à  notre  pitié. 

Braves  Grondâtes,  noble  Cyrus,  ficrArtamène,  vadlans 
soutiens  des  romans  du  vieux  tems,  donneurs  de  ces  grands 
coups  d'épée  qui  charmaient  nos  jeunes  grand'mères,  je 
vous  préfère,  je  l'avoue,  à  nos  modernes  héros!  Ces  cas- 
ques élinc(^lans  ,  ces  glaives  et  ces  lances  ,  étaient  pittores- 
ques  et  poétiques.  Avant  de  con([uéiir  les  faveurs  de  sa 


DES    MÉUO?   DE   r.OMAlN?.  ■?.() 

Ixellc  ,  il  fallait  porter  récu ,  monlcr  le  destrier,  désar- 
çonner son  adversaire  ,  s'enfoncer  sans  crainte  dans  les 
profondeurs  de  la  foret,  braver  les  pieux  et  les  flèches 
sur  le  champ  de  bataille.  Un  amour  gagné  à  ce  prix  hono- 
rait doublement  le  vainqueur.  C'étaient  là  d'aventureux  et 
intéressans  personnages-,  hommes  d'action  qui  briguaient 
par  leurs  prouesses  le  sourire  de  leurs  amantes  et  rempor- 
taient la  palme  amoureuse  à  la  pointe  de  l'épéc.  Si  leur 
emphatique  éloquence  avait  quelque  chose  de  prolixe-,  si 
leur  langueur  pastorale  paraît  fade  à  nos  mœurs  vives  et 
légères  -,  leur  caractère  héroïque  et  guerrier  rachetait  bien 
ces  petites  imperfections.  On  les  voyait,  bardés  de  fer,  s'é- 
lancer dans  la  mêlée  :  entourés  de  vassaux ,  chefs  redoutés 
en  paix  comme  en  guerre ,  ils  avaient  à  la  fois  l'honneur 
*des  ancêtres  à  soutenir,  et  l'amour  de  la  belle  des  belles  à 
mériter  par  de  hauts  faits.  Un  chevalier  moderne  s'appuie 
nonchalamment  sur  le  manteau  de  la  cheminée,  dit  un 
mot ,  sourit  et  triomphe.  Une  sympathie  subtile,  inaper- 
çue ,  fait  tous  les  frais  de  sa  victoire.  L'ancien  chevalier 
prenait  des  forteresses ,  terrassait  des  géans  ,  attaquait  des 
armées. 

Cette  délicatesse  de  sentiment  et  ce  raffinement  de  ma- 
nières, dont  nos  romans  nouveaux  sont  remplis,  signes 
d'une  époque  efféminée,  ne  trahissent  que  sa  faiblesse. 
L'audace  et  la  vaillance,  âmes  des  vieux  romans,  offraient 
des  émotions  bien  plus  dignes  de  l'homme.  Les  romans  du 
dix-septième  siècle  ,  aujourd'hui  hélas  !  totalement  exilés 
de  nos  cabinets  d'études  et  de  nos  boudoirs,  gardaient 
encore  des  traces  de  ce  grand  caractère ,  lors  même  qu'ils 
n'étaient  pas  des  romans  de  chevalerie.  Les  entrevues  des 
amans  y  étaient  rares,  platoniques  ,  mêlées  de  décence  et 
de  hauteur.  L'héroïne  daignait  à  peine  abaisser,  sur  celui 
qu'elle  aimait  en  secret,  un  regard  de  protection  et  de 
pitié  ^  le  héros,  dont  tant  de  froideur  exaltait  l'amour ,  s'é- 


3o  d'où  vient  l'insipidité 

levait  au-dessus  de  tous  les  intérêts  de  la  vie,  et  les  plus 
extravagantes  témérités  dont  l'homme  soit  capable  acqué- 
raient de  la  vraisemblance.  Tel  fut  l'enthousiasme  roma- 
nesque dont  les  dernières  lueurs  expirèrent  après  le  siècle 
de  Louis  XIV,  et  dont  notre  siècle  n'a  conservé  aucun 
reflet. 

Oui ,  j'en  fais  l'aveu  ,  j'ai  lu  avec  intérêt,  avec  atten- 
tion,  avec  délices,  la  plupart  des  in-folios  échappés  aux 
plumes  diffuses  des  Scudéri ,  desd'Urfé,  des  Gomber- 
ville.  Longues  descriptions,  lettres  interminables,  com- 
bats à  outrance,  sonnets  à  Chloris  et  grandes  tirades, 
rien  ne  m'effrayait,  je  dévorais  Cassandrê  etV^strée.  Cas- 
sandre  surtout  me  plaisait  parla  noblesse  des  sentimens  et 
la  générosité  que  ses  personnages  déploient.  Souvent  je  suis 
tenté  de  les  descendre  encore  des  rayons  élevés  de  ma  biblio- 
thèque, et  de  leur  demander  quelques-unes  de  ces  émotions 
de  curiosité,  de  crainte  et  d'amour,  dont  j'ai  conservé  un 
souvenir  si  doux.  Les  Palmerins  d'Angleterre,  les  Amadis 
de  Gaule,  paladins  dont  le  bras  terrassait  d'un  seul  coup 
trois  géans  et  deux  dragons  ,  ne  furent  jamais  sans  charme 
pour  moi.  Après  ces  prodiges  de  la  nécromancie  et  de  la 
chevalerie ,  j'aime  les  héros  des  romans  d'intrigues  ^  si  la 
morale  peut  les  accuser,  l'ennui  ne  marche  pas  à  leur  suite  ; 
ils  agissent,  ils  combattent,  ils  luttent,  non  contre  des 
enchanteurs,  mais  contre  des  pères,  des  cruelles,  des  maris. 
Ltres  actifs  et  aventureux,  souvent  en  danger,  toujours 
amusans,  et  mille  fois  préférables  à  ces  héros  de  nature 
morte ,  que  les  romanciers  modernes  placent  comme  des 
statues  au  centre  de  leurs  tableaux. 

Gray  ,  le  mélancolique  et  tendre  Gray ,  Huet,  évéque 
d'Avranches,  et  beaucoup  de  graves  personnages  avaient, 
pour  les  romans  d'aventures ,  cette  passion  que  j'avoue  et 
qui  ne  s'éteindra  chez  moi  que  dans  le  tombeau.  Puissé-je, 
s'écriait  Gray,  n'avoir  d'aulrc  félicité  à  allendre  en  paradis 


DES  HÉROS  DE  ROMANS.  3l 

que  la  lecture  éternelle  de  Marivaux  et  de  Crébillon  !  Pour 
moi,  je  préférerais  encore  à  ces  romans  légers  et  libertins, 
la  Princesse  de  Clèves  et  Zaïde.  Quel  brillant  chevalier 
que  le  duc  de  JSemours  !  c'est  Tidéal  de  la  grâce  française. 
C'était  sans  doute  après  avoir  lu  le  tableau  de  ses  amours, 
qu'une  grande  dame  s'écriait  que,  pour  elle,  le  premier 
et  le  plus  doux  des  plaisirs,  c'était  de  lire  un  bon  roman 
dans  un  bon  fauteuil. 

Comparez-lui,  si  vous  l'osez,  ce  triste  ,  cet  insipide  ,  ce 
vertueux  ,  cet  hvpocrite  Charles  Grandisson.  En  fait  d'im- 
pertinence, la  plus  sotte  est  l'impertinence  sermoneuse  ;  en 
fait  de  tartuferie ,  la  plus  insoutenable  est  celle  d'une  per- 
fection surhumaine.  Sir  Charles,  que  Richardson  nous 
offre  comme  un  modèle  ,  est  un  épouvantail  et  un  fléau. 
Aucun  de  ses  mouvemens  n  est  naïf  5  sentimens,  paroles, 
actions  ,  pensées ,  tout ,  chez  lui ,  est  affecté  ^  rien  de  vrai , 
de  spontané,  d'intime.  Il  n'aime  personne  que  lui-même  ; 
il  ne  pense  qu'à  lui.  Comment  réussira-t-il  à  se  montrer 
vertueux,  désintéressé  ,  sage  et  heureux?  car  le  bonheur 
est  aussi  une  de  ses  prétentions.  Par  quelle  combinaison 
obtiendra-t-il  cette  haute  renommée  de  perfection  socra- 
tique ?  Voilà  sa  seule  pensée;  code  vivant  de  morale  et  de 
piété,  répertoire  de  tous  les  talens  et  de  toutes  les  vertus  , 
bibliothèque  de  sentences  et  de  moralités,  il  est  si  content 
de  ses  avantages  qu'on  ne  peut  être  que  mécontent  de  lui. 
Sa  personnalité  remplit  le  roman.  Tous  les  intérêts,  toutes 
les  idées ,  sont  absorbés  par  une  seule  :  u  Charles  Gran- 
disson est  le  modèle  des  hommes.  »  Non-seulement  il  reste 
sottement  en  contemplation  de  lui-même,  mais  tous  ceux 
que  le  romancier  met  en  scène  répètent  de  concert  :  Charles 
Grandisson  est  le  modèle  des  hommes.  Le  long  bourdon- 
nement de  la  cloche  agitée  est  moins  monotone ,  dans  son 
balancement,  que  ce  refrain  éternel  pour  lequel  l  ouvrage 
semble  créé. 


32  d'où  vie^t  l'insipidité 

Quand  on  voit  Grandisson,  placé  entre  miss  Byron  et 
Clémentine  ,  préférer  la  première  et  trahir  ainsi  toute  la 
nullité  de  ce  caractère  froid,  pédantesque,  insensible  à  la 
grâce,  inaccessible  à  l'émotion  ,  l'on  ne  peut  se  défendre 
d'un  sentiment  de  mépris  pour  le  héros  prétendu.  Miss 
Byron  est  une  prude  sans  vérité ,  sans  charme ,  sans  élé- 
gance ,  affectée  comme  Grandisson,  cherchant  l'effet  et 
visant  à  une  sorte  d'héroïsme  puritain  -,  sa  coquetterie 
froide  ,  ses  petits  scrupules ,  les  embarras  de  son  amour- 
propre,  les  troubles  de  sa  vanité,  paraissent  plus  puériles 
encore  ,  auprès  de  cette  noble  Clémentine ,  si  tendre  ,  si 
dévouée,  si  généreuse,  et  dont  le  cœur  ardent  et  pur  se 
brise  en  prononçant  les  derniers  accens  d'une  passion  mal- 
heureuse. Comment  Richardson  a-t-il  pu  opposer  à  l'élo- 
quence de  ce  désespoir  sublime,  les  minauderies  mesquines 
et  les  jolis  riens  dune  demoiselle  de  couvent  bien  précieuse, 
toute  occupée  du  choix  de  ses  rubans  et  de  l'étiquette  de 
sa  noce  !  Richardson,  en  mettant  ces  deux  femmes  en  re- 
gard ,  s'imposait  une  lâche  trop  difficile  ;  un  génie  supé- 
rieur au  sien  n'eût  jamais  donné  à  Clémentine  la  seconde 
place  dans  notre  cœur,  ni  assuré  à  sa  rivale  une  injuste 
prééminence. 

Ainsi  cette  perfection  ineffable  et  ce  bonheur  sans 
nuage  ,  loin  de  rendre  les  héros  de  romans  plus  aimables 
à  nos  yeux  ,  les  privent  de  tout  droit  à  notre  intérêt.  Dans 
le  monde,  nous  aimons  les  gens  heureux;  nous  aimons 
l'infortune  dans  les  fictions.  J'aurais  marié  Clémentine  à 
Sir  Charles  pour  la  dégoûter  d'un  pédant  -,  miss  Ryron  à 
Lovelace,  pour  que  ce  mauvais  sujet  prît  la  peine  de  la  pu- 
nir de  ses  ridicules.  Vous  qui  riez  en  pensant  aux  unions 
bizarres  que  j'imagine  ,  dans  le  cours  de  votre  existence, 
n'en  avez-vous  jamais  vu  de  plus  comiques  ? 

«  Richardson  serait  bien  étonné,  disait  un  critique  de 
mes  amis,  de  ronronlrcM"  (rrandisson  on  enfer  ri  T.ovelaco 


DES  HÉKOS  DE  ROMANS.  33 

en  paradis.  »  Sans  pousser  à  cet  excès  l'orthodoxe  rigidité 
de  mes. opinions ,  je  dois  avouer  que  je  trouve,  dans  les 
défauts  mêmes  de  Lovelace,  quelque  chose  de  plus  sédui- 
sant que  dans  les  qualités  de  Sir  Charles ,  et  que  l'amour  de 
Clarisse  me  semble  aussi  naturel  que  celui  de  Clémentine 
me  paraît  romanesque  et  déplacé.  -Lovelace  est  parfait  dans 
son  genre  :  esprit,  gaîté  ,  ressources  ,  il  a  tout  ;  la  critique 
recule  devant  lui  ;  sans  l'éclat  qui  l'environne  ,  on  ne  pour- 
rait lui  pardonner  sa  tentative  contre  Clarisse,  et  le  succès 
barbare  de  ses  manœuvres.  Mais  pour  briller  auprès  de 
cette  pure  et  sainte  victime  ,  il  a  besoin  que  mille  qua- 
lités viennent  suppléer  à  la  vertu  qu'il  outrage  ;  c'est  un 
Catilina,  un  Richelieu,  un  Richard  III-,  il  étincelle  d'es- 
prit 5  il  est  plein  de  grâce  et  de  souplesse  -,  et  si  Clarisse 
s'environne  de  cette  angélique  et  douce  auréole  qui  n'ap- 
partient qu'aux  substances  immortelles  ,  son  vainqueur 
rayonne  d'une  gloire  démoniaque ,  que  l'éclat  de  sa  vic- 
time ne  peut  éclipser. 

Quittons  enfin  les  héros  de  Richardson  ,  et  sa  Paméla  , 
petite  servante  intéressée ,  qui  se  fait  épouser  à  force  de 
manèges  5  et  ce  M.  B. ,  qui  essaie  de  séduire  sa  femme 
de  chambre  pour  se  laisser  ensuite  convertir  par  elle  5  et 
miss  Howe,  qui  donne  un  soufflet  à  Lovelace  et  le  défrise 
(  Lovelace  portait  perruque ,  ce  que  je  suis  charmé  d'ap- 
prendre à  nos  lectrices  ).  Ne  demandons  à  Sterne,  ni  hé- 
roïne ,  ni  héros.  Cet  esprit  original  qui  nous  intéresse  à 
un  sansonnet,  à  un  moine,  à  un  àne  mort,  s'est  débarrassé 
de  la  formalité  ridicule  des  héros  de  parade  :  il  a  bien  fait  5 
nous  y  gagnons  autant  que  lui.  Mon  oncle Tobie,  la  veuve 
aux  yeux  noirs ,  la  pauvre  Marie  ,  et  cette  jolie  grisette  , 
dont  le  pouls  battait  si  vite ,  valent  mille  fois  mieux  que 
Grandisson  et  sa  triste  moitié. 

La  plus  heureuse  création  de  Fielding ,  Tom  Jones ,  mê 
plairait  davantage  encore  si  l'on  vantait  moins  la  beauté 
XV.  3 


34  d'où  vieat  l'iksipidité 

physique ,  la  force  et  l'adresse  du  héros.  Plus  on  me  répète 
qu'il  est  bien  fait  et  qu'il  a  les  manières  aisées,  plus  je  suis 
tenté  de  révoquer  en  doute  sa  supériorité  sous  ce  double 
rapport.  D'ailleurs  il  s'acquitte  fort  bien  de  ses  devoirs 
d'homme  ,  d'amant  et  même  de  héros  5  il  tire  l'épée,  dé- 
fend sa  maîtresse ,  fait  des  folies ,  les  paie ,  les  répare  :  tout 
cela  est  dans  l'ordre.  On  le  trouve  mal  élevé  -,  je  le  trouve 
naturel.  Libre,  à  ceux  qui  n'aiment  pas  Toni  Jones  ,  de 
préférer  le  scrupuleux  Blifîl.  Souvent  (  mais  ce  n'est  pas 
une  règle  générale) ,  les  héros  de  Fielding  sont  pris  dans  la 
taverne.  Le  seul  Boolh  ,  beau  gentilhomme,  pâle,  insi- 
gnifiant et  effacé ,  ressemble  aux  Arthurs  et  aux  Eugènes 
des  romans  vulgaires.  Amélie,  femme  mariée ,  laide,  et 
cependant  intéressante,  est  le  chef-d'œuvre  de  l'art. 

Les  femmes  ont-elles  mieux  traité  leurs  héros  ?  Passons 
en  revue  nos  romancières,  si  nombreuses  et  si  fécondes 
depuis  quelques  années.  M"''  Radcliffe  a  créé  d'un  coup 
de  plume  tous  ses  héros  parfaits.  Comment  les  blâmer? 
on  ne  les  connaît  pas.  Ils  se  nomment  Théodore ,  Va- 
lancourt  (noms  charmans  et  sonores)^  ils  sont  beaux, 
aimables,  innocens;  voilà  tout  :  on  n'en  sait  pas  davantage. 
Ce  vague  heureux  est  on  ne  peut  pas  plus  favorable  aux 
intérêts  du  romancier  comme  au  plaisir  du  lecteur.  Chacun 
remplit  à  son  gré  le  canevas  qu'on  lui  fournit,  cl  colo)ie  ,-. 
suivant  son  goût,  cette  esquisse  animée.  Kégligence  adroile, 
qui  épargne  du  travail  à  l'auteur  et  plaît  à  notre  imagina- 
tion comme  à  noire  amour-propre. 

Dans  le  roman  de  la  Forêt  cl  les  Alyslères  d  Udolplie , 
les  sources  de  l'intérêt  ne  jaillissent  point  des  passions  et 
des  douleurs  humaines.  Une  longue  et  silencieuse  prome- 
nade,  une  entrevue  mystérieuse  et  sans  résultat,  un  adieu 
muet ,  un  soleil  couchant ,  une  mer  orageuse  ,  un  soupir 
t'ioulfé  ,  un  demi-sourire ,  la  fraîcheur  du  matin  ,  la  paie 
mélancolie  ,   un  clair  de  lune  ,  le  bruit  des  épées  frémis- 


DES  HÉROS   DE  KUMAKS.  35 

sanles ,  le  Tracas  des  chaînes  portant  la  terreur  au  sein 
d'une  innocente  beauté  ;  tels  sont  les  grands  ressorts  que 
M™*"  Radcliffe  met  en  œuvre.  On  est  ému  -,  une  frayeur  in- 
vincible, une  secrète  horreur  vous  pénètrent  :  vous  oubliez 
les  personnages  j  le  seul  héros  de  ces  livres  effrayans,  c  €St 
la  peur. 

Les  imitations  de  M"""  Radcliffe ,  long-tems  à  la  mode  , 
sont  décriées  aujourd  hui.  Maintenant  ce  sont  (i)  des  dis- 
tinctions inintelligibles  ,  des  scrupules  faux ,  des  délica- 
tesses outrées  ,  des  susceptibilités  ridicules,  une  exaltation 
efféminée,  une  vaine  idolâtrie  des  convenances  ,  qui  com- 
posent le  caractère  du  héros  de  roman.  Quil  soit  jeune  , 
élégant  et  bien  fait  :  que  son  nom  sonne  bien  à  l'oreille  ; 
on  ne  lui  en  demande  pas  davantage  -,  sur  ce  léger  fonde- 
ment, l'auteur  bâtit  son  léger  édifice.  Les  larmes  d'un  cœur 
tendre  ,  les  exagérations  d'une  sentimentalité  précieuse  et 
quintessencée  ,  surtout  le  respect  des  folies  et  des  modes 
contemporaines,  remplissent  les  pages  du  livre  destiné  à 
faire  les  délices  de  nos  boudoirs.  Le  jeune  homme  doit  être 
charmant  -,  il  résulte  de  là  qu'on  le  fait  presque  stupide , 
ou  du  moins  si  insignifiant,  que  le  plus  grossier  personnage 
vaudrait  mieux  pour  nos  plaisirs. 

Mrs.  Jnchbald,  diUleiiràe  Simple  Histoire,  réussit  mieux 
à  combiner  la  délicatesse  et  la  chaleur;  ses  héros  ont  delà 
dignité,  sans  manquer  de  passion,  de  la  véhémence  ,  sans 
tomber  dans  le  ton  vulgaire .  Créations  heureuses,  gracieuses, 
pathétiques  ,  ses  héroïnes  respirent,  vivent .  aiment;  leur 

(i)  Note  du  Tr.  11  semble  que,  dans  ce  paragraphe,  l'auteur  ait  eu  eu 
viae  les  romans  du  grand  monde  {noçeis  of  high  life),  qui  ont  aujourd'hui  la 
plus  grande  vogue  en  Angleterre.  Tels  sont  les  ouvrages  de  M.  The'odore 
llook,  dont  l'avant-dernier  numéro  de  la  Revue  Britannique  contenait  un 
fragment  (*)  :  les  romans  de  lord  Normanby  :  le  Dlary  of  an  Ennuyée; 
Alniack'j :  the  English  in  Jtaly,  etc.,  etc. 

^*)Voye7.1e  Dîner  chez  itti  graml  <ei^neur,  ilans  mi'.re  ■>.-'  numrrci. 


36  D  OTJ  VIE>T  LIiySIPIDITÉ 

langage  a  de  la  force .  de  la  grâce  ,  de  l'élégance.  Ceux 
même  de  ses  personnages  qui  doivent  jouer  un  rôle  froid 
et  réservé ,  le  soutiennent  sans  fatigue  pour  le  lecteur  -, 
Tame  de  Mrs.  Jnchbald  se  répand  dans  tous  les  chapitres 
de  ses  fictions  -,  elle  en  anime  les  plus  légers  détails. 

M"*  Darblav,  au  contraire  (  ou  miss  Burney,  si  l'on  pré- 
fère ce  nom  plus  célèbre  ),  se  dislingue  par  un  tact  délicat 
€t  une  adresse  infinie  à  découvrir  et  stigmatiser  le  ridicule. 
Eminemment  prosaïque ,  elle  tombe  dans  l'affectation  dès 
qu'elle  prétend  au  beau  style  et  à  la  peinture  des  belles 
manières.  Evelina  se  conduit  avec  une  grâce  pleine  d'a- 
dresse j  Sir  H.  A\  illoagleby ,  trop  souvent  mauvais  plai- 
sant ,  amuse  par  l'indiscrète  saillie  de  son  esprit.  Quant  à 
Delville,  c'est  le  héros  du  genre  pointilleux  :  traitant  sa 
maîtresse  comme  une  place  forte  ;  l'attaquant  en  règle,  par 
sinus  et  casimis ;  froid  diplomate,  amant  minutieux.  Cecilia 
est  à  deux  de  jeu  avec  lui  :  personne  ne  sait  mieux  qu'elle 
embarrasser  son  partenaire ,  reculer  ou  avancer  le  mo- 
ment fatal ,  et  remplir  sa  vie  d'une  foule  d'intéressantes 
bagatelles  et  de  puériles  contrariétés. 

Quant  à  miss  Edgeworth ,  elle  n'a  pas  de  héros  ;  si  la 
folie ,  la  sottise  ,  le  vice  ou  la  prétention  se  trouvent  sur  sa 
route  ,  elle  les  frappe  impilovablement.  La  seule  muse  de 
ses  ouvrages  ,  c'est  la  raison  sévère  et  populaire. 

On  ne  m'opposera  pas  les  héros  de  Walter  Scott.  In- 
décis,  faibles,  équivoques,  gouvernés  par  ce  qui  les  en- 
toure ,  jouets  du  sort  et  des  hommes  ,  rien  d'énergique  et 
de  spécial  ne  les  caractérise.  Qu'est-ce  que  Morlon  ,  Wa- 
verley,  Osbaldistone,  Ivanboe?  Rien  ,  si  la  main  puissante 
de  Sir  Walter  n'eut  fait  jouer  lies  ressorts  de  leur  être.  Ces 
personnages  sont  neutres  ;  ils  subissent  la  loi  de  la  fortune, 
au  lieu  de  la  diriger  ;  ils  vont  où  le  sort  les  mène  ,  non  où 
ils  veulent.  On  les  voit  se  tenir  prudemment  sur  les  der- 
niers plans  du  tableau,  jusqu'au  moment  où  il  n'y  a  plus  à 


DES  HÉROS  DE  ROMANS.  3^ 

balancer,  où  il  faut  paraître  et  agir.  Alors  seulement  ils  se 
montrent  :  et  avec  quelle  réserve  et  quelle  liniidilé  naïve  , 
scrupuleuse,  innocente  !  on  les  prendrait  pour  des  écoliers 
honteux. 

Ne  dirait-on  pas  que  tout  héros  de  romans  doit  être  un 
caractère  négatif,  exempt  de  vertus,  exempt  de  défauts  , 
destiné  à  plaire  à  tous  5  candidat  innocent  de  la  faveur  pu- 
blique, et  forcé ,  pour  l'atteindre  ,  de  se  résoudre  à  l'insi- 
pidité la  plus  complète  ?  Comme  ce  mannequin  ,  employé 
par  les  peintres  ,  reçoit  tour  à  tour  toutes  les  draperies  et 
se  prête  à  toutes  les  expressions  dont  on  le  gratifie,  le  héros 
de  romans  n'est  qu'un  fantôme  auquel  chacun  de  nous 
peut ,  à  sa  guise  ,  assigner  les  qualités  qui  lui  conviennent. 
jN'avons-nous  pas  tous  notre  beau  idéal,  notre  tvpe  fa- 
vori ?  Ne  rêvons-nous  pas  un  être  parfait ,  une  chimère 
selon  notre  cœur  ?  Le  romancier  satisfait  ce  mvstérieux 
besoin  :  plus  il  laisse  de  carrière  à  notre  imagination ,  mieux 
il  accomplit  sa  tâche  ;  plus  son  héros  est  dénué  de  carac- 
tère ,  plus  il  est  à  sa  place,  et  j'ai  prouvé,  je  crois,  par  des 
argumens  victorieux  ,  combien  il  est  important  qu'il  con- 
serve sa  majestueuse  nullité. 

De  tous  les  personnages  mis  en  scène  par  AValler  Scott 
le  plus  brillant  est  le  sultan  Saladin  -,  aussi  n'est-ce  point 
un  héros  de  romans ,  mais  le  héros  de  l'histoire.  L'auteur 
n'a  pas  prétendu  faire  converger  sur  ce  personnage  tous 
les  rayons  de  son  récit  ^  les  mouvemens  du  sultan  restent 
libres,  son  ame  se  déploie  avec  une  indépendante  énergie  5 
il  ne  veut  plaire  à  personne  :  fidèle  à  son  naturel ,  il  agit 
sans  crainte ,  développe  toute  sa  force  et  charme  par  cette 
liberté  même.  Au  lieu  de  s'épuiser  à  la  recherche  d'une 
perfection  chimérique  ,  l'écrivain  jette  dans  son  ouvrage 
le  caractère  même  de  Saladin  ,  tel  que  le  fit  la  nature  et 
tout  brûlant  de  sa  flamme  créatrice.  C'est  un  barbare,  un 
payen,  un  sauvage^  et  si  riiéroïsme  se  trouve  mêlé  à  tant 


38  d'où  viekt  l'insipidité 

de  traits  disparates,  c'est  un  effet  du  hasard  ^  c'est  une  grâce 
spéciale  de  Dieu.  Admirable  portrait,  dont  toutes  les  cou- 
leurs étincellent,  dont  la  pose  est  hardie,  l'ensemble  ori- 
ginal ,  l'expression  sublime  ! 

Mackensie ,  écrivain  élégant  et  pathétique,  nous  a  in- 
téressés en  faveur  d'un  héros  dont  la  maladie  morale  et 
mentale  est  une  timidité  extraordinaire.  Pauvre  Harley! 
aimer,  se  taire  et  mourir!  ne  trahir  son  secret  que  sur  le 
lit  de  mort  !  quelle  destinée  !  quel  raffinement  de  sensibi- 
lité ,  quel  excès  de  délicatesse  !  Il  vous  fait  sourire  en 
même  tems  qu'il  vous  touche  jusqu'aux  larmes.  Ce  por- 
trait n'est  point  au  reste  un  portrait  de  fantaisie  ;  et  nous 
avons  tous  rencontré  de  ces  âmes  innocentes  qui  fléchissent, 
pour  ainsi  dire,  sous  le  poids  de  la  vie  et  de  ses  cruels  mé- 
comptes. 

Godwin  lui-même,  avec  sou  immense  talent  (i),  n'a  pu 
vaincre  la  difficulté  que  présente  le  caractère  bannal  d'un 
héros  amoureux.  Falkland  est  admirable  comme  portrait 
héroïque  5  cette  ame  fière ,  forte  et  bourrelée ,  offre  un 
spectacle  terrible-,  mais  dès  que  les  lieux  communs  de 
la  délicatesse  romanesque  reprennent  dans  l'ouvrage  leur 
place  ordinaire,  1  intéré,  meurt^  Alcide  saisit  la  quenouille, 
et  sa  main  puissante  perd  sa  vigueur,  sans  acquérir  de  la 
grâce. 

Le  roman  a  son  école  philosophique  à  laquelle  appar- 
tiennent les  Saint-Preux,  les  Delphine,  les  Werther;  per- 
sonnages isolés  dont  je  ne  parlerai  que  légèrement.  Quel- 
quefois ils  unissent ,  comme  Werther,  la  bizarrerie  et  la 
niaiserie  :  quelquefois,  comme  Saint-Preux,  le  paradoxe, 
la  passion  et  le  pédanlismc.  En  gc'iiéial,  ils  ne  pensent  et 
n'agissent  comme  personne,  ce  qui  les  empêche  d  être  in- 
sipides et  les  jette  dans  une  pénible  étrangeté.  Leur  ame 

^ij  Voye/.  une  iiolirc  sur  Gotlwiii  ,  itaiis  le   i^'  iiiiinéro  de  iii.>lt«  leiueil. 


DES   Hi'rOS  de  nOMAAS.  3() 

contient  plus  de  sentimcns  ,  leur  tète  plus  de  pensées  qu  il 
n'est  donné  au  vulgaire  des  mortels  :  pénétration,  philo- 
sophie, raisonnement,  folie  ,  éloquence,  passion  ,  la  na- 
ture leur  a  donné  triple  dose  de  tout  ce  que  sa  main  avare 
répartit  entre  les  hommes.  Les  héros  de  Kotzebue  et  de 
Schiller  ont  encore  exagéré,  s'il  est  possible,  cette  exa- 
gération violente  ,  outrage  fait  à  la  nature.  Chez  nos  ro- 
manciers, il  y  a  calme  plat 5  chez  ceux-là,  Forage  est  en 
permanence. 

Tendres,  naïfs,  livrés  sans  réserve  à  leurs  émotions,  à 
leurs  souvenirs,  à  leurs  espérances,  les  amans  et  les  héros 
de  Shakspeare  et  de  Boccace  me  charment,  me  ravissent. 
Je  reconnais  des  hommes  accessibles  à  toutes  les  idées,  à 
toutes  les  sensations,  aimables  sans  jargon  ,  susceptibles  de 
mille  fautes,  mais  doués  de  cette  noblesse  dame  et  de  ce 
dévouement  qui  rachètent  tant  d'erreurs.  Les  femmes  doi- 
vent aimer  le  Jaffier  de  Venise  sauvée,  personnage  pas- 
sionné, fier  de  ses  impressions ,  mélange  de  force  et  de 
faiblesse,  de  tendresse  et  de  courage.  De  tous  les  héros, 
le  plus  grandiose  est  celui  de  l'épopée  de  jNIilton  :  c'est  le 
Diable.  Ses  pertes  sont  immenses  -,  son  malheur  est  infini; 
ce  désespoir  sans  bornes,  cet  immortel  désir  de  ven- 
geance et  celte  éternelle  douleur,  nous  pénètrent  de  l'in- 
térêt le  plus  puissant.  Qu'est-ce  auprès  de  ce  spectacle  que 
la  béatitude  éternelle  avec  ses  alléluia  et  ses  anges?  Une 
larme  du  repentir  nous  émeut  bien  plus  que  tous  les  hym- 
nes de  la  joie.  Elle  nous  rappelle  les  douleurs  de  l'huma- 
nité ,  nous  force  de  rentrer  en  nous-mêmes  ,  et,  en  nous  in- 
téressant à  notre  propre  destinée ,  parvient  à  désintéresser 
l'égoïsme.  (  New  Monthly  Magazine.  ) 


VEUVES  HINDOUES. 


«  Les  Hindous  sont  un  peuple  qui  ne  ressemble  à  aucun 
autre  ,  dit  M.  l'abbé  Dubois  dans  son  excellent  ouvrage  sur 
les  3Iœurs  de  l'Inde  Çi).  Oulragez-les  de  mille  manières, 
faites  peser  sur  eux  le  joug  le  plus  cruel ,  arrachez  de  leurs 
bras  leurs  enfans  et  leurs  femmes  ;  conduisez-les  au  supplice» 
à  la  mort  5  forcez-les  à  l'exil  :  ils  souffriront  tout  sans  se 
plaindre.  Mais  n'allez  pas  toucher  à  ce  qu'ils  regardent 
comme  leur  existence  morale  et  politique.  Respectez  leurs 
usages  ;  tel  est  leur  amour  pour  les  institutions  dont  ils  su- 
bissent, depuis  des  milliers  d'années,  la  loi  souvent  bizarre, 
souvent  cruelle,  qu'ils  les  préfèrent  au  bonheur  ,  à  la  vie 
même.  Quiconque  essaierait  de  modifier  ces  coutumes 
soulèverait  contre  lui  une  population  immense.  Le  jour  où 
le  gouvernement  anglais  voudra  introduire  le  moindre 
changement  dans  ces  habitudes  invétérées,  sera  le  dernier 
de  sa  puissance.  » 

Le  peu  de  succès  du  prosélytisme  chrétien  dans  les 
Indes  a  pour  cause  principale  cet  attachement  opiniâtre 
des  Hindous  à  leurs  anciens  usages.  Le  prêtre  respectable 
dont  nous  venons  de  citer  les  paroles  avoue  humblement 
l'inutilité  de  ses  efforts.  Acclimaté  depuis  long-tems  dans 
l'Hindoustan ,  aimé  des  indigènes,  aux  coutumes  desquels 
il  s'était  conformé  ^  d'un  caractère  honnête  et  conciliant, 
il  n'a  pu,  durant  un  quart  de  siècle,  convertir  que  deux 
cents  indigènes  ou  environ.  «  Encore  étaient-ce  de  fort 
mauvais  sujets,  mendians,  vagabonds,  criminels,  gens  sans 
aveu,  qui  espéraient,  en  se  faisant  chrétiens  ,  retrouver  de 
quoi  vivre  et  échapper  à  la  poursuite  des  lois.  La  plupart 
retombaient  dans  l'idolâtrie,  à  la  première  occasion  j  et  je 

(i)  Public  à  Paris,  1H2G:  cl  à  Londres,  en  anglais,  182  7. 


VEUVES    HINDOUES.  ^l 

dois  confesser  avec  regret  et  douleur,  ajoute  M.  Dubois, 
que  si  j'en  conservai  quelques-uns,  ce  furent  précisément 
les  plus  méprisables  ,  la  lie  de  ma  congrégation.  » 

Tel  est  l'aveu  d'un  bomme  sincère ,  religieux  sans  fana- 
tisme, et  qui  a  sacrifié  sa  vie  aux  travaux  de  sa  mission 
apostolique.  Aimé  des  étrangers  et  des  indigènes,  en  rela- 
tions fréquentes  avec  les  chefs  de  l'administration  britan- 
nique, recherché  par  les  brabmes,  ordinairement  si  réservés 
et  si  peu  prodigues  de  leurs  témoignages  d'amitié,  M.  l'abbé 
Dubois  semblait  destiné  à  devenir  l'apôtre  des  Indes.  La 
croyance  calholique  à  laquelle  il  appartient  offrait  une 
chance  de  plus  en  sa  faveur.  Même  pompe  (i)  ,  même  éclat 
extérieur  dans  les  cérémonies  du  culte  romain  et  dans  les 
rites  célébrés  sur  les  bords  du  Gange.  Le  même  mysticisme 
se  fait  remarquer  chez  les  sectateurs  de  l'une  et  de  l'autre 
religion  -,  le  même  mystère  environne  leurs  dogmes  les  plus 
révérés.  Ces  points  de  rapport  n'ont  point  échappé  à 
M.  l'abbé  Dubois,  u  Si  les  chrétiens ,  dit-il ,  ont  leur  sacri- 
fice de  la  messe,  les  Hindous  ont  leur  expiation  sacrée  :  ils 
ont  comme  nous  leur  pourga ,  leurs  processions,  leurs 
images,  leurs  statues  j  leur  iirtan  répond  à  l'eau  bénite  des 
catholiques;  leurs  tittjs  sont  leurs  jours  de  fête.  L'invoca- 
tion des  saints ,  les  prières  pour  les  morts  ,  points  essentiels 
des  rites  catholiques,  sont  en  usage  dans  l'Hindoustan.  « 

Mais ,  en  dépit  de  ces  similitudes  qui  paraissaient  rap- 
procher les  Hindous  des  catholiques ,  tous  les  efforts  de  ces 
derniers  sont  inutiles.  Des  signes  d'inquiétude,  indices 
d'une  agitation  secrète,  fort  remarquable  chez  un  peuple 
habituellement  si  paisible  ,  se  sont  manifestés  à  l'arrivée  des 
missionnaires  de  toutes  les  communions  chrétiennes,  qui 

(i)  Note  DuTr,  Voyez,  dans  notre  lernume'ro,  un  article  intitulé  Es- 
quisses de  l'Inde,  dans  lequel  se  trouve  la  description  d'une  procession 
hindoue  qui  offre  beaucoup  d'analogie,  par  sa  pompe  cxle'rieure,  avec  celle 
de  la  Fête-Dieu. 


4^  VFXVES    HlWDOtES. 

débarquaient  à  Madras.  Le  gouvernement  anglais  s'est  vu 
forcé  de  retirer  sa  protection  immédiate  et  ostensible,  aux 
nouveaux  apôtres ,  et  surtout  aux  missionnaires  métlio- 
distes,  dont  la  violence  indiscrète  mettait  en  danger  l'au- 
torité des  conquérans. 

De  mauvaises  traductions  de  l'Écriture-Sainte  en  lan- 
gage hindoustani ,  répandues  parmi  les  indigènes,  n'ont 
pas  contribué  à  faire  réussir  les  entreprises  des  mission- 
naires européens.  Accoutumés  au  stvle  élégant  et  pompeux 
de  leurs  védas,  les  pundits  ont  lu  avec  mépris  ces  traduc- 
tions faites  à  la  hâte,  par  des  gens  qui  connaissaient  à  peine 
la  langue  qu'ils  prétendaient  écrire.  «Que  pensez-vous, 
demandait  le  colonel  anglais  H...  à  un  vakil  indien  attaché 
à  son  corps;  que  pensez-vous  de  la  Bible  Chrétienne  que 
je  trouve  entre  vos  mains?  —  Très-mal  écrite  ,  répondit  le 
vakil  :  des  choses  que  je  ne  comprends  pas  5  d'autres  que  je 
n'aime  pas.  Quelques  bons  contes,  plusieurs  mauvais,  beau- 
coup de  niaiseries.  » 

Les  Hindous  craignent  non-seulement  les  modifications 
importantes  que  l'on  pourrait  faire  subir  à  leur  culte,  mais 
la  plus  légère  altération  des  usages  qui  ne  paraissent  qu'insi- 
gnifiansà  nos  yeux.  Une  innovation  de  costume,  le  change- 
ment du  turban  des  cipayes  hindous,  en  un  casque  surmonté 
d'une  plume,  changement  tenté  par  un  général  européen,  et 
regaidé  comme  une  profanation  par  les  indigènes,  produi- 
sit la  révolte  de  Vallore,  qui  causa  tant  d'effroi  aux  An- 
glais dispersés  dans  l'Inde.  En  un  mol ,  si  le  caractère  de 
ce  peuple  est  destiné  à  subir  l'influence  de  notre  civilisa- 
tion, ce  n'est  point  aux  hommes  mais  au  tems  que  l'hon- 
neur de  cette  révolution  est  réservé.  Le  char  de  Jaggrenat, 
tout  baigné  du  sang  des  fanatiques  qui  se  précipitaient  sous 
ses  roues ,  n'a  jamais  fait  plus  de  victimes ,  que  l'année  où 
la  Compagnie  des  Indes  essaya  de  l'arrêter  dans  sa  course. 

La  j)lus  épouvantable  des  coutumes  indiennes  ,  celle  de 


VEtVKS     lUNDOl-ES.  4^ 

brûler  vives  les  veuves  qui  survivent  à  leurs  maris,  est 
aussi  la  plus  difficile  à  extirper.  A  la  requête  de  plusieurs 
jiliilantropes,  et  surtout  de  M.  Fowîer  Banton,  la  Chambre 
t!es  Communes  s'est  long-tems  occupée  des  moyens  les  plus 
efficaces  pour  etfacer  cette  souillure  affreuse  que  le  fana- 
tisme imprime  encore  à  l'humanité.  On  a  pu  prévenir  l'in- 
fanticide, le  meurtre  des  femmes,  des  vieillards,  des  es- 
claves-, coutumes  barbares,  étrangèresaux  dogmes  religieux 5 
mais  le  nombre  des  s  unie  s ,  ou  veuves  brûlées,  n'a  point 
encore  diminué  :  cet  usage,  qui  a  pour  base  une  fausse 
application  des  védas,  résiste  à  tous  les  efforts,  comme  à 
tous  les  artifices  mis  en  œuvre  pour  l'étouffer. 

Quelle  conduite  faut-il  tenir  dans  celte  circonstance, 
où  la  politique  et  l'humanité  ,  ennemies  mortelles,  offrent 
un  nouvel  exemple  de  leur  constante  opposition  ?  En  vain 
le  gouvernement  a  voulu  interposer  son  autorité  ;  la  pra- 
tique de  brûler  les  veuves  n'a  fait  qu'augmenter  par 
suite  de  ces  mesures.  11  a  rendu  un  arrêté ,  portant 
qu'un  ou  deux  officiers  anglais  seraient  toujours  présens 
au  sacrifice  de  la  veuve,  afin  de  s'assurer  que  son  dévoue- 
ment est  volontaire  et  qu'on  n'emploie  aucune  contrainte 
pour  la  porter  au  suicide.  La  présence  d'un  magistrat  n'a 
fait  qu'autoriser  et  légaliser  les  sutties ,  et  comme  tout  Eu- 
ropéen forcé  d'être  témoin  de  ce  meurtre  essaie  naturel- 
lement de  le  prévenir,  cet  obstacle ,  au  lieu  de  produire 
l'effet  désiré ,  prête  une  nouvelle  énergie  à  la  victime  ,  ap- 
pelle l'orgueil  au  secours  du  fanatisme,  et  donne  de  l'éclat 
à  des  sacrifices  obscurs. 

Quelques  personnes  croient  qu'en  dépit  de  l'idolâtrie 
des  Hindous  pour  leurs  usages  ,  si  le  gouvernement  bri- 
tannique s'était  prononcé  fortement  contre  celte  barba- 
rie, elle  aurait  pu  êtxe  détruite.  Nous  nous  abstiendrons 
de  décider  avec  légèreté  une  question  si  complexe  ;  qu'il 
nous  suffise  de  résumer  les  principaux  faits  historiques,  et 


44  VEUVES    HINDOTJES. 

de  recueillir ,  parmi  les  éclaircissemens  que  contiennent 
les  débats  de  la  Chambre  des  Communes,  et  ceux  de  Lea- 
denhall-street  (i)  ,  récemment  publiés  ,  les  particularités 
les  plus  intéressantes ,  celles  qui  peuvent  jeter  de  la  lu- 
mière sur  ce  grand  problème  de  politique  intérieure. 

Les  védas  ne  prescrivent  pas  à  la  veuve  de  se  brûler 
avec  le  cadavre  de  son  mari.  Dans  quelques  passages  de 
ces  livres  sacrés  ,  le  suicide  de  la  siittie  est  seulement  re- 
commandé comme  agréable  à  Dieu.  Menou ,  législateur  de 
rinde,  enjoint  aux  veuves  la  pratique  d'une  vie  austère. 
Ce  qui  rend  cet  usage  plus  difficile  à  détruire ,  c'est  qu'il 
prévaut  surtout  parmi  le  bas  peuple.  Une  superstition 
aveugle  ,  la  persuasion  que  la  suttie  gagnera  le  ciel  en 
montant  sur  le  bûcher,  Tavidité  des  parens  et  des  brahmes, 
le  favorisent  et  le  propagent.  Très-commun  dans  les  pro- 
vinces pauvres  et  superstitieuses  et  dans  les  classes  infé- 
rieures, il  est  comparativement  beaucoup  plus  rare  dans 
les  contrées  opulentes  et  dans  les  classes  élevées.  Ce  n'est 
point  une  offrande  religieuse  imposée  à  tous  ;  c'est  un  sa- 
crifice personnel ,  dont  le  mérite  appartient  à  la  seule  vic- 
time, et  d'autant  plus  glorieux  qu'il  est  volontaire. 

«En  s'opposant,  d'une  manière  péremptoire,  àces exécu- 
tions, le  gouvernement  n'exciterait,  disent  les  uns,  que 
des  résistances  isolées.  —  Ces  résistances ,  répondent  les 
autres,  seraient  d'autant  plus  violentes,  que  la  prohibition 
semblerait  un  acte  de  tyrannie  dirigé  contre  la  volonté 
personnelle  de  la  victime.  »  Il  est  difficile  et  téméraire  de 
préjuger  l'effet  que  produirait  une  défense  positive,  et  le 
degré  de  mécontentement  qu'elle  ferait  naître  -,  mais  il  est 
certain  que  les  demi-mesures  employées  par  le  gouverne- 
ment ont  dû  augmenter  au  lieu  de  diminuer  ce  fanatisme 
populaire.  H  eût  mieux  valu  ne  faire  aucune  attention  aux 

(i)  C'esl  le  nom  de  la  rue  de  Londres  où  se  trouve  rhùlcl  de  la  Compa- 
gnie des  Indes. 


VEUVES    HINDOUES.  ^5 

sutties  :  le  silence  et  Toubli  auraient  mieux  servi  la  cause 
de  l'humanilé  cl  de  la  raison. 

Plusieurs  de  nos  magistrats  ,  en  faisant  construire  le 
bûcher  de  manière  à  ce  qu'il  offrît  une  issue  facile  à  la  vic- 
time ,  si  elle  voulait  s'échapper ,  ont  espéré  sauver  quel- 
ques sutties  ,•  ils  se  sont  trompés.  La  sutti'e  qui  manque  de 
courage  et  qui  cherche  à  fuir  la  flamme  qui  l'environne,  est 
considérée  comme  infâme.  Sa  caste  la  rejette  5  sa  famille 
la  maudit.  Le  peuple  croit  que  la  colère  céleste  va  punir 
cette  lâcheté  et  déchaîner  la  peste ,  la  famine ,  la  guerre 
contre  le  pays  qui  en  est  le  théâtre  5  à  peine  une  ou  deux 
sutties  ont-elles  témoigné  quelque  faiblesse  et  accepté  les 
secours  des  Européens.  Cependant  les  pluies  qui  ont  dé- 
truit, en  1826,  les  récoltes  de  l'Hindoustan  n'ont  été  at- 
tribuées qu'à  ce  sacrilège  \  les  bûchers  se  sont  relevés  de 
toutes  parts,  et  les  veuves  se  sont  précipitées  dans  les  flam- 
mes avec  une  nouvelle  fureur. 

Quand  la  suttie  s'est  déterminée  à  périr,  elle  va  deman- 
der une  autorisation  spéciale  au  magistrat  du  canton.  Ou 
ce  dernier  l'accorde ,  et  le  sacrifice  acquiert  un  caractère 
légal ,  ou  il  fait  des  difficultés  qui  augmentent  l'honneur 
et  excitent  le  fanatisme  de  la  veuve.  Il  y  aurait  bien  moins 
de  danger  et  plus  d'adresse  à  défendre  absolument  l'érec- 
tion du  bûcher,  ou  à  fermer  les  yeux  sur  cette  atrocité, 
jusqu'à  ce  qu'il  fût  possible  de  la  détruire  sans  retour. 

On  a  vu  de  jeunes  filles  de  neuf  à  onze  ans  mourir  vic- 
times de  l'inhumanité  de  leurs  parens  et  des  prêtres ,  et 
quitter  une  vie  dont  elles  ne  connaissaient  ni  le  prix ,  ni  l'u- 
sage. C'est  à  cet  assassinat  que  toute  la  rigueur  des  lois 
semblerait  devoir  être  appliquée.  Qu'une  enquête  stricte 
et  sévère  en  cherche  les  auteurs,  et  que  la  permission  ta- 
cite d'accomplir  le  sacrifice  des  sutties  ne  s'étende  jamais 
jusqu'aux  enfans  qui  n'ont  pas  l'âge  de  raison. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  coutume  s'est  tellement  enraci- 


46  VEUVES    HINDOUES. 

née,  qu'Aurengzeb  (i)  lui-même,  avec  son  fanatisme  mu- 
sulman et  dans  l'exercice  d'une  tyrannie  absolue  ,  n'a  pas 
osé  l'attaquer.  Les  membres  les  plus  anciens  de  la  Compa- 
gnie des  Indes  et  de  la  Chambre  des  Communes  ont  différé 
d'opinion  à  ce  sujet,  que  leurs  longs  débats  n'ont  niéclairci, 
ni  décidé  5  et  le  seul  résultat  distinctif ,  le  seul  corollaire 
qu'il  semble  permis  de  regarder  comme  indubitable  ,  est 
l'urgence  d'adopter  l'un  de  ces  deux  partis,  ou  un  silence 
absolu,  ou  une  prohibition  rigoureuse. 

Le  premier  exemple  d'un  sacrifice  de  suttie,  dont  le 
rapport  en  question  contienne  le  récit,  est  horrible  dans  ses 
détails  : 

«  Houmalie,  veuve  d'un  brahme,  âgée  de  quatorze  ans, 
perdit  son  mari,  dans  un  voyage  que  ce  dernier  avait  en- 
trepris pour  ses  affaires.  Une  semaine  après  cet  événement, 
son  oncle  et  ses  parens,  en  l'absence  de  son  père,  l  exhor- 
tent au  sacrifice  et  la  conduisent  au  bûcher.  Son  oncle  y 
mille  feu.  Peu  d'instans  après,  elle  s'élança  hors  des  flam- 
mes; ceux  qui  l'entouraient  la  saisirent  à  demi  brûlée,  lui 
lièrent  les  pieds  et  les  mains  et  la  rejetèrent  dans  le  bûcher. 
Elle  se  dégagea  de  ses  liens,  et,  se  mettant  à  courir,  alla  se 
plonger  dans  un  ruisseau  voisin.  Son  oncle  et  ses  parens  la 
suivirent,  et,  lui  présentant  un  drap,  lui  dirent  que,  si 
elle  voulait  les  laisser  faire,  ils  l'emporteraient  chez  elle. 
Elle  refusa  obstinément  :  «  Vous  allez  me  rejeter 'dans  le 
feu,  leur  disait-elle  ;  au  nom  du  ciel,  ayez  pitié  de  moi!  je 
quitterai  la  famille,  je  vivrai  d'aumônes,  je  ferai  tout  ce 
que  vous  voudrez.  »  A  la  fin ,  son  oncle  jura ,  par  les  eaux 
du  Gange  ,  qu'il  la  ramènerait  à  la  maison ,  et  elle  se  cou- 
cha sur  le  drap.  Mais  au  lieu  de  tenir  sa  parole,  il  noua  ce 
drap  comme  un  sac  et  reporta  sa  nièce  au  milieu  des  flam- 
mes qui  brûlaient  avec  violence.  Elle  poussa  de  grands  cris 
et  fit  un  dernier  effort  pour  se  sauver.  Mais,  à  l'instigation 

(1)  Souverain  moiij^ol  qui  rognait  sur  une  grande  partie  Je  l'Inde. 


VEUVES    miVDODES.  47 

des  assistans,  un  musulman  s'approcha  de  l'infortunée  , 
lui  déchargea  un  coup  de  sabre  sur  la  tète  ^  elle  tomba  à 
la  renverse,  et  sa  prompte  mort  Tarracha  à  son  affreux 
supplice. 

»  Les  acteurs  de  celte  horrible  tragédie  ne  furent  punis 
que  de  quelques  mois  d'emprisonnement;  le  sacrifice  d'une 
autre  sutlie ,  nommée  Moussoiint  Kiwihehin  Cuttach  ,  fut 
d'abord  volontaire  et  se  termina  par  un  acte  de  violence 
semblable.  Cette  veuve  commença  par  accomplir  les  céré- 
monies ordinaires  avec  beaucoup  de  sang-froid,  et  descen- 
dit de  bonne  grâce  dans  le  khoimde ,  espèce  de  trou  rem- 
pli de  matières  inflammables,  qui  sert,  dans  cette  province, 
au  sacrifice  des  sutlies  ;  mais  à  peine  fut-elle  descendue  , 
soit  mouvement  involontaire  causé  par  la  douleur,  soit  dé- 
sir de  s'échapper,  elle  leva  les  bras  avec  violence.  Un 
nommé  Kaised,  blanchisseur,  et  qui  paraît  avoir  joué  le 
rôle  de  maître  de  cérémonies  dans  cette  occasion,  la  re- 
poussa rudement  avec  un  bambou  qu  il  tenait  à  la  main  , 
et  la  fit  retomber  au  milieu  du  brasier  où  elle  fut  aussitôt 
consumée.  Le  magistrat  du  lieu  fit  comparaître  cet  homme 
devant  lui,  et  le  renvoya  sans  l'avoir  châtié.  Le  tribunal 
du  canton  fit  remarquer  au  magistrat  qu'il  eût  été  plus 
convenable,  ou  de  ne  pas  faire  comparaître  Kaised,  ou  de 
le  punir  après  l'avoir  sommé  de  se  présenter  devant  lui.    » 

Voici  un  troisième  exemple  à  peu  près  semblable  de  celte 
atrocité  : 

«  Le  28  mai  1821  ,  un  homme  appelé  Bhounmlanie  se 
rendit  au  Thaunah  de  Goumour  ;  là  ,  il  dit  que  son  frère 
Sousiouarour  élait  mort  depuis  six  mois,  et  que  sa  femme , 
nommée  Rhoubi ,  âgée  de  vingt  ans,  se  proposait  dac- 
complirle  sacrifice  de  sutlie.  Le  thaunadar,  qui  était  alors 
malade,  envoya  quelques  burgundanzes  pour  prévenir  le 
sacrifice  et  détourner  la  veuve  du  projet  qu'elle  avait  foi- 
mé  \  mais  celle-ci  persista,  et  le  thaunadar  se  rendant  aus- 


^8  VEUVES    HINDOUES. 

sitôt  à  l'endroit  où  elle  demeurait ,  trouva  beaucoup  de 
peuple  assemblé  sur  la  place ,  et  la  veuve  elle-même  te- 
nant le  turban  de  son  mari,  assise  au  sommet  du  bûcher. 
Un  de  ses  parens,  nommé  Bhoumatrai ,  y  mit  le  feu.  Dès 
qu'elle  sentit  les  atteintes  de  la  flamme,  elle  s'élança  hors 
delà  fournaise.  Ses  parens  essayèrent  delà  forcera  se  rejeter 
dans  les  flammes.  Mais  le  thaunadar  interposa  son  autorité, 
et ,  écartant  la  foule ,  saisit  la  femme  à  demi  brûlée  et 
Tarracha  aux  efforts  de  ses  compatriotes.  Il  fit  arrêter  en- 
suite les  diverses  personnes  qui  avaient  pris  une  part  ac- 
tive au  sacrifice ,  et  Ton  instruisit  de  suite  le  procès  de 
Bhoumatrai.  » 

M.  Ewer,  surintendant  de  la  police  des  provinces  du 
bas  Hindoustan,  décrit  de  la  manière  suivante  la  cérémonie 
en  question.  Il  ne  sera  pas  inutile  de  faire  observer  que 
ce  magistrat  regarde  comme  indispensable  une  prohibition 
entière  et  absolue  de  ces  rites  inhumains. 

((  Quand  on  affirme  ,  dit  M.  Ewer,  que  les  sacrifices  des 
sutties  sont  ordinairement  volontaires  ,  on  se  sert  d'une 
expression  qui  manque  d'exactitude.  La  force  ou  la  per- 
suasion, la  contrainte  morale  ou  physique,  triomphent  chez 
ces  malheureuses  victimes  des  impulsions  réelles  de  la  na- 
ture. Faibles ,  dénuées  de  facultés  intellectuelles  et  d'é- 
nergie physique,  la  plupart  des  femmes  hindoues  cèdent 
aux  importunités  des  prêtres  et  aux  supplications  de  leurs 
familles.  Dans  le  désespoir  que  leur  inspire  la  mort  de  leur 
mari,  sans  amis,  sans  conseils,  sans  secours,  quels  argu- 
mens  opposeraient-elles  cà  cette  multitude  de  brahmes,  em- 
pressés autour  d'elles,  et  à  leurs  parens  intéressés  à  les  voir 
mourir.  Elles  ont  appris  à  n'écouter  les  brahmes  qu'avec 
vénération  \  toutes  les  paroles  de  ces  prêtres  sont  pour  elles 
articles  de  foi  -,  et  quand  même  elles  oseraient  prononcer 
quelques  mots  au  milieu  du  cercle  de  saints  personnages 
qui  les  environnent ,  leurs  sentiraens  religieux  né  leur  per- 


VEX-VES     1I1ND0VE>.  49 

mettraient  pas  de  révoquer  en  doute  les  promesses  de  ees 
prêtres.  «  En  devenant  suttie ,  leur  disent-ds ,  vous  lirez 
»  votre  mari  de  l'enfer,  vous  allez  habiter  le  ciel,  et  vous 
»  purifiez  la  famille  de  votre  mère,  de  votre  père  et  de  votre 
»  mari.  Si  vous  refusez,  au  contraire,  vous  êtes  frappée 
1)  d'ignominie  dans  ce  monde,  et  d'un  long  supplice  dans 
»  l'autre  vie  ;  votre  ame  passera  dans  le  corps  de  quelque 
»  animal  immonde,  et  toutes  les  transmigrations  qu'elle 
»  pourra  subir  seront  également  honteuses.  » 

»  La  veuve ,  confondue  ,  accablée  par  les  exhortations 
des  brahmes  ,  ne  répond  que  par  le  silence  et  par  un  déses- 
poir qui  semble  un  consentement  tacite.  On  profile  du 
trouble  de  ces  premiers  momens,  on  l  entraîne  au  bûcher, 
et,  avant  qu'elle  ait  eu  le  tems  de  réfléchir,  elle  n'est  plus 
qu'ui!  monceau  de  cendres.  Si  même  elle  avait  la  présence 
d'esprit  de  repousser  les  argumens  des  prêtres  et  les  sup- 
plications de  ceux  qui  l'obsèdent,  si  elle  refusait  décidé- 
ment l'honneur  funeste  qu'on  lui  offre  ,  une  telle  résolution 
ne  pourrait  durer  long-tems  ;  les  importunités  de  sa  fa- 
mille se  changeraient  en  out:a,^es,  et  un  peuple  barbare  , 
qui  ne  veut  pas  qu'on  le  prive  d'un  spectacle  auquel  il  est 
accoutumé,  entraînerait  la  victime  sur  les  bords  du  fleuve 
et  l'enchaînerait  au  bûcher  dont  les  flammes  doivent  la 
dévorer. 

»  Sur  dix  veuves  sacrifiées,  il  y  en  a  au  moins  neuf  qui 
sont  ainsi  conduites  au  bûcher  fatal.  Non-seulement  le  fa- 
natisme, mais  l'intérêt  et  la  cupidité  concourent  à  l'ac- 
complissemcnl  de  ce  meurtre  ^  rien  n'est  plus  facile  à 
démontrer. 

»  Les  brahmes  reçoivent  de  l'argent  et  sont  invités  à  un 
festin  après  la  cérémonie.  La  foule,  curieuse  de  tels  spec- 
tacles, n'y  voit  qu'un  divertissement  beaucoup  trop  rare 
à  son  gré.  Les  parens ,  obligés  de  soutenir  la  veuve  et 
de  remplacer  son  mari ,  désirent  sa  mort  ^  et  ses  fils  mêmes 
XV.  4 


5o  VEUVES    HINDOUES. 

y  trouvent  l'espérance  d'un  plus  prompt  héritage  :  tel  est 
l'abrutissement  et  la  dépravation  où  la  superstition  réduit 
l'espèce  humaine.  Il  faut  entendre  les  cris  féroces  du  peuple^ 
il  fautassisterà  cette  tragédie,  pour  se  faire  une  idée  de  la  joie 
inhumaine  des  assislans  :  rien  ne  rappelle  l'exaltation  dun 
fanatisme  égaré  ^  c'est  l'allégresse  des  cannibales.  Ils  ne 
considèrent  pas  la  veuve  comme  une  martyre  héroïque  , 
mais  comme  une  victime  de  leur  égoisme  et  de  l'usage.  Dans 
cet  acte  prétendu  volontaire ,  tout  est  contrainte  et  vio- 
lence ,  et  ce  qu'on  nomme  dévouement ,  c'est  un  supplice.  » 
Quelques  autres  faits  semblent  démentir  ceux  que 
M.  Ewes  rapporte,  et  sur  lesquels  il  fait  reposer  l'opinion 
qu'il  exprime.  M.  J.  Anderson,  juge  criminel  à  Surat, 
raconte  ainsi  le  sacrifice  héroïque  et  tout-à-fait  volontaire 
d'une  suttie. 

a  —  i8  juin  1825.  Hier,  in,  au  matin,  Kasoumath  So- 
kajie  ,  de  la  caste  Patana  Prubhose,  commis  du  percepteur, 
est  mort  du  cholera-morbus.  Sa  veuve,  Dworkabèïe,  a  si- 
gnifié son  intention  de  se  sacrifier  sur  le  bûcher  de  son 
mari.    On   me  demanda   l'autorisation  nécessaire.    J'allai 
chez  Dworkabèïe  -,  les  premiers  rites  étaient  déjà  accomplis 
dans  sa  maison.  C'était  une  femme  de  soixante  à  soixante- 
cinq  ans.  Elle  ne  me  sembla  point  troublée,  causa  long- 
tems  avec  moi,  et  me  répondit  avec  un  sang-froid  et  une 
résolution  qui  me  firent  désespérer  de  réussir  auprès  d'elle 
cl  de  la  dissuader  jamais.  Calme,  gaie,  elle  repoussait  avec 
beaucoup  de  présence  d'esprit  tous  mes  argumens.  Rien, 
chez  elle,  n'annonçait  l'enthousiasme  ou  l'ardeur  d'une  ré- 
solution violente  et  subite.  Ses  cnfans,  d'vm  âge  mûr,  dé- 
sapprouvaient son  dessein  ,  et ,  comme  moi,  essayaient  de 
l'y  faire  renoncer,  mais  vainement  :  elle  voyait  leurs  larmes 
et  les  consolait  en  leur  parlant  de  son  sort  futur  et  du  bon- 
heur qui  l'attendait. 

))  J'ordonnai  au  prèlre,  interprèle  de  la  loi  sacrée,  de 


VEUVES    HINDOUES.  5l 

s'assurer  si  la  veuve  réunissait  toutes  les  qualités  requises 
par  les  shasters  pour  accomplir  le  sacrifice  :  il  fit  ce  que 
je  lui  ordonnais  et  me  répondit  affirmativement.  Je  lui 
demandai  ensuite  s'il  croyait  cette  femme  libre  de  toute 
influence  étrangère,  et  s'il  regardait  sa  résolution  comme 
entièrement  volontaire.  «  Je  n'en  doute  pas  ,  reprit-il.  » 
Moi-même,  je  l'avoue,  j'étais  de  k  même  opinion.  Je 
déclarai  donc  que,  malgré  l'horreur  que  m'inspirait  cet 
acte  de  fanatisme,  je  me  trouvais  obligé  d'accorder  la  per- 
mission que  l'on  requérait  :  que  le  gouvernement  britan- 
nique ,  ne  voulant  s'immiscer  dans  rien  de  ce  qui  touche 
aux  croyances  et  aux  institutions  de  l'Inde,  tolérait  cette 
pratique  ancienne  et  barbare,  par  respect  pour  la  religion 
du  pays  -,  mais  que  je  ne  pouvais  trop  hautement  désap- 
prouver une  si  odieuse  coutume. 

M  Je  me  rendis  ensuite  au  phoulpara ,  ou  lieu  du  sacri- 
fice. J'espérais  protéger  la  victime,  dans  le  cas  où  sa  réso- 
lution s'ébranlerait  et  où  l'on  voudrait  user  de  violence 
envers  elle.  Là  je  fus  témoin  du  plus  effrayant  et  du  plus 
solennel  des  spectacles. 

»  L'air  calme ,  la  figure  riante  ,  la  démarche  assurée  ,  la 
suttie  aidait  ses  parens  à  préparer  son  bûcher  funéraire. 
Elle  se  livrait  cà  ces  soins  avec  une  liberté  d'esprit  qui 
me  confondait.  Elle  monta,  d'un  pas  ferme,  sur  l'édifice 
de  bois  de  sandal  et  d'aloès ,  auquel  on  allait  mettre  le  feu, 
et,  s'asseyant  au  sommet,  me  regarda  d'un  air  de  triom- 
phe, en  disposant  les  fagots  autour  d'elle.  Je  lui  criai 
de  penser  encore  une  fois  au  sacrifice  qu'elle  allait  con- 
sommer, de  revenir  à  elle  et  de  se  fier  à  la  protection  que  je 
lui  accorderais  si  elle  voulait  descendre  du  bûcher  fatal. 
«  Non  ,  me  répondit-elle  avec  la  même  assurance  qu'au- 
paravant-,  vous  vous  trompez-,  c'est  au  bonheur  que  je 
marche...  Mon  fils,  donnez-moi  la  torche  !  »  Elle  reçut  la 
torche  des  mains  de  son  fils,  et  mit  elle-même  le  feu  aux 


52  VEIVES     IlINDOrES. 

branchages  dont  elle  s'était  environnée.  La  flamme  ne  s'é- 
leva que  deux  ou  trois  minutes  après  ;  sa  figure  n'était  pas 
altérée  en  ce  moment  ;  le  calme  le  plus  profond  régnait 
sur  ses  traits.  Enfin  le  feu  prit ,  elle  battit  des  mains  en 
signe  de  joie  ;  en  quelques  secondes  tout  fut  consumé.  » 

Le  commissaire  Robertson  rapporte ,  dans  les  termes  sui- 
vans,  le  sacrifice  d'une  autre  suttie  ,  qui  ne  montra  pas  moins 
de  courage  à  ses  derniers  momens. 

H  — '-J  juin  iSaS.  J'ai  la  douleur  d'avoir  à  vous  apprendre 
le  suicide  d'une  victime  qui  s'est  brûlée  hier  au  soir,  avec 
le  cadavre  de  son  époux,  appartenant  à  la  caste  des  brah- 
mes.  C'est  le  premier  sacrifice  de  suttie  qui  ait  eu  lieu  à 
Pounah,  depuis  le  mois  de  septembre  1828.  On  a  cherché 
à  la  dissuader  par  tous  les  moyens.  Les  prières,  les  raison- 
nemens,  les  supplications,  n'ont  fait  qu'irriter  chez  elle  le 
désir  de  la  mort. 

»  Son  mari  était  décédé  le  5  courant  ;  dès-lors  elle  avait 
fait  connaître  son  intention  de  ne  pas  lui  survivre.  Les  di- 
vers fonctionnaires  du  canton ,  qui  s'étaient  rendus  auprès 
d'elle ,  par  mon  ordre ,  avaient  passé  plusieurs  heures  à 
tenter  d'inutiles  remontrances.  J'attendais  ,  pour  v  aller 
moi-même,  que  les  premières  angoisses  de  son  désespoir  se 
fussent  calmées;  il  était  minuit  lorsque  je  lui  rendis  visite-, 
je  la  trouvai  résignée  ,  calme  et  résolue.  J  employai  tous 
les  arguraens  qui  me  semblèrent  de  nature  à  frapper  un  es- 
prit superstitieux.  Je  lui  dis  que,  si  elle  ne  pouvait  sup- 
porter l'action  des  flammes,  elle  serait  déshonorée,  et  qu'au 
contraire,  en  renonçant  d'avance  à  ses  desseins,  elle  ne 
courait  aucun  risque  :  je  lui  rappelai  qu'une  fois  en  proie 
au  feu  du  bûcher,  si  elle  formait  seulement  le  vœu  de  s'é- 
chapper, son  ame ,  d'après  le  texte  de  la  loi ,  serait  rejetée 
dans  les  enfers.  Rien  ne  put  l'ébranler.  JVilkount  shastrie^ 
Luther,  et  quelques  indigènes,  estimés  et  révérés  dans  le 
acnton  ,   se  joignirent  à  moi ,   sans  obtenir  plus  de  succès- 


VEVVES     HlMiOVKS.  53 

Ils  savaient  que  j'assisterais  au  sacrifice  ;  que  le  bûcher  se- 
rait construit  de  manière  à  laisser  une  issue  à  la  victime  ; 
et  ils  s'opposaient  à  la  détermination  de  la  suttie  ,  parce 
qu'ils  ne  craignaient  rien  tant  qu'un  sacrifice  incomplet  ; 
suivant  eux  si ,  depuis  trois  ans ,  la  moisson  avait  manqué . 
c'était  bien  certainement  à  cause  de  la  fuite  de  Radhabhye , 
jeune  suttie,  qui  avait  échappé  aux  flammes  en  1822. 
Ainsi  leur  superstition ,  et  non  leur  humanité,  les  enga- 
geait à  dissuader  la  veuve  du  brahme ,  trop  faible ,  à  ce 
qu'ils  croyaient ,  pour  accomplir  le  sacrifice. 

»  Elle  repoussa  leurs  raisonnemens  et  les  miens.  ISilkounl 
shastne  lui  offrit  cent  roupies  pour  l'aider  à  faire  le  pèleri- 
nage de  Bénarès  (i).  Je  lui  en  promis  autant  de  la  part  du 
gouvernement.  Les  autres  shastries  voulaient  aussi  con- 
tribuer de  leur  bourse.  «  J  ai  vu  Bénarès  avec  mon  mari, 
répondit-elle;  j'ai  fait,  avec  lui ,  les  principaux  pèleri- 
nages. Recommcncerai-je ,  seule,  un  voyage  qui  n'a  plus 
d'intérêt  pour  moi  ?  Vous  me  parlez  de  vivre  :  il  ne  me 
reste  pas  un  seul  parent  ;  je  n'ai  pas  au  monde  d'amitié  qui 
m'attache  à  la  vie.  Pourquoi  me  forcer  à  prolonger  une 
existence  qui  me  pèse  .^  Pourquoi  m'empécher  de  suivre  le 
seul  être  qui  possédât  toutes  mes  affections  ?  Croyez  que 
j'ai  pensé  à  tout ,  et  que  je  sais  parfailement  bien  ce  que  je 
vais  entreprendre.  J'ai  rendu  visite  à  plus  de  douze  femmes 
de  ma  connaissance,  qui  ont  rétracté  la  déclaration  qu'elles 
avaient  faite  ^  je  ne  les  imiterai  pas  ;  ces  femmes  faibles  se 
repentent  aujourd'hui  d'avoir  cédé  aux  imporl unités  qui 
les  entouraient.  Quant  aux  terreurs  que  Ion  veut  m'ins- 

(1)  Note  du  Tr.  Béuarès  est  l'Athènes  hindoue.  Cette  ville  est  habite'e 
par  un  grand  nombre  de  brahmes  cites  ,  dans  toute  l'Inde ,  pour  leur  piété  et 
leur  savoir.  Ce  qui  est  remarquable,  c'est  qu'un  certain  nombre  de  ces  moines 
ne  parle  que  le  sanskrit ,  leur  langue  sacrée ,  mais  qui  n'est  point  comprise 
du  reste  de  la  population  ,  avec  laquelle  par  conséquent  ils  ne  peuvent  com- 
muniquer. Bénarès  est  un  lieu  de  pèlerinage  pour  les  Hindous,  comme  la 
Mecque  pour  les  Musulmans  et  Jérusalem  pour  les  Chrétiens. 


54  VELVES    HI^DOl-ES. 

pirer,  à  cause  de  la  forme  du  bûcher  et  de  la  facilité  qu'il 
présente  aux  sutties  qui  veulent  s'échapper  ,  ces  terreurs 
ne  m'atteignent  point.  Je  montrerai  ma  force  d'ame,  et 
mon  amour  pour  mon  époux-,  je  prouverai  que  ma  résolu- 
tion est  inébranlable.  Je  suis  assez  vieille  pour  savoir  ce 
que  je  puis  tenter,  et  jusqu'où  va  mon  courage.  Cessez  de 
me  persécuter  de  vos  prières.  Si  j'avais  un  fils,  un  frère  , 
une  sœur,  je  pourrais  rester  dans  ce  monde  où  ces  liens 
me  retiendraient  encore.  Mais  je  suis  isolée  dans  l'univers; 
toute  ma  vie  se  concentrait  dans  celui  que  j'ai  perdu.  Lais- 
sez-moi le  suivre  :  vous  ne  me  verrez  pas  trembler  à  la  vue 
de  la  mort,  comme  d'autres  sutties.  Je  demande  ,  au  con- 
traire ,  qu'on  me  permette  d'accomplir,  seule  et  sans  se- 
cours ,  ce  dernier  de  mes  devoirs  d'épouse,  que  je  regarde 
comme  un  triomphe  et  un  bonheur.  » 

»  Les  haslries  la  quittèrent,  et  le  bûcher  s'éleva  sous 
mes  yeux.  Quatre  solives  de  dix  pieds  de  haut ,  et  placées 
à  dix  pieds  de  dislance  l'une  de  l'autre,  soutenaient  quatre 
madriers ,  retenus  par  des  mortaises  profondes.  L'espace 
qui  séparait  les  solives  était  rempli  par  des  bûches  de  quatre 
pieds  et  demi ,  laissant  une  distance  de  cinq  pieds  et  demie 
jusqu'au  haut  des  solives.  La  suttie  n'avait  pas  cinq  pieds. 

»  Depuis  le  pied  du  bûcher  jusqu'au  sommet,  l'espace 
resté  vide  fut  rcmph  de  gazons  et  de  bjanchages;  un  toit 
formé  avec  des  planches  fut  couvert  de  gazon ,  sur  lequel 
on  entassa  d'autres  bûches.  Je  fis  pratiquer  une  porte  de 
deux  pieds  et  demi  de  large  à  l'un  des  coins  de  l'édifice  -, 
cl  comme  le  vent  soufflait  du  sud-ouest,  j'eus  soin  de  pla- 
cer celle  ouverture  au  nord-est-,  je  ne  permis  l'usage  d'au- 
cune matière  combustible ,  excepté  la  paille  de  casby  et  le 
gazon.  Je  crovais  que  le  feu  n'v  prendrait  pas  aisément: 
c'était  une  erreur  ;  j'aurais  dû  faire  placer  moins  de 
gazon  au-dessus  de  la  tète  de  l'infortunée.  Peut-être  les 
shastries,  qui  avaient  montré  tant  d'empressemenl  à  dissua-^ 


VEVVF.S    niKDOrES.  55 

dcr  la  siittie ,  mais  qui  craignaient  surtout  le  sacrilège  et 
le  malheur  dun  sacrifice  imparfait,  me  trompèrenl-ils 
dans  cette  circonstance. 

»  Quoi  qu'il  en  soit ,  on  croyait  généralement  que  la 
veuve  du  brahme  n'aurait  point  le  courage  de  compléler 
le  sacrifice  qu'elle  méditait,  et  cet  événement  terrible  ins- 
jiirait  à  tous  les  habitans  l'horreur  la  plus  profonde.  Cetle 
attente  fut  déçue  :  rien  n'égala  la  tranquillité  d'ame  et 
1  héroïsme  que  déploya  celle  femme  extraordinaire. 

»  Elle  fit  ses  adieux  à  tous  ses  concitovens,  embrassa  ses 
amis,  répéta  lentement  les  prières  et  les  invocations  d'u- 
sage -,  sa  voix  était  haute ,  et  sa  déclamation  noble  et  pas- 
sionnée prétait  une  nouvelle  force  à  la  poésie  mystique  des 
védas^  trois  fois  elle  fit  le  tour  du  bûcher,  les  pieds  nus, 
en  marchant  sur  les  pierres  brutes  qui  l'entouraient.  La 
lenteur  de  ses  pas  nous  fit  croire  qu'elle  commençait  à 
faiblir  :  elle  s'arrêta  quelques  momens  à  causer  avec  une 
jeune  personne,  et  je  me- hâtai  de  lui  dépêcher  Psilkounl 
shaslrie  pour  lui  dire  qu'il  était  encore  leras  de  se  rétracter 
sans  honte. 

»  Elle  sourit  cl  m'envoya  sa  bénédiction;  puis  elle  entra 
dans  l'espèce  de  cabane  où  elle  devait  périr ,  et  où  un 
brahme  officiant  alla  lui  offrir  les  derniers  secours  religieux. 

»  Dans  la  crainlequ  il  n'attachât  la  victime,  je  le  suivis: 
le  brahme  sortit  du  bûcher  ,  présenta  une  torche  à  la  sultie 
et  se  recula.  Elle  plaça  la  torche  entre  les  doigts  de  ses  pieds 
et  alluma  la  paille  placée  au-dessous  d'elle  ;  puis ,  reprenant 
la  torche  de  la  main  droite,  elle  mit  le  feu  dans  plusieurs 
endroits,  sur  sa  tète,  à  côté  d'elle,  derrière  elle;  en  même 
tems  les  prêtres  officians  appliquaient  d'autres  torches  à 
l'extérieur.  Debout  et  tenant  élevée  la  main  qui  portail 
le  flambeau,  elle  voyait  d'un  œil  ferme  la  flamme  s'appro- 
cher d'elle;  puis  elle  se  coucha  sur  le  cadavre  de  son  mari, 
el  tout-à-coup  l'édifice  entier  ne  fut  qu'une  masse  enflani- 


56  VEUVES     HINDOUES. 

mée..  Une  minute  et  demie  après  la  conflagration,  nous 
aperçûmes  les  restes  de  la  siittie  tout  en  feu ,  qui  tenait 
les  restes  de  son  époux  étroitement  enlacés  ;  le  feu  était  si 
violent,  que  nous  fûmes  obligés  de  nous  reculer,  quoi- 
qu'un espace  de  douze  toises  nous  séparât  du  bûcher.  Je 
crois  qu'elle  était  morte  avant  que  la  flamme  Teût  at- 
teinte :  la  fumée  repoussée  par  un  vent  très-vif,  et  l'ex- 
cessive chaleur  d'une  atmosphère  où  il  était  impossible  de 
respirer ,  avaient  dû  causer  promptement  la  suffocation  de 
la  victime.  » 

M.  Chaplin ,  commissaire  du  Dekan ,  dans  une  lettre 
datée  du  i^  juin  iB-îS,  fait  les  réflexions  suivantes  que 
l'on  trouvera  peut-être  plus  philosophiques  qu'humaines. 

«  La  raison  ,  la  philantropie  et  la  religion  jcondamnent 
également  ces  sacrifices  :  quant  à  la  peine  physique  que  la 
sutlie  doit  souffrir  selon  l'opinion  commune,  je  puis  affir- 
mer, d'après  les  observations  les  plus  récentes,  qu'elle 
n'est  pas  réelle  ;  on  ne  brûle  pas  la  victime  à  petit  feu.  Les 
shasters  ne  le  prescrivent  pas,  et  la  coutume  est  au  con- 
traire de  construire  le'  bûcher  de  manière  à  ce  qu'elle  soit 
engloutie  en  une  minute  dans  un  abîme  de  flammes^  la 
sulfocation  suit  instantanément  l'application  de  la  torche 
aux  matières  inflammables.  Une  dose  d'arsenic,  deux  grains 
de  morphine,  une  coupe  remplie  d'opium,  causent  une 
agonie  plus  douloureuse. 

»  Tant  que  la  religion  des  Hindous  encouragera  ces 
suicides,  le  gouvernement  ne  pourra  pas  les  faire  cesser 
par  des  demi-mesures.  Les  vierges  milésienncs  de  l'anti- 
quité n'ont  renoncé  à  l'usage  de  se  détruire  elles-mêmes, 
que  par  la  crainte  des  lois  qui  ordonnèrent  d'exposer  les 
cadavres  nus  des  coupables-,  les  victimes  des  superstitions 
hindoues  ne  cesseraient  de  monter  sur  les  bûchers  de  leurs 
éj)oiix  ,  que  si  ces  infortunées  étaient  jetées  aux  vents 
«lans  les  endroits  réputés  immondes,  qu'habitent  les  castes 


VEUVES    HINDOUES.  5^ 

proscrites.  J'avoue  cependant  que  toute  espèce  de  mesure 
coercitive  me  semble  impolilique  à  cet  (^gard.  C'est  une 
-cruauté  inutile  de  composer  le  bûcher  de  manière  à  ce  que 
le  feu  y  prenne  lentement  :  c'est  doubler  l'agonie  de  la 
veuve  en  donnant  plus  d'éclat  encore  à  son  barbare  dé- 
vouement. 

»  Je  condamne  aussi  l'obsession  à  laquelle  on  soumet 
préalablement  la  suttie ,  que  l'on  veut  empêcher  de  se 
détruire.  C'est  un  supplice  gratuit  et  qui  ne  peut  avoir  de 
résultats.  A  la  femme  qui  abdique  volontairement  toutes 
les  jouissances  de  la  vie,  qui  regarde  le  suicide  comme 
une  gloire  ,  comme  la  route  de  la  félicité  éternelle , 
comme  un  devoir  de  religion  et  d'amour ,  quels  argumens 
opposerez-vous .f^  Si ,  par  des  délais  et  sous  divers  prétextes, 
on  recule  l'heure  du  sacrifice,  le  cadavre  du  mari,  exposé 
en  plein  air ,  tombe  en  putréfaction ,  et  les  miasmes  mal^- 
sains  qu'il  exhale  répandent  la  contagion  dans  le  village  ; 
les  parens,  obligés  de  jeûner  jusqu'à  l'heure  de  la  cérémo- 
nie, sort  eux-mêmes  victimes  de  ces  délais^  et  la  suide, 
par  les  importunités  qui  l'accablent,  est  forcée  de  subir 
mille  morts  avant  de  marcher  au  trépas.  » 

A  ces  nombreux  exemples  d'un  fanatisme  invincible  et 
qui  pervertit  toutes  les  notions  du  bon  sens,  tous  les  senti- 
mens  de  l'humanité ,  nous  opposerons  la  conduite  admi- 
rable et  touchante  d'une  femme  indienne,  reine  pieuse, 
mère  tendre,  et  digne,  par  l'exercice  de  toutes  les  vertus 
mâles  et  royales ,  de  servir  de  modèle  aux  souverains  des 
nations  les  plus  civilisées.  Nous  voulons  parler  d'Alaia 
Bhaye,  princesse  mahratte  (i),  qui  vivait  encore  il  y  a 

(i)  Note  du  Tr.  Les  Mahrattes ,  qui  ont  si  long-tems  disputé  leur  inde'- 
pendance  aux  Anglais,  appartiennent  à  la  caste  des  brahmcs.  C'est  à  tort 
que  l'on  suppose  en  Europe  que  les  bralimcs  sont  tous  des  prêtres.  Il  faut, 
)1  est  vrai,  appartenir  h  cette  caste  pour  le  devenir;  mais  c'est  le  plus  petit 
pombre  qui  rensplit  les  lonctioiis  du  sacerdoce. 


58  VEUVES    HlKDOtES. 

quelques  années ,  et  qui  gouverna  ,  pendant  trente  ans ,  la 
province  de  Malwa,  située  au  milieu  de  ce  vaste  plateau 
que  les  Anglais  ont  nommé  l'Inde  Centrale. 

Cette  Sémirarais  hindoue  perdit  son  mari  de  bonne 
heure.  Agée  de  vingt  ans,  tutrice  d'un  enfant  faible  et  in- 
sensé, elle  succéda  à  son  époux.  Les  tentations  de  tout 
genre  entouraient  sa  jeunesse-,  elle  se  conduisit  comme  un 
sage.  Selon  la  coutume  des  veuves  de  l  Inde,  elle  porta  le 
deuil  en  blanc  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie.  Femme  sans  vanité , 
dévote  sans  intolérance,  reine  populaire ,  inaccessible  à  la 
séduction  comme  à  la  flatterie  ,  elle  olfre  un  exemple,  isolé 
peut-être,  d'un  caractère  sans  tache  et  d'une  perfection 
presqu'idéale ,  au  milieu  de  tous  les  dangers  du  pouvoir. 
Un  brahme  écrivit  son  panégyrique  et  vint  le  lui  lire.  Alaïa 
Bhaye  écouta  patiemment  ces  éloges  ,  observa  qu'elle  ne  les 
méritait  pas,  fit  jeter  le  livre  dans  le  fleuve  Kerbudda,  et 
congédia  le  brahme. 

Son  fils ,  Malhe  Rahoe  Holkar,  mourut  peu  de  tems 
après  le  décès  de  son  père.  Restée  seule  maîtresse  du 
trône,  elle  se  livra  sans  réserve  à  ses  devoirs  de  reine.  Sa 
piété  était  profonde  et  ne  consistait  point  en  vaines  for- 
mules. «Dieu  m'a  donné  le  pouvoir,  disait-elle^  je  suis 
responsable  de  chacun  des  actes  de  ma  vie.  »  Assise  tous 
les  jours  dans  le  durbar(i),  dont  elle  faisait  ouvrir  les 
portes ,  elle  accueillait  toutes  les  demandes ,  écoutait  elle- 
même  les  plaintes  de  ses  sujets ,  jugeait  les  différens  portés 
devant  son  tribunal  et  s'informait  avec  soin  des  détails  les 
plus  minutieux  de  l'administration.  A  son  ordre  s'élevèrent 
des  forteresses,  des  marchés,  des  caravansérails  pour  les 
voyageurs.  Elle  fit  percer  et  paver  des  routes,  creuser  des 
étangs  5  c'est  ainsi  qu'elle  employa  les  nombreux  trésors 
accumulés  par  la  famille  des  llolkar.  Du  jùed  des  monls 

(i)  Salle  (lu  conseil  :  c'est  le  divan  liiiulou. 


VEUVES    HINDOrEs.  5g 

riymalay a  jusqu'au  cap  Comoiin,  Ton  trouve  des  vestiges 
magnifiques  de  sa  prévoyance  royale  et  de  son  humanité. 
Les  pauvres  venaient  recevoir  aux  portes  de  son  palais  leur 
nourriture  journalière-,  elle  assemblait,  à  des  jours  fixes, 
les  dernières  classes  du  peuple,  auxquelles  elle  donnait  des 
repas  abondans.  Pendant  les  mois  les  plus  chauds  de  l'an- 
née, des  hommes,  placés  par  son  ordre  sur  les  grandes 
routes,  versaient  à  boire  aux  voyageurs-,  au  commence- 
ment de  l'hiver,  elle  faisait  distribuer  des  vètem^ns  aux 
indigens  et  aux  infirmes  -,  les  animaux  eux-mêmes ,  s'il  faut 
ajouter  foi  à  ce  que  l'admiration  et  l'amour  des  Hindous 
rapportent  sur  cette  grande  reine ,  avaient  part  à  ses  bien- 
faits. 

Tous  les  malheurs  vinrent  éprouver  sa  vertu  :  sa  fille , 
nommée  Moufhta  Bhaye,  perdit  son  enfant  et  son  mari-, 
elle-même  déclara  à  sa  mère  l'intention  où  elle  était  de  se 
brûler  avec  leurs  cadavres.  Aloia  désolée  emplova  tous  les 
moyens  imaginables  pour  détourner  sa  fille  de  ce  funeste 
dessein  :  tout  ce  qu'une  reine ,  une  mère  ,  peuvent  exercer 
d'empire  ou  faire  de  supplications,  n'ébranlèrent  pas  la 
résolution  de  Moufhta  Bhaye.  En  vain  Alaïa  se  jeta  à  ses 
genoux,  et,  souillant  son  front  dépoussière,  la  conjura, 
au  nom  du  Dieu  qu'elle  révérait,  au  nom  de  sa  vieille 
mère  ,  de  ne  pas  l'abandonner  et  de  vivre.  «  Ma  mère,  lui 
répoudit  Moufhta  Bhave ,  vous  êtes  âgée  5  votre  vie  pieuse 
se  terminera  bientôt;  j'ai  perdu  mon  mari  et  mon  enfant , 
je  ne  puis  espérer  de  vous  posséder  long-tems  encore.  Si  je 
vous  perds ,  que  me  restera-t-il  ?  J'aurai  laissé  échapper 
l'occasion  de  mourir  avec  honneur,  et  mon  désespoir  sera 
sans  remède.  » 

Alaïa,  voyant  qu'il  était  inutile  de  tenter  de  nouveaux 
efforts,  résolut  d'assister  elle-même  à  Thorrible  scène  qui 
devait  terminer  les  jours  de  sa  fille.  Elle  fit  partie  de  la 
procession  :  deux  brahmesla  soutenaient  et  lui  tenaient  les 


6o  VEUVES     H1NDOVE5. 

mains ^  debout  auprès  du  bûcher,  et  luttant  contre  les  an- 
goisses ,  elle  montra  beaucoup  de  fermeté  pendant  le  com- 
mencement de  la  cérémonie  5  mais  lorsque  la  flamme  cacha 
la  suttie  à  ses  yeux,  incapable  de  se  soutenir  plus  long- 
tems ,  et  poussant  un  grand  cri  qui  se  mêla  aux  hurlemens 
du  peuple ,  elle  s'élança  des  mains  des  prêtres.  On  la  saisit  : 
ne  pouvant  échapper  à  ceux  qui  la  retenaient,  elle  mordait 
ses  bras  etles  ensanglantait  dans  son  désespoir.  Cependant, 
quand  les  corps  furent  consumés,  elle  retrouva  assez  de 
présence  d'esprit  pour  aller,  selon  l'usage,  se  baigner  dans 
le  Nerbudda. 

Cette  malheureuse  mère ,  chez  qui  la  piété  combattait 
la  nature  sans  en  étouffer  la  voix ,  se  retira  dans  son  pa- 
lais ,  y  resta  enfermée  pendant  trois  jours ,  sans  prononcer 
une  parole  et  sans  prendre  de  nourriture.  Peu  de  tems 
après  (en  l'jgS)  elle  mourut,  âgée  de  soixante  ans,  laissant 
son  empire  florissant  et  son  trône  sans  héritier  :  de  sa  mort 
date  la  ruine  de  la  belle  province  de  Malwa. 

Ce  mélange  de  grandeur  et  de  barbarie,  de  dévouement, 
de  bassesse,  d'héroïsme  et  de  superstition,  marque  toutes 
les  pages  des  annales  de  l'Inde  ;  il  est  surtout  fréquent  chez 
les  Rajpouts  Mahrattes ,  race  féodale  et  orgueilleuse ,  ca- 
pable des  plus  nobles  vertus  et  des  plus  grands  crimes. 
Quand  le  voyageur  s'arrête  étonné  devant  les  gigantesques 
statues  qui  peuplent  les  souterrains  d'EUora,  et  qu  il  ad- 
mire avec  effroi  ces  images  colossales  où  une  extrava- 
gance monstrueuse  s'allie  à  la  beauté  idéale  des  formes  ,  il 
croit  y  voir  un  emblème  de  ce  peuple  singulier ,  comme  si 
le  tems  avait  conservé  dans  ces  antiques  constructions  le 
symbole  le  plus  expressif  du  génie  et  des  vieilles  mœurs 
de  l'Hindoustan.  (London  Magazine.  ) 


Ukln    ^^ottfmcjîoralttc, 

SIÈGE    DE     SARRAGOSSE    (l). 


Du  moment,  où  Palafox  avait  pris  le  commandement  de 
cette  ville,  le  bon  ordre  y  avait  été  rétabli.  D'une  confiance 
entière  dans  les  sentimens  et  les  talens  du  chef,  était  née  une 
obéissance  absolue,  et  toutes  les  classes  de  la  population 
travaillèrent,  avec  autant  de  zèle  que  d'activité,  à  des  pré- 
paratifs de  défense,  rendus  nécessaires  par  un  danger  im- 
minent. Lorsque  le  capitaine-général  avait  déclaré  la  guerre 
à  la  France  ,  il  n'avait  pas  plus  de  deux  cent-vingt  hommes 
sous  les  armes  -,  seize  pièces  de  canon  en  mauvais  état  for- 
maient toute  l'artilierie  de  la  place,  et  l'arsenal  put  à  peine 
fournir  quelques  fusils  de  munition.  On  mit  en  réquisition 
toutes  les  armes  de  chasse  -,  on  fabriqua  des  piqués  ,  et  les 
poudrières  de  Villaféliche ,  les  plus  considérables  de  l'Es- 
pagne ,  fournirent  la  poudre  nécessaire.  Pour  tout  le  reste, 
Palafox  plaçait  dans  la  sainteté  de  sa  cause ,  et  dans  la  bra- 
voure de  ses  compatriotes  ,  un  espoir  qui  ne  fut  point  dé- 
çu. Disposés  à  tous  les  efforts  ,  à  tous  les  sacrifices  qu'ils 
prévoyaient,  les  habitans  virent  bientôt  grossir  leurnombre 
par  une  foule  d'Espagnols  qui,  de  toutes  parts,  accouru- 
rent pour  partager  leurs  travaux  et  leur  gloire.  Des  mili- 
taires de  tous  grades  vinrent  de  Madrid  et  de  Pampelune  , 
et  quelques  ingénieurs  de  l'école  militaire  d'Alcala  accou- 
rurent pour  diriger  les  travaux  de  l'artillerie  de  la  place. 

(i)  Note  de  l'Éd.  Le  i-c'cit  du  siège  tle  Sarragosse,  l'un  des  e've'nemens  les 
plus  remarquables  de  la  guerre  de  la  Pe'uinsule  ,  sous  Napole'on  ,  est  encore 
tiré  de  l'histoire  de  cette  guerre  par  Robert  Southey,  à  laquelle  nous  avons 
de'jh  fait  plusieurs  emprunts.  La  traduction  de  cette  grande  composition 
historique  paraîtra  à  la  Hn  de  janvier  prochain  ,  chez  iVIM.  Dondey-Dunrc. 


02  SIÈGE  DE   SARKAGOSSE. 

La  découverte  d'un  dépôt  d'armes  à  feu  cachées  à  Aljaferia, 
et  qui  s'y  trouvaient  probablement  enfouies  depuis  la  guerre 
de  la  succession  ,  vint  encore  relever  les  espérances  du 
peuple  ,  en  lui  persuadant  que  c'était  un  signe  manifeste 
de  la  protection  de  la  Providence.  Cependant,  le  général 
français  Lefebvre-Desnouettes  ,  poursuivant  des  succès 
dont  rien  jusqu'alors  n'avait  arrêté  le  cours ,  avait  déjà  pris 
position  très -près  de  la  ville ,  dans  un  champ  couvert 
d'oliviers. 

Sarragosse  n'est  point  fortifiée  5  le  mur  en  briques  qui 
l'entoure ,  de  douze  pieds  de  hauteur  et  de  trois  d'épaisseur, 
était  coupé,  en  divers  endroits,  par  des  maisons  qui  fai- 
saient partie  de  l'enceinte.  La  situation  de  la  ville  n'a  rien 
d'avantageux-,  elle  est  dans  une  plaine  découverte ,  et  bor- 
née de  tous  côtés  par  de  hautes  montagnes.  Mais  à  environ 
un  mille,  dans  le  sud-est,  existe  le  Torrero,  monticule  où 
se  trouvaient  un  couvent  et  quelques  habitations.  Le  canal 
d'Aragon  coule  entre  cette  élévation  et  une  autre  à  peu 
près  semblable ,  où  les  Elspagnols  avaient  placé  une  bat- 
terie. L'Ebre  ,  qu'on  passe  sur  deux  ponts  ,  l'un  en  bois  et 
l'autre  en  pierres ,   baigne  les  murs  de  la  ville  et  la  sépare 
de  ses  faubourgs.  Il  reçoit  les  eaux  de  deux  petites  rivières, 
le  Galego  et  la  Guerva  -,  la  première  se  dirige  vers  l'est,  et 
la  seconde  vers  l'ouest  de  la  ville.-  Le  recensement  fait  en 
1^87  portait  la  population  de  Sarragosse  à  42,600  âmes. 
Elle  a  été  évaluée  postérieurement  ta  60,000.  Quoi  qu'il  en 
soit^  la  ville  est  une  des  plus  importantes  de  la  Péninsule , 
par  son  étendue.  De  ses  douze  portes,  quatre  ont  appartenu 
aux  remparts  de  l'ancienne  Saldoba ,    qui,    embellie   et 
agrandie  par  César,  prit  le  nom  de   Cœsarea  Augusla  , 
d'où  est  sans  doute  dérivé  ,  par  corruption ,  celui  de  Sar- 
ragosse (i). 

(1)  i*ar  suite  d'une  corruption  de  prononciation  plus  singulière  encore, 
les  Espagnols  appellent  Syracuse,  Sarragosse  Je  Sicile. 


SIÈGE  DE  SARRAGOSSE.  63 

Elle  est  entièrement  construite  en  briques  -,  les  couvens 
même  et  les  églises ,  auxquels  n'ont  point  été  employés  des 
matériaux  plus  solides,  présentaient  à  celte  époque,  depuis 
les  fondemcns  jusqu'aux  toits,  de  nombreuses  crevasses. 
Les  maisons,  en  général,  de  trois  étages ,  sont  moins  hautes 
que  celles  de  la  plupart  des  autres  villes  d'Espagne,  et 
forment  des  rues  étroites  et  tortueuses,  dont  une  cepen- 
dant ,  appelée  jadis  la  rue  Sainte  ,  à  cause  des  nombreux 
chrétiens  qui ,  dans  les  premiers  tems  de  l'Eglise,  y  re- 
çurent le  martyre,  est  grande  et  régulière.  Les  habitans 
de  Sarragosse  ,  ainsi  que  les  autres  Aragonais  et  leurs  voi- 
sins les  Catalans,  se  sont  toujours  lait  remarquer  par  leur 
ardent  amour  pour  la  liberté.  Les  efforts  qu'ils  ont  faits  en 
diverses  circonstances  pendant  les  quatre  derniers  siècles , 
tout  infructueux  qu'ils  ont  été,  en  confirmant  cette  répu- 
tation qu'ils  tenaient  de  leurs  ancêtres,  n'ont  rien  diminué 
de  leur  bravoure  et  de  leur  constance  dans  le  danger. 

Sarragosse  était  renommée  par  le  culte  qu'on  y  rendait 
à  Notre-Dame-du-Pillar,  dont  le  souvenir  était  encore  en 
si  grande  vénération,  que,  dans  leurs  proclamations^  les 
généraux  et  les  juntes  l'avaient  souvent  invoquée  comme 
un  des  plus  fermes  soutiens  de  la  monarchie.  Voici  ce  que 
les  légendes  racontaient  à  cet  égard.  Lorsque  les  apôtres, 
après  la  résurrection ,  se  séparèrent  pour  aller  prêcher 
l'Evangile  dans  les  différentes  parties  du  monde  ,  saint 
Jacques-le-Mineur  se  rendit  en  Espagne,  que  Jésus-Christ 
avait  spécialement  confiée  à  ses  soins.  Avant  de  partir ,  il 
alla  prendre  congé  de  la  Vierge,  lui  baiser  les  mains  et  lui 
demander  sa  bénédiction.  Elle  le  chargea  de  faire  bâtir 
une  église  en  son  honneur  à  l'endroit  où  iL aurait  fait  le 
plus  de  conversions,  ajoutant  qu'elle  aurait  soin  de  lui 
donner  de  plus  amples  renseignemens  à  cet  égard  sur  le 
lieu  même.  Saint  Jacques  mit  à  la  voile,  débarqua  en  Ga- 
lice ,  et ,  après  avoir  prêché  avec  assez  peu  de  succès  dans 


64  SIÈGE  DE  SAURAGOSSE. 

les  provinces  septentrionales  ,  poussa  jusqu'à  Cœsarea  Au- 
gusta,  où  il  fit  huit  conversions.  Un  soir,  après  avoir  prié 
comme  à  l'ordinaire  avec  ses  nouveaux  disciples ,  sur  les 
bords  du  fleuve ,  ils  s'endormirent ,  et ,  à  minuit ,  l'apôtre 
entendit  des  voix  célestes  chantant  Vy^i^e  Maria.  Il  se  mit 
à  genoux ,  et  vit  la  Vierge ,  sur  un  pilier  de  marbre ,  entou- 
rée d'un  groupe  d'anges  qui  chantaient.  Lorsqu  ils  eurent 
achevé  leuF  hymne  ,  la  Vierge  ordonna  à  saint  Jacques  de 
lui  bâtir  une  église  autour  de  ce  pilier  que  son  fils  avait 
envoyé  par  des  anges.  Elle  ajouta  qu'il  subsisterait  jusqu'à 
la  fin  du  monde  ,  et  que  de  grandes  faveurs  seraient  accor- 
dées à  ceux  qui  viendraient  la  prier  en  cet  endroit.  Après 
ces  mots,  les  anges  la  transportèrent  de  nouveau  à  son  do- 
micile à  Jérusalem,  car  cela  se  passait  avant  l'Assomption. 
Saint  Jacques ,  obéissant  à  des  ordres  aussi  précis ,  fit  cons- 
truire immédiatement  la  première  église  qui  ait  été  consa- 
crée à  la  Vierge.  On  y  faisait  le  même  service  qu'à  la  ca- 
thédrale de  Sarragosse,  et  les  assemblées  du  chapitre 
avaient  lieu  alternativement  dans  ces  deux  églises.  Le  pape 
Gélase  avait  accordé  des  indulgences  à  tous  ceux  qui  con- 
tribueraient à  l'embellissement  de  la  première,  et  ce  fut  à 
partir  de  cette  époque  que  commencèrent  l'accumulation 
des  richesses  qui  y  étaient  entassées ,  et  les  superstitions 
dont  elle  fut  le  théâtre. 

Mais  dans  la  lutte  terrible  que  les  habitans  de  Sarragosse 
eurent  à  soutenir  contre  Napoléon  ,  tout  ce  que  leur  culte 
extérieur  pouvait  avoir  de  ridicule  et  d'absurde  disparut  , 
pour  ne  laisser  apercevoir  que  la  sublimité  d'une  foi  qui 
promettait  le  succès  ou  le  martyre.  Les  Français,  habitués 
à  rabaisser  les  Espagnols ,  parlaient  avec  plus  de  mépris 
encore  des  habitans  de  Sarragosse.  «  On  ne  voit  dans  celle 
ville,  disaient-ils,  aucune  distinction  de  costumes  -,  point 
de  ces  mises  élégantes  et  riches  qui  attirent  les  regards 
dans  toutes  les  cités  opulentes.  Ici,  tout  est  monacal,  triste 


SIÈGE   PF,  SAUr>\GOSSE.  65 

Cl  monotone.  La  ville  semble  incapable  de  fournir  aucune 
des  commodités  ou  des  agrémcns  de  la  vie ,  parce  que  les 
habitans  n'en  recherchent  et  n'en  désirent  aucuns.  Plon- 
gés dans  un  état  continuel  d'apathie,  ils  ne  conçoivent 
pas  même  la  possibilité  d'en  sortir  (i).  »  Ce  fut  avec  de  pa- 
reilles idées  que  les  Français  se  rendirent  au  siège  de  la 
capitale  de  F  Aragon.  Un  corps  de  cavalerie,  à  la  pour- 
suite d'un  détachement  espagnol ,  entra  dans  la  ville  le  i4^ 
mais,  chassé  des  premières  rues  où  il  pénétra,  il  reconnut 
que  la  supériorité  des  troupes  de  ligne  sur  les  citoyens 
disparaît  aussitôt  qu'on  ne  combat  plus  en  rase  campagne. 
Le  lendemain ,  un  détachement  français  attaqua  les  avant- 
postes  sur  le  canal,  tandis  que  le  corps  entier  tentait  de 
donner  l'assaut  à  la  ville,  du  côté  de  la  porte  Portillo.  Les 
Aragonais  firent  des  prodiges  de  valeur  ;  ils  n'avaient  pas 
eu  le  tems  de  se  disposer  à  soutenir  cette  attaque.  Les  pièces 
d'artillerie,  braquées  à  la  haie  devant  la  porte,  étaient 
servies  indistinctement  par  tous  ceux  qui  se  présentaient. 
Celui  qui  se  sentait  en  état  de  diriger  donnait  des  ordres 
aux  lieux  où  le  hasard  l'avait  placé,  et  la  foule  lui  obéis- 
sait. Quelques  Français  entrés  dans  la  ville  y  perdirent 
la  vie.  Lefebvre,  reconnaissant  l'impossibilité  de  réussir 
pour  cette  fois  dans  ses  desseins ,  ordonna  la  retraite ,  après 
une  perte  considérable.  Les  Espagnols  ^  de  leurx:ôté,  eu- 
rent deux  mille  hommes  tués  et  autant  de  blessés.  Dans  de 
pareils  combats ,  tout  l'avantage  est  du  côté  des  assiégés , 
et  la  perte  des  Français  qui,  du  reste,  furent  contraints 
d'abandonner  une  partie  de  leurs  bagages,  dût  être  beau- 
coup plus  considérable.  Les  vainqueurs  étaient  disposés  à 
troubler  la  retraite,  mais  Palafox  crut  devoir  réprimer  cet 
élan,  persuadé  que  de  nouvelles  et  nombreuses  occasions 
ne  tarderaient  pas  à  s'offrir  de  mettre  à  profit  la  bravoure 
de  ses  compatriotes, 

{i)  Labordc. 

XV.  5 


6()  SIÈGE  DE   SARRAGOSSE. 

Lefebvre  n'avait  fait  que  se  retirer  hors  de  la  portée  du 
canon.  Ses  troupes,  bien  supérieures  en  nombre  à  celles 
dont  ses  antagonistes  pouvaient  disposer,  ne  permettaient 
pas  de  douter  qu'il  ne  revînt  bientôt  à  la  charge  pour 
venger  sa  défaite.  On  devait  s'attendre  à  un  siège  régulier, 
et  l'on  n'avait  pour,  toute  défense  qu'un  mur  en  briques, 
une  faible  artillerie  ,  et  une  poignée  de  troupes  insuffisantes 
pour  de  nombreuses  sorties.  Ce  triste  état  de  choses  ne 
découragea  cependant  pas  les  assiégés.  Palafox ,  immédia- 
tement après  la  première  affaire,  partit  pour  chercher 
quelques  renforts,  et  mettre  le  reste  de  TAragon  en  état 
de  défense ,  dans  le  cas  où  la  capitale  succomberait.  Il  était 
accompagné  par  le  colonel  Burton ,  son  ami  et  son  aide- 
de-camp,  par  le  lieutenant-colonel  d'artillerie  Beillaj*,  le 
père  Basilio  et  Tio-Georges.  Avec  ces  fidèles  compagnons 
et  une  faible  escorte,  il  passa  l'Ebre  à  Pina,  commença 
par  rallier  environ  quatorze  cents  soldats  qui  avaient  fui 
de  Madrid,  et  se  réunit  cà  Belchite  au  baron  de  Versage, 
qui  avait  auprès  de  lui  quelques  nouvelles  levées.  Il  réunit 
en  tout  sept  mille  hommes  d'infanterie,  cent  chevaux  et 
quatre  pièces  d'artillerie.  Avec  ces  ressources  ,  toutes  fai- 
bles qu'elles  étaient,  il  forma  le  projet  de  secourir  la  ville-, 
mais  quelques-uns  de  ceux  qui  le  suivaient  jugèrent  d'abord 
cette  tentative  impraticable.  D'autres  firent  l'étrange  pro- 
position de  se  rendre  à  Valence  ,  et  se  disposèrent  même  à 
l'effectuer.  Mais  Palafox,  après  avoir  ébranlé  tous  les  cœurs 
par  les  exhortations  les  plus  énergiques ,  finit  par  offrir 
des  passe-ports  à  ceux  qui  voudraient  l'abandonner  au  mo- 
ment du  péril ,  et  tous  promirent  de  le  suivre.  Il  marcha 
donc  sur  Epila,  espérant  pouvoir  pousser  jusqu'au  village 
de  la  Mucla,  et  intercepter  les  renforts  de  l'armée  fran- 
çaise ,  en  la  plaçant  entre  son  corps  et  la  ville.  Lefebvre 
rcmpècha  de  réaliser  ce  plan  en  l'attaquant  cà  l'improviste 
à  Epila  ,  dans  la  nuit  du  -2.3.  Après  une  lutte  sanglante  ,  la 


SIÈGE   DE  SAURAGOSSE.  G^ 

supériorité  des  armes  et  la  discipline  donnèrent  l'avantage 
aux  Français.  Les  débris  de  ce  brave  corps  se  rendirent  à 
Calalayud,  et  finirent,  après  plusieurs  tentatives  infruc- 
tueuses ,  par  se  jeter  dans  Sarragosse. 

Lesassiégeaas  reçurent  bientôt  un  renfort  de  deux  mille 
cinq  cents  bommcs,  commandés  par  le  général  \  erdier  , 
outre  quelques  bataillons  portugais  que  Napoléon,  suivant 
son  système,  arrachait  à  leur  pays  pour  leur  faire  affronter 
les  premiers  dangers.  Le  27,  on  attaqua  la  ville  et  le  Tor- 
rero,  mais  les  assaillans  furent  repoussés  avec  une  perte  de 
huit  cents  hommes  et  six  pièces  d'artillerie.  Ils  revinrent  à 
la  charge  le  lendemain ,  avec  aussi  peu  de  succès ,  du  côté 
de  la  ville-,  cependant  le  Torrero  fut  emporté  par  la  faute 
d'un  officier  d'artillerie,  qu'on  accusa  d'avoir  fait  aban- 
donner les  pièces  à  ses  canonniers  au  moment  du  plus 
grand  danger.  Rentré  dans  la  ville,  il  fut  passé  par  les 
verges  et  fusillé  ensuite. 

Les  Français,  pourvus  de  mortiers,  d'obusiers  et  de 
quelques  canons  de  douze ,  lançaient,  du  haut  du  Torrero, 
iHic  grêle  de  projectiles  sur  la  ville.  Plus  de  douze  cents 
bombes  el  obus  y  tombèrent  en  très-peu  de  lems.  Aucun 
édifice  n'étant  à  l'épreuve  de  la  bombe ,  les  habitans  pla- 
cèrent contre  les  maisons  des  poutres  à  côté  les  unes  des 
autres,  et  dans  une  direction  oblique,  pour  servir  d'abri 
contre  les  obus  et  les  grenades.  Ils  firent,  avec  les  Icnde- 
lets  qui,  dans  leur  ville,  décorent  toutes  les  fenêtres,  des 
espèces  de  sacs  remplis  de  terre ,  qui  remplacèrent  les 
gabions  ,  et  ils  formèrent  ainsi  un  retranchement  autour  de 
chaque  porte.  Les  maisons  qui  pouvaient  masquer  l'ap- 
proche de  l'ennemi  furent  démolies ,  et  les  propriétaires 
'  des  jardins  environnans  arrachèrent  eux-mêmes  les  plan- 
tations d'oliviers  et  d'arbres  fruitiers  dont  se  composait 
leur  fortune.  Les  femmes  de  toutes  les  classes ,  dirigées  et 
commandées  par  la  comtesse  de  Burita  ,  qui  ne  s'était  fait 


68  SIÈGE   DE   SARRAGOSSE. 

remarquer  jusqu'alors  que  par  Téclat  de  sa  jeunesse  et  de 
sa  beauté  ,  formèrent  un  corps  pour  porter  des  secours  aux 
combaltans  et  enlever  les  blessés.  Quelques  moines  prirent 
les  armes,  d'autres  furent  employés,  avec  les  religieuses, 
à  faire  les  cartouches",  que  les  en  fans  étaient  chargés  de 
distribuer. 

Il  est  bien  rare  de  ne  pas  trouver,  dans  une  population 
aussi  nombreuse  que  celle  de  Sarragosse  ,  des  hommes  ca- 
pables de  se  laisser  séduire  par  de  brillantes  promesses ,  et 
Ton  ne  peut  attribuer  qu'à  la  trahison  l'explosion  du  ma- 
gasin à  poudre,  placé  au  centre  de  la  ville,  qui  eut  lieu 
dans  la  nuit  du  28.  Cette  catastrophe ,  que  les  Français  at- 
tendaient sans  doute,  fut  le  signal  pour  faire  avancer  leurs 
colonnes  près  des  portes  qui  leur  étaient  vendues.  Tandis 
que  les  habitans  s'occupaient  à  enlever  du  milieu  des  ruines 
de  treize  maisons  renversées  par  la  commotion ,  les  ca- 
davres et  les  blessés ,  le  feu  des  assiégeans  vint  accroître 
leurs  dangers  sans  diminuer  leur  courage.  L'attaque  des 
Français  se  dirigea  principalement  contre  la  porte  Porlillo, 
et  contre  un  grand  bâtiment  carré  ,  hors  des  murs,  et  envi- 
ronné d'un  fossé.  L'entourage  de  bastions  qui  défendait  l'ap- 
proche de  la  porte,  détruit  et  abattu  à  plusieurs  reprises  , 
fut  autant  de  fois  relevé  sous  le  feu  même  de  l'ennemi. 
Mais  bientôt  les  retranchemens  ne  présentèrent  plus  qu'un 
monceau  de  décombres  et  de  cadavres.  11  n'y  restait  pres- 
que plus  de  combaltans ,  lorsque  la  jeune  Augustine  Sar- 
ragosse ,  femme  des  dernières  classes  du  peuple ,  y  arriva 
pour  remplir  les  fonctions  que  son  sexe  s'était  imposées 
pendant  ce  siège  mémorable.  Presque  toutes  les  pièces 
étaient  démontées,  et  un  feu  terrible  ne  permettait  pas  au 
petit  nombre  de  canonniers  qui  restaient  encore,  de  les 
mettre  en  étal  cl  de  les  manœuvrer.  Augustine  saisit  une 
mèche  des  mains  d'un  soldat  mourant ,  mit  le  feu  à  une 
pièce  de  vingt-quatre ,  et  prononça  à  haute  voix ,  devant 


SIÈGE   DE   SAURAGOSSE.  69 

ses  compatriotes  ,  le  vœu  énergique  et  solennel  de  ne  point 
abandonner  la  batterie,  tant  que  durerait  le  siège.  Aus- 
sitôt ,  les  assiégés  se  précipitent  sur  les  pièces ,  recom- 
mencent le  feu ,  et  repoussent  les  Français  sur  tous  les 
points. 

Lefebvre ,  persuadé  que  le  bombardement  avait  répandu 
la  terreur  dans  la  ville,  pensa  qu  une  nouvelle  tentative 
pour  y  pénétrer  ne  rencontrerait  que  peu  d'obstacles.  Le 
2  juillet  une  colonne  de  son  corps  d'armée  sortit  des  re- 
tranchemens,  et  s'avança,  sans  tirer  un  coup  de  fusil,  de 
la  porte  Portillo  5  mais  une  décharge  de  mitraille ,  qui  la 
prit  en  flanc ,  éclaircit  ses  rangs,  et  la  força  à  rétrograder. 
Il  fut  impossible  de  la  rallier ,  quoique  le  corps  d'armée 
fût  prêt  à  la  soutenir  et  à  la  suivre  dans  la  ville.  Une  autre 
colonne ,  qui  se  portait  en  même  tems  sur  la  porte  du 
Carmen,  fut  également  repoussée  avec  perte. 

Les  officiers  espagnols  enfermés  dans  Sarragosse  ,  en 
profitant  de  cesattaquesinfructueuses,  n'y  voyaient  qu'une 
preuve  de  l'impéritie  du  général  français.  JMais  celui-ci, 
outré  sans  doute  de  la  résistance  d'un  ennemi  qu'il  mépri- 
sait, et  d'une  ville  qui,  d'après  les  règles  de  l'art,  devait 
être  enlevée  sans  coup  férir ,  avait  voulu  terminer  le  siège 
promptement  et  par  une  action  d'éclat.  Déçu  dans  son 
attente,  il  commença  à  former  le  blocus  et  à  investir  la 
place  de  plus  près  :  dans  les  commencemens  du  siège  , 
Sarragosse  avait  reçu  des  secours  qui ,  malgré  leur  faiblesse 
réelle,  étaient  d'une  grande  importance  pour  le  moment. 
Quatre  cents  soldats  du  régiment  d'Estramadure,  des  dé- 
tachemens  de  plusieurs  autres  corps  et  quelques  canonniers 
étaient  entrés  dans  ses  murs-,  on  avait  fait  venir  de  Lérida 
deux  pièces  de  vingt-quatre.  Les  Français,  de  leur  côté, 
tiraient  de  Pampelune  les  munitions  nécessaires  à  leur 
corps  d'armée.  Ils  avaient  occupé,  depuis  leur  apparition, 
la  rive  droite  de  l'Ebre:  le   11  juillet,  ils  passèrent   ce 


O  SIÈGE  DE   SAllUAGOSSE. 


fleuve,  el  jetèrent  sur  la  rivegauche  un  détachement  assez 
nombreux  pour  protéger  la  construction  d'un  pont.  Cet 
ouvrage,  achevé  le  i4,  leur  permit  de  se  servir  de  leur 
cavalerie,  dont  la  supériorité  avait  déterminé  presque 
tous  les  avantages  remportés  jusqu'à  ce  moment  dans  la 
Péninsule.  Ils  purent  dès-lors  occuper  tous  les  environs 
de  Sarragosse,  détruire  les  moulins,  lever  des  contribu- 
tions sur  les  villages,  et  intercepter  toutes  les  voies  qui 
pouvaient  faire  espérer  des  secours  aux  assiégés  -,  mais 
ceux-ci  ne  se  laissèrent  point  abattre  par  ces  nouvelles  dif- 
ficultés. On  construisit  dans  la  ville  des  moulins  que  fai- 
saient aller  des  chevaux ,  et  les  moines  furent  employés  à 
ramasser  du  soufre  et  du  salpêtre ,  et  à  confectionner  la 
poudre. 

A  la  fin  de  juillet  la  ville  était  investie  de  tous  cotés; 
les  vivres  v  étaient  peu  abondans ,  et  les  moyens  de  s'en 
procurer  entièrement  nuls.  Les  habitans  s'attendaient  d'un 
jour  à  l'autre  à  une  attaque  générale  ou  à  un  nouveau 
bombardement  ;  ils  n'avaient  pas  d'endroit  où  ils  pussent 
mettre  à  couvert  les  enfans,  les  malades  et  les  blessés, 
dont  le  nombre  s'accroissait  journellement  par  les  sorties 
qu'ils  faisaient  dans  l'espoir  de  rouvrir  leurs  communica- 
tions avec  la  campagne.  Dans  cette  situation  désespérée, 
il  ■  firent  un  dernier  et  inutile  effort  pour  reprendre  Tor- 
rcro.  Convaincus  que  toutes  leurs  tentatives  à  cet  égard  ne 
feraient  désormais  qu'ajouter  à  leurs  pertes  ,  ils  résolurent 
d'attendre  l'ennemi  derrière  les  murailles,  et  de  s'ense- 
velir sous  leurs  débris. 

Dans  la  nuit  du  2  août  et  le  jour  suivant,  les  Français 
bombardèrent  la  ville.  Un  hôpital  encombré  de  malades 
et  de  blessés  prit  feu,  et  fut  consumé  en  peu  d'instans, 
malgré  les  efforts  des  assiégés.  Ils  durent  se  borner  à  arra- 
cher aux  flammes  les  malheureux  qui  se  trouvaient  en 
uièmc  tems  exposés  aux  [)r()jcctiles  ennemis  et  aux  fureurs. 


SIÈGE  DE   5.VRU.VO0SSE.  'j  l 

de  l  incendie.  La  population  entière,  bravant  un  danger 
imminent,  se  porta  sur  les  lieux,  et  les  femmes  surtout 
montrèrent  le  dévouement  et  rintrépidilé  dentelles  avaient 
déjà  donné  tant  de  preuves. 

Le  lendemain  les  Français  achevèrent  de  placer  une 
batterie  sur  la  rive  droite  de  la  Guerva,  à  portée  de  pis- 
tolet de  la  porte  de  Sainte-Engracia,  à  laquelle  donnait 
son  nom  le  beau  couvent  des  Hiéronymiles  qui  en  était  voi- 
sin. Ce  monument  était  remarquable  sous  plusieurs  rap- 
ports. Digne  de  l'attention  des  hommes  de  lettres,  parce 
qu'il  renfermait  le  tombeau  de  l'historien  Zurita,  qui  y 
avait  passé  les  derniers  jours  de  sa  vie  5  les  reliques  de  la 
sainte  dont  il  portait  le  nom  le  rendaient  l'objet  de  la  vé- 
nération des  âmes  pieuses.  Sainte  Engracia,  selon  la  Lé- 
gende, était  fille  de  Camérus,  général  africain  au  service 
des  Romains ,  qui  lui  donnèrent  la  ville  de  Norba  Cœsarea, 
située  sur  le  Tage,  entre  Portalègre  et  Alcantara.  La 
jeune  Eneratis  ou  Engracia,  élevée  dans  la  religion  chré- 
tienne, et  fiancée  au  gouverneur  d'une  province  de  la 
Gaule  Narbonaise ,  allait  le  joindre,  suivie  d'une  brillante 
escorte.  Elle  eut  à  traverser  Caesarea  Augusta,  où  Publius 
Décianus,  préfet  d'Espagne,  exerçait  les  plus  terribles 
persécutions  contre  les  Chrétiens.  Soit  qu'elle  préférât  le 
martyre  à  un  époux  qu'elle  ne  connaissait  point  encore, 
soit  que  son  rang  et  la  puissance  de  son  père  lui  parussent 
une  sauve-garde  suffisante,  Engracia  alla  voir  Publius,  et 
intercéda  auprès  de  lui  pour  ses  infortunés  co-religionnaires. 
Mise  à  la  torture  par  les  ordres  du  préfet ,  elle  y  résista 
sans  perdre  la  vie,  et  sans  que  les  supplices  les  plus  affreux 
la  fissent  renoncer  à  la  foi  du  Christ.  Ses  reliques ,  dépo- 
sées ensuite  dans  l'église  élevée  en  son  honneur ,  dispa- 
rurent pendant  le  séjour  des  Maures  en  Espagne ,  et  furent 
retrouvées  vers  la  fin  du  quatorzième  siècle.  Soixante-dix 
ans  après ,  Jean  II  d'Aragon  ,    l'un  des  souverains  les  plus 


ri  SIEGE  DE  SÀRRAGOSSE. 

perfides  et  les  plus  cruels  qui  aient  jamais  souillé  le  trône, 
s'imagina  avoir  été  guéri  d'une  ophtalmie  par  l'intercession 
de  Sainte-Engracia :  en  rémunération  de  cette  faveur,  il 
agrandit  et  embellit  l'église,  et  fit  élever,  tout  auprès,  le 
couvent  desHiéronymites.  Une  fitaureste  que  commencer 
ces  monumens  que  continua  son  fils,  Ferdinand  le  Catho- 
lique, et  qui  ne  furent  entièrement  achevés  que  sous 
Cliarles  Y. 

L'église  et  le  couvent  possédaient  de  grandes  richesses^ 
mais  on  y  remarquait  surtout  une  chapelle  souterraine ,  à 
l'endroit  où  furent  trouvés  les  restes  de  la  sainte.  Elle  était 
séparée  en  deux  par  une  superbe  balustrade  en  fer,  qui  in- 
terdisait l'entrée  du  sanctuaire  aux  séculiers.  On  y  descen- 
dait par  trois  escaliers ,  dont  un  était  destiné  au  public ,  et 
les  deux  autres,  placés  derrière  l'autel  de  l'église  supé- 
rieure, conduisaient  au  sanctuaire.  Trente  petites  colonnes, 
on  marbres  de  différentes  couleurs,  supportaient  le  dôme  de 
ce  souterrain,  peint  en  bleu  azuré  parsemé  d'étoiles 5  sur 
les  parois  était  représentée  en  bas-reliefs  l'histoire  des 
martyrs  de  Sarragosse. [Trente  lampes  en  argent  éclairaient 
jour  et  nuit  cet  asile  silencieux  ,  et,  malgré  le  peu  d'élé- 
vation du  plafond,  ne  laissaient  jamais  échapper  une  fu- 
mée qui  pût  en  ternir  l'éclat.  Le  fait  est  réel ,  mais  on 
avait  grand  soin  de  cacher  aux  fidèles  la  manière  de  faire 
brûler  l'huile  sans  qu'elle  produisît  de  la  fumée,  et  les 
bons  lliéronymiles  avaient  su  trouver  le  moyen  de  per- 
pétuer un  miracle  qui  ajoutait  à  la  vénération  portée  à 
l'église  qu'ils  desservaient. 

Le  4  août,  comme  nous  l'avons  dit,  les  Français  avant 
achevé  leurs  préparatifs  sur  ce  point,  commencèrent  le 
feu.  Aux  premières  déchargcsle  mur  offrit  une  large  brèche, 
par  laquelle  ils  se  précipitèrent.  Dans  la  rue  de  Sainte-En- 
gracia, où  leurs  premiers  corps  ])urent  commencer  à  se 
former,  se  trouvent  d'un  côté  le  couvent  de  St. -François, 


SIÈGE  DE  SAURAGOSSE.  ^3 

de  l'autre  l'hôpital  général.  Ces  deux  monumens  furent  li- 
vres aux  flammes;  les  blessés  et  les  malades ,  sans  secours 
et  abandonnés  au  milieu  du  tumulte  et  de  la  confusion  ,  se 
précipitaient  par  les  fenêtres  pour  échapper  à  l'incendie, 
et  expiraient  sur  le  pavé.  Les  cris  de  rage  et  de  désespoir 
des  aliénés  renfermés  dans  le  même  hôpital  vinrent  bientôt 
se  mêler  aux  cris  des  mourans  et  des  blessés,  au  bruit  des 
flammes,  aux  décharges  d'artillerie,  et  compléter  l'iior- 
leur  de  celle  terrible  scène.  Plusieurs  de  ces  infortunés 
perdirent  la  vie  au  milieu  de  l'incendie  ou  sous  les  coups 
des  Français.  Ceux  qui  échappèrent  furent  conduits  pri- 
sonniers au  Torrero  5  mais  le  lendemain  on  reconnut  leur 
état,  et  on  tes  fit  rentrer  dans  la  ville.  Après  une  lutte  opi- 
niâtre et  sanglante ,  les  Français  s'ouvrirent  un  passage 
jusqu'à  la  rue  de  Cozo,  au  centre  delà  ville,  et  furent 
ainsi  maîtres  de  la  moitié  de  Sarragosse.  Lefebvre  invita 
Palafox  à  se  rendre,  par  un  billet  contenant  ces  mots  : 
Quartier  général  de  S ainte-JEn gracia ,  capitulation.  L'hé- 
roïque espagnol  répondit  immédiatement  :  Quartier  géné- 
ral de  Sarragosse ,  guerre  au  couteau. 

Les  annales  de  la  guerre  n'ont  jamais  rien  offert  de  sem- 
blable à  la  lutte  qui  s'engagea  dès  cet  instant.  Une  ligne 
de  maisons  de  la  rue  était  occupée  par  les  Français  ;  le  côté 
opposé  était  encore  au  pouvoir  des  habilans ,  qui  élevèrent 
des  batteries  à  l'entrée  des  rues  de  traverse ,  et  en  face  de 
celles  que  leurs  ennemis  s'empressèrent  de  construire. 
L'espace  libre  entre  les  deux  partis  fut  bientôt  encombré 
des  cadavres  des  combattans  qui  avaient  péri  dans  l'action , 
ou  qu'on  avait  précipités  par  les  fenêtres.  Le  lendemain 
les  munitions  commencèrent  à  manquer  aux  assiégés.  Ils 
attendaient  à  chaque  instant  une  nouvelle  attaque,  sans 
que  personne  songeât  à  capituler.  La  présence  de  Pa- 
lafox était  instantanément  saluée  d'acclamations  bruyantes 


^4  SIÈGE  DE  SAURAGOSSE. 

et  de  promesses  d'altaquer  les  Français  le  couteau  à  la 
main ,  si  la  poudre  venait  à  manquer.  Au  moment  où  on 
s'y  attendait  le  moins,  ces  généreuses  dispositions  reçurent 
un  nouveau  degré  d'énergie  par  Tentrée  dans  la  ville  de 
François  Palafox,  frère  du  général,  qui  conduisait  un 
convoi  d'armes,  de  munitions  et  trois  mille  hommes. 

Cependant  le  désir  et  la  nécessité  de  vaincre  une  résis- 
tance aussi  opiniâtre  enflammèrent  les  Français  d'une 
ardeur  égale  à  la  bravoure  des  assiégés.  Chaque  rue,  cha- 
que maison  ,  devinrent  bientôt  autant  de  théâtres  de  com- 
bats sanglans  et  d'un  acharnement  sans  égal.  On  citerait 
difficilement  un  habitanl  qui,  pendant  le  siège,  ne  se  soit 
pas  fait  remarquer  par  quelque  trait  de  patriotisme  et  de 
bravoure,  mais  il  n'est  pas  permis  d'oublier  Santiago  Sass, 
curé  dune  des  églises  de  la  ville ,  qui  sut  remplir  avec  le 
même  dévouement  les  fonctions  de  son  ministère  et  les 
devoirs  d'un  soldat.  Palafox,  dont  il  avait  su  attirer  les 
regards  et  mériter  la  confiance ,  le  plaçait  partout  où  il  y 
avait  un  danger  imminent  à  courir,  une  entreprise  diffi- 
cile à  mettre  à  fin.  Il  réussit,  à  la  tète  de  quarante  hom- 
mes choisis,  à  faire  entrer  dans  la  ville  une  provision  de 
poudre  dont  on  avait  le  plus  grand  besoin. 

Ces  combats  partiels  et  sans  cesse  renouvelés  se  prolon- 
geaient depuis  onze  jours  consécutifs,  sans  que  la  nuit 
même  en  interrompît  le  cours,  lorsqu'une  nouvelle  cala- 
mité vint  menacer  les  assiégés.  La  putréfaction  des  cadavres 
entassés  dans  toutes  les  rues,  et  qu'il  était  impossible  d'en- 
lever, fit  craindre  à  Palafox  qu'une  épidémie  ne  vnit 
bientôt  ajouter  aux  ravages  de  la  guerre.  Il  fit  attacher 
avec  de  longues  cordes,  dont  ses  soldats  tenaient  un  bout, 
quelques  prisonniers  français,  et  les  lança  au  milieu  des 
deux  partis  pour  retirer  les  cadavres  qui  furent  enterrés. 
Il  eut  été  iiiulilc.   de  part  et  (raulre,  <le  demander  une 


SIÈGE  DE  SAURAGOSSE.  ^5 

trêve  pour  remplir  ce  devoir,  dont  les  prisonniers  seuls 
purent  s'acquitter ,  sans  s'exposer  aux  coups  des  com- 
battans. 

Les  chefs  espagnols  tinrent,  le  8  août,  un  conseil  de 
guerre,  où  ils  arrêtèrent  de  communiquer  officiellement  au 
peuple  l'héroïque  détermination  qu  il  avait  prise  de  lui- 
même,  et  qu'on  avait  suivie  jusqu'alors  avec  tant  de  con- 
stance. Il  fut  arrêté  que  l'on  continuerait  à  défendre  les 
positions  que  Ton  conservait  encore,  jusqu'à  la  dernière 
extrémité;  mais  que,  s'il  fallait  les  abandonner,  on  passe- 
rait l'Ebre  pour  s'enfermer  dans  les  faubourgs ,  et  y  périr  en 
combattant.  Ce  manifeste  fut  accueilli  par  des  cris  de  joie. 
Au  reste ,  les  Espagnols  gagnaient  graduellement  du  ter- 
rain ,  et  les  Français ,  après  tant  d'efforts,  n'étaient  maî- 
tres tout  au  plus  que  d'un  huitième  de  la  ville.  Les  nou- 
velles qu'ils  recevaient  de  toutes  parts  de  la  situation  de 
leur  armée  dans  la  Péninsule ,  n'étaient  pas  propres  à  re- 
lever leur  énergie.  Pendant  la  nuit  du  i3,  leurs  batteries 
firent  feu  sur  la  ville  sans  interruption.  Ils  incendièrent 
ensuite  la  plupart  des  maisons  dont  ils  étaient  maîtres,  et 
finirent  par  faire  sauter  l'église  de  Sainte-Engracia.  Un 
silence  absolu  et  lugubre  succéda  aux  horreurs  de  celle 
nuit  désastreuse,  et,  au  point  du  jour,  les  Espagnols ,  à 
leur  grand  étonnement,  virent,  au  loin  dans  la  plaine,  Ics^ 
colonnes  françaises  effectuant  leur  retraite  sur  Pampelune. 

Telles  furent  les  principales  circonstances  de  ce  siège  , 
dont  le  récit ,  destiné  à  former  une  des  plus  belles  pages 
des  annales  espagnoles,  doit  attirer  le  respect  et  l'admira- 
tion des  peuples,  aussi  long-tems  que  Tamour  de  la  patrie 
et  de  l'indépendance  nationale  sera  compté  au  rang  des 
vertus.  Aussitôt  que  le  calme  fut  rendu  à  la  ville ,  le  pre- 
mier soin  de  Palafox  fut  de  faire  enlever  les  cadavres  dé- 
vissés encore  dans  toutes  les  maisons,  et  de  faire  les  répa- 


^6  SIÈGE  DE  SATIKAGOSSE. 

rations  les  plus  urgentes.  Ferdinand  fut  ensuite  proclamé 
solennellement.  Au  lieu  des  réjouissances  et  des  fêtes  qui, 
dans  toute  autre  circonstance ,  auraient  accompagné  cette 
cérémonie,  tout  rappelait  les  efforts  qu'on  venait  de  faire 
pour  parvenir  à  ce  résultat.  Des  murs  écroulés  et  teints  en- 
core du  sang  de  leurs  défenseurs,  une  population  palpi- 
tante des  nobles  émotions  qu'elle  venait  déprouver ,  furent 
les  seules  pompes  triomphales  de  ce  jour  glorieux.  Après 
avoir  fait  rendre  des  honneurs  funèbres  à  ceux  qui  avaient 
péri  dans  le  siège ,  le  général  s'occupa  des  récompenses  à 
décerner.  Santiago  Sass  fut  nommé  son  aumônier,  et  reçut 
un  brevet  de  capitaine.  La  solde  de  soldat  d'artillerie  fut 
accordée  à  Augustine ,  avec  la  permission  de  porter  au  bras 
gauche  un  écusson  aux  armes  de  la  ville.  Tous  ceux  qui, 
parmi  tant  d'actions  de  bravoure  ,  s'étaient  fait  remarquer 
par  une  bravoure  plus  éclatante  encore  ,  reçurent  des  ré- 
compenses particulières.  Mais  celle  que  Palafox  décerna  à 
la  ville  caractérise  éminemment  et  la  grandeur  d'ame 
espagnole,  et  l'exaltation  qu'avaient  fait  naître  tant  d'évé- 
nemens  mémorables.  De  sa  propre  autorité ,  et  au  nom  de 
Ferdinand  ,  il  déclara  que  les  habitans  de  Sarragosse  et  de 
la  banlieue  auraient  le  privilège  perpétuel  et  irrévocable 
de  n'être  jamais  soumis  à  aucun  châtiment,  et  par  aucun 
tribunal,  excepté  pour  crime  de  trahison  et  de  blasphème. 


'0^rt()e5. 


VOYAGE    DU   CAPITAINE   ANDREWS    DANS   L  AMERIQUE    DU  SUD. 


La  relation  si  attachante  du  capitaine  Head  (i)  nous  a 
fait  suffisamment  connaître  la  route  de  Buenos-Ayres  au 
Chili  par  les  Pampas  et  les  Andes.  Le  capitaine  Andrews 
décrit  le  pays  situé  au-dessus  des  Pampas ,  une  partie  du 
Pérou  et  le  nord  du  Chili.  Ses  devanciers  avaient  déclaré 
que  les  projets  des  compagnies  anglaises  sur  les  mines  du 
Pérou  et  du  Chili  étaient  chimériques,  que  leur  manière 
de  voir,  relativement  au\  richesses  minérales  des  autres 
contrées  de  l'Amérique  du  Sud ,  était  loin  d'être  exacte ,  et 
qu'elles  s'étaient  complètement  fourvoyées.  Ils  affirmaient 
que  les  bénéfices  de  ces  mines  seraient  absorbés  par  les 
frais  d'une  main-d'œuvre  exorbitante,  et  que  les  travaux 
ne  pouvaient  être  exécutés  que  par  les  indigènes  habitués 
à  prodiguer  leurs  sueurs  pour  le  salaire  le  plus  modique  ; 
qu'un  grand  capital  serait  inutilement  consacré  à  une  ex- 
ploitation dont  le  tems  et  la  vigilance  peuvent  seuls  assurer 
le  succès  -,  et  que  les  Américains  du  Sud ,  dès  que  leurs 
luttes  politiques  seraient  terminées,  suffiraient  à  ces  ex- 
ploitations. Sous  certains  rapports  ,  l'opinion  du  capitaine 
Andrews  s'accorde  avec  celle  de  M.  Head  :  il  pense,  comme 
lui,  que  l'envoi  des  mineurs  européens  et  le  transport  de 
grandes  machines  dans  le  Nouveau -Monde  sont  autant 
d'absurdités^  que  le  meilleur  mode  de  travail  est  celui 
adopté  par  les  indigènes,  et  que  c'est  une  folie  d'attendre 

(i)  Note  du  ÏR.  Voyez,  dans  le  numéro  i6  de  la  Revue  BritanniquCy 
les  extraits  que  nous  avons  publie's  de  ce  voyage  non  moins  remarijuable 
par  l'intrépidité  de  son  auteur  que  par  le  charme  de  ses  descriptions. 


^8  VOYAGE  DU  CAPITAINE   AjNDEEWS 

de  celte  branche  d'industrie  d'énormes  bénéfices.  Il  croit 
cependant,  et  ici  il  est  seul  de  son  avis,  que,  pour  de  telles 
entreprises,  un  emploi  judicieux  de  capitaux  eût  produit 
d  excellens  résultats  -,  et  que  l'abandon  soudain  de  tous  les 
plans  conçus  par  la  Compagnie  des  Mines  a  été  aussi  insensé 
que  l'étaient  ces  plans  eux-mêmes.  Les  notes  de  M.  Head 
nous  paraissent  écrites  sous  l'influence  de  ses  préventions, 
tandis  que  l'ouvrage  de  M.  Andrews  porte  l'empreinte  d'un 
caractère  enthousiaste  et  d'un  esprit  prompt  à  trouver  des 
moyens  de  vaincre  les  obstacles  qu'il  rencontre.  Le  premier 
jette  le  désespoir  dans  l'ame  du  spéculateur  ;  le  second  l'en- 
courage à  modifier  ses  plans ,  et  à  les  asseoir  sur  de  meil- 
leures bases.  En  voici  un  exemple  :  le  capitaine  Head 
parle  des  mines  San  Pedro  Olosco,  de  manière  à  détourner 
les  capitalistes  les  plus  intrépides  de  s'intéresser  à  leur  ex- 
ploitation, tandis  que  l'événement  a  justifié  l'opinion  favo- 
rable qu'en  avait  conçue  j\L  Andrews;  en  effet,  elles  sont 
exploitées  par  M.  Bunster ,  lequel  a  découvert  des  filons 
qui  paraissent  devoir  lui  donner  près  de  4oO)00o  dollars 
(  1,800,000  fr.  environ  )  5  ses  mineurs  sont  indigènes. 

Les  extraits  que  nous  donnerons,  dans  cet  article,  du 
voyage  du  capitaine  Andrews,  prouveront  qu'il  juge  aussi 
favorablement  le  caractère  des  habitans  de  l'Amérique  du 
Sud  que  leurs  mines. 

Un  trait  caractéristique  de  cette  précipitation  fatale  qui 
présidait  à  tous  les  actes  de  la  plupart  de  nos  compagnies  des 
raines  d'Amérique ,  c'est  que  l'association  au  nom  de  la- 
quelle notre  voyageur  se  hasardait  à  une  expédition  si 
longue  et  si  périlleuse,  lui  laissa  à  peine  quelques  heures 
pour  faire  ses  préparatifs  de  départ.  Nommé  le  matin 
commissaire  de  la  Compagnie,  il  reçut  à  quatre  heures 
les  instructions  secrètes  du  directeur;  et  à.  sept  heures, 
il  était  dans  le  sinail-coach  (la  diligence)  de  Falmoulh. 
Quels  étaient  ses  titres  à  de  telles  fonctions.''  il  avait  com- 


DANS  L  AMÉniQrE  DV  SXD.  "q 

mandé  un  navire  appartenant  à  la  Compagnie  des  Indes, 
et  Ton  remarque  en  lui  toutes  les  qualités  d'un  bon  marin  ; 
la  droiture,  Vaclivité,  une  parfliite  connaissance  des  ma- 
nœuvres nautiques  et  de  la  boussole  -,  mais  il  nous  serait 
difficile  de  donner  une  idée  de  son  instruction  en  minéra- 
logie ,  et  de  la  manière  dont  il  a  rempli  sa  tâche  :  nous 
ne  pouvons  que  rendre  justice  à  son  zèle. 

Notre  voyageur  débarqua  sur  le  continent  américain  le 
ig  mars  iSaS.  Il  décrit  son  arrivée  dans  un  style  dont  le 
lecteur  excusera  la  pompe  inusitée ,  en  faveur  des  détails 
piquons  et  vrais  qui  se  rencontrent  dans  son  récit. 

«  Quel  est  celui  qui,  après  avoir  passé  deux  ou  trois  mois 
sur  mer,  n'a  pas  éprouvé  un  charme  inexprimable  à  prendre 
terre.'*  Qui  de  nous,  après  avoir  constamment  langui  sous 
le  poids  de  cette  somnolence  qu'aggrave  incessamment  la 
perpétuelle  monotonie  de  sa  situation  ,  resserré  dans  sa  ca- 
bine comme  dans  un  étui,  n'a  pas  tressailli  de  joie  à  l'as- 
pect du  rivage  ?  On  semble  renaître  à  la  vie  ,  on  jouit  d'a- 
vance de  l'indépendance  et  des  plaisirs  que  l'on  va  goûter 
sur  un  autre  élément.  De  telles  sensations  ne  sauraient  se 
décrire.  Le  passager ,  qui  n'est  point  habitué  à  la  mer , 
n'est  pas  le  seul  dans  l'extase.  Cet  état  délicieux  est  partagé 
par  tout  l'équipage,  depuis  le  capitaine  qui  hèle  le  mousse 
hissé  au  haut  du  grand  mât,  et  lui  demande  dans  quelle 
direction  il  aperçoit  la  côte ,  jusqu'au  chien  qui,  se  tenant 
sur  le  passe-avant j  semble  la  flairer,  et  qui  manifeste  par 
les  mouvemens  de  sa  queue  la  satisfaction  qu'il  lit  sur  tous 
les  visages.  Les  passagers  sont  dans  un  véritable  délire.  Les 
4  uns  se  hasardent  pour  la  première  fois  à  grimper  sur  les 
-  haubans;  les  autres  se  frottent  les  mains,  ou  trépignent 
d'impatience ,  ou  appellent  leurs  domestiques  sans  avoir 
rien  à  leur  demander.  Celui-ci  cherche  dans  sa  poche  la 
clef  qui  est  à  son  pupitre-,  celui-là  se  déshabille  à  la  hàlc 
pour  se  jeter  dans  le  premier  canot,  tandis  qu'un  instant 


8o  VOYAGE  DU  CAPITAINE  ANDREWS 

de  réflexion  le  convaincrait  qu'il  n'aura  à  faire  ces  pré- 
paratifs que  le  lendemain.  Cette  première  effervescence 
calmée ,  l'attention  de  notre  équipage  se  dirige  sur  le 
capitaine,  qui,  sa  longue-vue  en  bandoulière,  monte  sur 
le  grand  mât  avec  un  empressement  plein  de  dignité,  suivi 
d'un  de  nos  matelots  les  plus  alertes ,  espèce  d'aide-de- 
camp  maritime.  Ils  grimpent  ensemble  dans  les  vergues 
des  huniers ,  et ,  l'instrument  braqué  vers  l'horizon ,  ils 
cherchent  mutuellement  à  s'assurer  de  l'escarpement  du 
rivage.  A  peine  le  capitaine  est-il  descendu ,  qu'il  est  ac- 
cueilli par  un  feu  croisé  de  questions  assez  difficiles  à  ré- 
soudre ,  vu  la  distance  à  laquelle  le  bâtiment  se  trouve  de 
la  côte.  «  Apercevez-vous  des  maisons  ,  des  bois  ,  des  hom- 
M  mes  à  cheval ,  ou  des  ti'oupeaux  paissant  sur  la  plage  ?  » 
Mais  lui,  conservant  une  gravité  mystérieuse,  lâche  un 
coup  de  pied  à  Tinnocent  animal  qui,  pour  prendre  sa 
part  des  informations ,  avait  déjà  sauté  par-dessus  la  carro- 
nade  du  gaillard  d'arrière,  et  lui  barrait  le  passage^  puis, 
escorté  de  son  aide-de-camp ,  il  se  rend  dans  l'habitacle 
pour  consulter  sa  boussole.  La  foule  inquiète  se  presse 
silencieusement  sur  ses  pas.  Là ,  il  déroule  une  vieille  carte , 
et ,  après  cinq  minutes  d'observations ,  il  daigne  rompre  le 

silence  :  «  Tom,  s'écrie-t-il ,  un  verre  de  vin à  votre 

»  santé,  Messieurs.  Vous  désirez  savoir  où  nous  sommes  ? 
))  je  vais  vous  l'apprendre  ;  nous  voici  à  un  mille  de  la 
j)  côte,  si  j'en  crois  mes  calculs  sur  les  distances,  et  à  trois 
»  milles ,  si  le,  chronomètre  ne  me  trompe  pas.  »  Personne 
ne  doute  de  l'exactitude  de  ce  renseignement;  ceux  qui 
pourraient  la  contester  sont  en  minorité ,  et  d'ailleurs  n'ont 
aucune  envie  d'entrer  en  discussion  avec  l'oracle  qui  vient  de 
laisser  tomber  ses  décrets  sur  la  foule  ébahie.  Un  cri  général 
d'approbation  se  fait  entendre,  auquel  succède  un  feu  croisé 
de  félicitations  sur  les  manœuvres  de  l'équipage,  et  surtout 
sur  la  rare  habileté  du  capitaine,  qni  a  dirigé  avec  tant  de 


I)AAS  l' AMÉRIQUE  DU    StD.  8l 

succès  la  longue  et  périlleuse  expédition  si  heureusement 
accomplie.  Yoyez-vous,  en  ce  moment,  s  épanouir  la  phy- 
sionomie de  notre  digne  chef,  et  les  bons  mots  se  presser 
sur  sa  bouche?  La  flatterie  n'est  pas  seulement  un  régal  de 
prince  5  le  capitaine  est  roi  sur  son  navire,  comme  le  patron 
dans  sa  barque.  En  ce  moment  il  s'adresse  au  maître  d'hô- 
tel :   a  Faites -moi  le  plaisir,    mon  cher,  de    descendre 
»  dans  le  caveau  de  réserve  et  d'en  extraire  quelques  bou- 
))  teilles  de  vieux  MéJoc  ou  de  Eoussillon.  ))  Un  instant 
après ,  le  Médoc  et  le  Eoussillon  figurent  sur  la  table ,  à 
laquelle  sert  de  nappe  la  vieille  carte  à  moitié  déroulée.  Le 
capitaine  fait  de  rechef  une  copieuse  libation,  et  fend  aus-  . 
sitôt  la  presse  pour  grimper  de  nouveau  à  son  observatoire. 
Cependant  son  vin  circule;  les  toasts,  les  acclamations  en 
son  honneur  se  succèdent  rapidement  avec  le  choc  des 
verres;  et,  à  sa  descente  de  la  hune  ,  une  députation  vient 
solennellement  lui  transmettre  sur  le  pont  l'expression  de 
la  reconnaissance  générale.  Il  leur  prodigue  à  son  tour  ses 
remercîmens,  et  daigne  déclarer  cette  fois  qu'avec  la  meil- 
leure volonté  il  ne  pourra  opérer  le  débarquement  que  le 
lendemain.  Il  faut  donc  prendre  patience,  et  disposer  les 
hamacs  pour  la  nuit.  Le  lendemain ,  surcroît  de  désap- 
pointement ;  la  côte  n'est  plus  en  vue  :  le  vent  qui  soufflait 
la  veillé  de  la  pleine  mer ,  souffle  maintenant  en  sens  con- 
traire; les  acclamations  ont  ftiit  place  aux  murmures;  el 
le  capitaine ,   si  vanté    naguère ,   est  traité  sans  ménage- 
ment; les  plus  impatiens  se  désolent.  On  déjeune  triste- 
ment et  en  silence;  les  passagers  paraissent  abattus;  le  ca- 
pitaine est  pensif  et  réservé.  Pour  dissiper  leur  inquiétude, 
il  donne  l'ordre  de  tuer  le  dernier  porc  qu'on  a  laissé  à 
bord  ;  il  le  destine  au  consignataire  du  navire ,  et  la  tète 
sera  préparée  pour  les  derniers  repas  des  voyageurs.  A  ces 
mots,  l'abattement  se  dissipe,  on  plaisante  même  sur  le 
XV.  6 


8^  VOYAGE  DU   GAPITAIKE   ANDaE^VS 

désappointement  qu'on  vient  cléprouver-,  et  qui  sera  pro- 
bablement le  dernier.  » 

M.  AndreT\s  traite  en  peu  de  mots  de  la  situation  de 
Buenos- Ayres -,  mais  ses  aperçus  sur  la  force,  l'activité  du 
gouvernement,  et  sur  l'esprit  naturel  et  l'industrie  de  ses 
habitans ,  font  concevoir  d'heureux  présages  de  la  pros- 
périté à  venir  de  cette  république. 

On  a  calculé  que  la  province  de  Buenos-Ayres  possède 
240,000  à  25o,ooo  âmes,  y  compris  120,000  ou  i3o,ooo 
Indiens.  Cette  estimation ,  d'après  des  notes  fournies  par 
don  Ignacio  Nunès,  est  loin  d'être  exacte.  A  en  juger  par 
son  étendue  et  par  le  mouvement  qu'on  y  remarque ,  la 
ville  de  Buenos-Ayres  doit  contenir  environ  120,000  âmes. 
L'activité  qui  la  distingue  annonce  une  population  heu- 
reuse sous  un  gouvernement  libéral  et  indépendant ,  qui  a 
substitué  des  impôts  excessivement  modérés  aux  anciennes 
exactions  de  la  métropole,  et  abrogé  les  édits  stupides  et 
les  monstrueuses  prohibitions  de  la  tyrannie  européenne. 
L'ordre  et  l'économie  président  aux  dépenses  publiques. 
La  contrebande  a  cessé  depuis  qu'elle  n'est  daucun  profit, 
l  influence  des  moines  cl  la  bigoterie  ont  diminué;  l'esprit 
d  indépendance  et  de  liberté,  qui  fait  tous  les  jours  chez  les 
citoyens  de  nouveaux  progrès ,  dépose  déjà  en  faveur  de 
ses  lumières,  et  offre  le  tableau  le  plus  agréable  que  puis- 
sent rencontrer  les  regards  d'un  Anglais. 

A  Buenos-Ayres ,  M.  Andrews  s'aperçut  que  plusieurs 
agens  des  compagnies  des  mines  l'avaient  gagné  de  vitesse. 
La  fièvre  de  ces  entreprises  y  était  dans  son  paroxisme,  et 
afin  de  les  accaparer,  des  rivaux  redoutables  parcouraient 
les  provinces  de  l'Union.  Notre  voyageur  rencontra  sur  sa 
route  plusieurs  de  ces  agens ,  et  il  fut  obligé  de  faire  des 
sacrifices  pécuniaires  pour  entrer  en  partage  des  profils 
qu'ils  se  promettaient.  Il  traversa  une  partie  des  Pampas 


DAAS   L  AMÉRIQUE    DU   SUD.  83 

avant  d'arriver  sur  le  terriloire  de  Ccrdouc,  ville  éloignée 
de  Buenos-Ayres  de  5oo  milles.  Dans  celle  route,  il  fit 
connaissance  avec  les  Gauchos,  et  il  retrace  plusieurs  de 
leurs  usages  qui  avaient  échappé  à  Tobservation  du  capi- 
taine Head. 

«  Les  bottes  des  Gauchos  sont  faites  avec  la  peau  déta- 
chée des  cuisses  et  des  jambes  d'un  poulain ,  qu'on  tue  à 
cet  effet,  au  moment  où  la  cavale  vient  de  mettre  bas.  Ce 
tissu  est  ras  et  moelleux.  La  peau  de  la  cuisse  forme  le  haut 
de  la  botte  5  celle  du  jarret ,  le  coude-pied  ^  et  celle  qui  est 
au-dessus  du  fanon  est  disposée  de  manière  à  ce  que  le  gros 
orteil  puisse  s'y  emboîter.  C'est,  en  effet,  la  seule  partie  du 
pied  que  les  Gauchos  posent  sur  l'élrier,  suivant  un  usage 
commun  à  presque  toutes  les  tribus  nomades  de  l'Asie. 
L'exercice  qu'on  donne  à  cet  orteil  le  grossit  outre  mesure. 
L'élrier  se  compose  d'une  petite  pièce  de  bois  ou  de  corne , 
triangulaire,  étroite  et  creusée  comme  un  sabot.  J'étais  fort 
surpris  delà  dexlérité  avec  laquelle  leGaucho  fait  la  chasse 
aux  perdrix.  11  les  prend  au  moyen  d'un  nœud  coulant  fixé  au 
bout  d'une  baguette  -,  en  galopant  à  cheval ,  il  suit  de  l'œil 
le  gibier  -,  lout-à-coup ,  il  arrête  son  élan ,  tourne  autour  de 
l'oiseau  en  rétrécissant  le  cercle  5  l'oiseau  observe  le  piège 
sans  faire  attention  au  chasseur  qui  le  serre  de  près.  Enfin , 
il  s'épouvante  ,  perd  la  tète  ,  et,  au  lieu  de  prendre  sa  vo- 
lée, il  tombe  dans  le  lacet,  comme  un  poisson  dans  les  filets 
du  pécheur.  Cette  chasse  fournissait  tous  les  jours  notre 
provision  de  gibier.  )> 

Dès  son  arrivée  à  Cordoue ,  noire  vovageur  s'occupa  de 
sa  mission.  INIalheureusemcnt,  la  plupart  des  mines  de  la 
province  avaient  été  concédées  pour  neuf  ans  aux  agensde 
la  compagnie  de  Buenos-Ayres.  Il  parvint  cependant  à  as- 
surer à  ses  commettans  l'exploitation  des  riches  mines  de 
Rioja  el  de  Catamarca.  Il  entra  aussi  en  négociation ,  pour 
une  part,  dans  celles  de  Famalina  j  mais  il  paraît  que  de 


84  VOYAGE  DU  CAPITAINE  ANDREWS 

misérables  chicanes  firent  échouer  l'entreprise.  Il  est  bon 
de  remarquer,  à  ce  propos,  que  les  habitans  des  nouvelles 
républiques,  comme  tous  les  peuples  long-tems  opprimés, 
apportent  dans  leurs  relations  commerciales  .une  extrême 
défiance.  Notre  auteur  donne  ,  sur  l'arrondissement  mi- 
néral de  Famatina,  des  détails  qui  ne  sont  point  sans 
intérêt. 

«  A  trente-six  lieues  de  Rioja,  s'élève  la  chaîne  de  mon- 
tagnes si  célèbre  sous  le  nom  de  Famatina.  Elle  est  très- 
riche  en  minerai  de  diverse  nature  -,  la  seule  portion  de  ses 
mines  qui  ait  été  exploitée  a  un  périmètre  de  quatorze 
lieues  de  long  sur  dix  à  douze  de  large  ^  si  Ion  en  juge  par 
les  rapports  des  habitans  et  par  les  explorations  partielles 
qui  en  ont  été  faites  sur  plusieurs  points,  à  peine  connaît- 
on  la  centième  partie  de  ces  mines.  La  dernière  veine  qu'on 
ait  exploitée  donnait  de  seize  à  vingf  marcs  par  cinquante 
quintaux  de  minerai  brut.  Jusqu'au  moment  où  ils  sont 
entrés  en  relation  avec  les  compagnies  étrangères,  les  mi- 
neurs de  Famatina  considéraient  comme  perdu  le  travail  qui 
ne  rendait  pas  de  trois  cents  à  cinq  cents  marcs.  L'exploi- 
tation des  mines  étant  sujette  à  des  chances  plus  ou  moins 
funestes,  les  propriétaires,  qui  manquaient  de  capitaux  et 
de  machines  pour  surmonter  les  difficullés  imprévues,  et 
qui ,  d'ailleurs,  tîtaient  fort  peu  instruits  en  minéralogie, 
abandonnaient  les  veines  qu'ils  ne  pouvaient  continuer 
d'exploiter  sans  obstacles ,  pour  en  ouvrir  de  nouvelles, 
dont  le  travail  était  d'abord  plus  facile  et  plus  avantageux. 
Une  telle  manière  de  procéder  devait  singulièrement  ré- 
duire leurs  profits. 

1)  Les  montagnes  de  Famatina  sont  fertiles  en  bois  et  en 
pâturages  5  elles  dominent  une  plaine  semée  de  villages 
dont  l'ensemble  contient  plusieurs  milliers  d'habitans.  Les 
cours  d'eau  dont  elle  est  coupée  permettraient  l'établisse- 
ment de  plusieurs  usines  pour  la  réduction  du  minerai ,  et 


DAISS   l'amÉRIQLE   DU  SCD.  85 

fertiliseraient,  à  Faide  d'un  bon  système  d'irrigation,  des 
terrains  aujourd'hui  incultes  et  qui  pourraient  être  d'un 
grand  profit.  Le  transport  des  métaux  et  des  produits  agri- 
coles à  Cordoue,  qui  a  lieu  à  travers  les  montagnes  ,  serait 
bien  plus  aisé  en  suivant  la  plaine.  On  prétend  cependant 
que  la  route  actuelle  pourrait  devenir  plus  commode  à 
l'aide  de  quelques  réparations  5  je  n'ai  pu  vérifier  avec  exac- 
titude jusqu'à  quel  point  elle  est  praticable. 

»  J'ai  dit  que  les  montagnes  de  Famatina  recèlent  dans 
leur  sein  plusieurs  sortes  de  métaux.  Au  centre  s'élève  le 
pic  de  Nevado ,  qui  tire  son  nom  des  neiges  éternelles  qui 
couvrent  sa  cime  :  je  ne  sache  pas  qu'on  ait  jusqu  ici  tent« 
de  le  gravir.  La  chaîne  entière  de  montagnes  qui  se  lient 
au  Nevado  est  d'une  longueur  d'environ  cinquante  lieues. 

»  Les  mineurs  de  ces  cantons ,  descendus  de  la  montagne 
du  Potose ,  dans  l'embarras  des  richesses  minérales  de  tout 
genre ,  dont  les  indications  variaient  à  chaque  instant ,  et 
dont  plusieurs  leur  étaient  inconnues ,  se  bornaient  à 
extraire  l'or  et  l'argent,  ou  le  minerai  qui  en  avait  l'appa- 
rence. Ils  ne  possédaient  d'ailleurs  aucune  notion  scienti- 
fique qui  pût  leur  révéler  la  nature  et  la  valeur  des  autres 
métaux.  Ces  deru^'ers  n'ont  été  même  connus  des  Euro- 
péens que  par  des  excursions  des  minéralogistes  dans  ces 
contrées.  Les  seules  mines  connues  des  indigènes  sont  dis- 
tinguées par  eux  sous  les  noms  suivans  :  Plonioionco  ,  lio- 
sicler,  Lisa,  Paco,  Azufrado,  yinilado,  etc.  Chacune  de 
ces  espèces  offre  plusieurs  variétés  :  le  Plomoronco  se  com- 
pose d'argent  mêlé  de  plomb  ;  le  Paco ,  de  fer  et  d'argent; 
le  Rosicler  tire  son  nom  du  minerai  rose  qu'il  renferme; 
le  Lisa  contient  un  mélange  de  plomb  et  de  soufre. 

»  Les  premiers  colons  qui  s'établirent  dans  ce  canton  dé- 
clarèrent, dans  une  pétition  adressée  à  Philippe  II,  qu'ils 
venaient  de  construire  une  ville  auprès  d'une  montagne 
fjui  contenait  de  l'or,  de  l'argent ,  du  mercure  et  du  cuivrp^ 


e 


86  VOYAGE   DL   CAriTAl>E   A>"DRE\VS 

Entre  autres  privilèges,  ils  demandaient  une  exemption 
pour  cinq  ans  de  la  taxe  appel(^e  Coho  y  quinto,  à  raison 
des  grandes  dépenses  que  leur  avaient  coûtées ,  disaient-ils, 
la  découverte  et  les  premiers  travaux  de  ces  mines.  Il  paraît 
que  le  roi  ne  fit  pas  droit  à  leur  requête ,  et  que  cette  cir- 
constance les  empêcha  de  pousser  plus  loin  leurs  opé- 
rations. 

»  Cordoue,  située  dans  une  position  avantageuse,  possède 
de  9  à  10,000  âmes  de  population.  La  province  qui  porte 
son  nom  ,  unie  à  Buenos-Ayres  par  le  lien  fédéral ,  vit  au- 
jourd'hui sous  un  régime  militaire.  La  ville  a  un  siège 
épiscopal  ^  sa  cathédrale  est  un  monument  imposant  d'ar- 
chitecture mauresque.  Elle  renferme  plusieurs  couvens  et 
monastères  occupés  par  divers  ordres  religieux:  mais  les 
moines  y  sont  généralement  décriés  comme  dans  les  autres 
provinces  de  l'Union.  » 

M.  Andrews  reçut  un  excellent  accueil  dans  cette  ville, 
dont  les  habitans  étaient  enchantés  de  l'ardeur  que  les 
étrangers  manifestaient  à  se  disputer  l'acquisition  de  ses 
richesses  minérales.  Pendant  son  séjour,  un  évèque  de 
Lapaz,  chassé  du  Pérou,  y  passa  pour  se  rendre  en  Por- 
tugal. On  profita  de  l  occasion  pour  ranimer  le  zèle  expi- 
rant des  fidèles,  on  organisa  des  processions  et  autres  cé- 
rémonies solennelles  du  culte  catholique  ^  les  moines  firent 
l'impossible  auprès  des  femmes  et  des  enfans  pour  les  en- 
gager à  y  jouer  un  rôle  :  tous  leurs  efforts  échouèrent. 
Bien  que  les  prêtres  aient  conservé  isolément  un  grand 
pouvoir  sur  les  habitans,  la  puissance  ecclésiastique  tou- 
che à  son  terme  dans  ces  vastes  provinces-,  on  la  considère 
comme  le  dernier  débris  du  joug  espagnol.  Cordoue  est 
cependant  encore,  comme  autrefois,  le  quartier  général 
des  prêtres  de  l'Amérique  du  Sud. 

De  celle  ville  ,  M.  Andrews  prit  la  route  de  Tucuman 
(  Haut-Pérou  )  dans  une  viiiochc  ,  ou  voiture  dé  louage. 


Cheiiiin  iaisaul,  il  eut  1  occasion  de  voii-  j)lu>ieuis  Irails 
qui  caraclériseut  1  indolence  des  Américains.  Nous  nous 
bornerons  à  ciler  le  suivant  : 

«  Après  avoir  fait  ^eize  lieues  dans  un  désert  inculte  , 
où  tout  offrait  l'image  de  la  désolation  ,  j'arrivai ,  au  soleil 
couchant ,    à  une   habitation  isolée  nommée   Pozzo  del 
Tigiv.  Les  seules  figures  humaines  que  j'eusse  vues  de  la 
journée  consistaient  dans  la  famille  et  les  domestiques  du 
maître  de  poste  qui  Ihabitait.  Cet  apathique  personnage 
ne  répondait  aux  questions  les  plus  simples  que  par  ces 
mots  :  Quicn  sahe?  [c[\xqi\  sait-on  ?)  Sesvovages  ne  s'étaient 
jamais  étendus  plus  loin  que  ses  relais  >  sauf  une  excursion 
qu'il  faisait  tous  les  ans  à  Cordoue,  ou  à  Santiago  del  Es- 
tera ^  pour  y  vendre  ses  toisons.  Pendant  qu'on  préparait 
à  dîner,    nous  vîmes  son  troupeau  rentrer  dans  le  parc  , 
sous  la  conduite  du  pâtre.  Il  se  composait  de  chèvres  et 
de  moutons  confondus  péle-méle.  Il  était  difficile  de  dis- 
tinguer à  quelle  espèce  appartenait  le  croit  de  ces  animaux. 
J'eus  beaucoup  de  peine  à  faire  entendre  au  senor  Quien 
sahe  la  sottise  de  ce  système  de  croisement ,  lequel  pro- 
duisait des  bétes  à  cornes  qui  n'étaient  ni  chèvres ,   ni  bre- 
bis, et  dont  la  toison  n'était  ni  du  poil,   ni  de  la  laine  : 
«  Je  suis  trop  vieux ,  me  dit-il ,  pour  faire  autrement  »  ;  et 
pendant  cette  conversation  ,  sa  femme  faisait  sauter  un  pe- 
tit enfant  sur  une  espèce  de  hamac  suspendu  aux  planches 
de  leur  habitation.  11  ajoiita  que  son  troupeau  était  de  liait 
cents  à  mille  têtes  plus  ou  moijis ,  dont  chacune  valait  en- 
viron quatre  réaux  (  i  franc  )  :  «  Si  vous  aviez ,  lui-dis-je  , 
»  deux  troupeaux  distincts,  l'un  de  chèvres,  l'autre  de 
»  moutons ,  chacun   de  pure  race ,   crovez-vous  que  vous 
»  ne  les  vendriez  pas  deux  fois  plus  cher,  et  que  la  tonte 
»  ne  serait  pas  beaucoup  plus  précieuse  encore  ?  —  Ouien 
»  sahe? — Il  ne  suffirait  point  de  ne  pas  confondre  les  deux 
»  espèces  ,  il  faudrait  encore  ,  selon  les  saisons,  séj)arer  le 


88  VOYAGE   DU    CAPITAINE  ANDREWS 

»  bélier  de  vos  brebis.  —  Quien  sahe  ?  ajoula-t-il  en  haus- 
»  sant  les  épaules^  d'ailleurs,  reprit-il  gravement ,  n'est- 
»  ce  pas  une  cruauté  d'isoler  Thomme  de  la  femme  ?  «  Je 
vis  qu'il  fallait  renoncer  à  lui  faire  entendre  raison.  Son 
ameublement  était  mesquin  ;  il  consistait  en  quelques 
chaises  couvertes  de  mauvais  drap  ,  une  petite  table,  et  un 
ou  deux  coffres  en  guise  de  commodes.  Cependant  notre 
dîner  fut  servi  sur  un  plat  d'argent  massif.  Je  remarquai 
aussi  un  très-beau  crucifix  de  même  métal ,  auquel  étaient 
suspendus  des  chapelets  à  grains  d'or,  et  deux  petites  sta- 
tues représentant  la  sainte  Vierge  et  sainte  Elisabeth,  dans 
un  riche  encadrement  couvert  d'un  rideau  de  soie. 

i)  La  maîtresse  de  la  maison  prenait  part  à  notre  conver- 
sation. Plus  raisonnable  que  son  mari,  elle  reconnut  qu'il 
n'était  pas  convenable  d'accoupler  des  chèvres  et  des  mou- 
tons. Elle  écouta  avec  intérêt  les  détails  que  nous  lui  don- 
nâmes sur  les  soins  que  les  Anglais  prenaient  de  la  propa- 
gation de  leurs  bestiaux,  et  ajouta  qu'elle  en  référerait 
au  curé  de  la  paroisse. 

»  Le  surlendemain  ,  je  m'arrêtai  chez  an  maître  de  poste 
où  je  rencontrai  le  curé  d'un  village  éloigné  de  quelques 
lieues,  qui  était  venu  lui  rendre  visite.  J'y  trouvai  aussi 
un  Gaucho^  dont  la  tenue  singulière  me  frappa.  C'était 
une  espèce  de  dandy  américain  ,  qui  semblait  être  le  fa- 
vori de  la  maison  ,  et  qui  disputait  le  pas  au  prêtre  lui- 
même. 

»  Ce  joli  garçon  possédait  un  genre  d'esprit  et  de  babil 
fort  amusant.  Supérieur  en  cela  à  ses  confrères  à  longs 
éperons  qui  peuplent,  à  Londres,  le  Bond-strect  (  on  sait 
que  l'esprit  ne  figure  pas  au  nombre  de  leurs  défauts  ) 
c'était  l'homme  à  la  mode  de  ces  déserts.  Il  portait  un  joli 
poncho  (  espèce  de  manteau  )  blanc ,  qui  faisait  l'effet  d'un 
cachemire-,  par-dessous,  un  pantalon  de  même  couleur  au 
bas  duquel  était  plaquée  une  ganiilurc  de  denlclle  ;  une 


t)AAS   LAMÉRIQUE    DU   SUD.  8<) 

frange  de  denlelle,  large  de  deux  pouces .  flottait  à  l'extré- 
mité du  poncho  et  sur  ses  chevilles.  Sa  chaussure,  d'un 
hlanc  délicat,  façonnée  comme  les  bottines  décrites  plus 
haut,  servait  de  prison  au  pied  le  plus  petit  qui  ait  ja- 
mais supporté  une  stature  d'une  toise.  Une  paire  d'épe- 
rons d'argent,  pesant  une  livre  chacun,  un  scapulaire 
rouge ,  un  chapeau  si  étroit  qu'il  aurait  à  peine  coiffé  un 
enfant  de  trois  ans,  retenu  par  un  ruban  noué  sous  le 
menton  ,  complétaient  son  costume.  Ses  cheveux  courts 
se  bouclaient  légèrement  sur  ses  tempes  et  se  mariaient 
avec  grâce  à  l'or  étiacelant  de  ses  boucles  d'oreilles.  J'étais 
étonné  de  trouver  ce  curieux  personnage  dans  une  con- 
trée aussi  misérable.  On  m'apprit  que  c'était  une  espèce 
de  baladin  qui  parcourait  le  pavs,  que  l'on  retenait  dans  les 
fêtes  pour  les  menus  plaisirs  des  conviés  -,  en  un  mot  un 
vrai  grotesque  de  Cirque  Olympique... Il  continua  sa  route 
avec  nous  pendant  deux  jours. 

w  Le  lendemain  ,  la  matinée  fut  belle ,  mais  plus  froide 
que  ne  le  faisait  supposer  la  douceur  du  climat  au  degré  de 
latitude  où  nous  nous  trouvions.  Le  pays  était  boisé  et 
couvert  de  magnifiques  pelouses.  Les  ondulations  du  ter- 
rain en  faisaient  un  jardin  anglais  j  mais  le  paysage  ma?n- 
quait  de  cet  intérêt  que  le  mouvement  de  la  population 
donne  aux  contrées  les  plus  stériles.  Cependant  la  gaîté  de 
notre  écuver  et  ses  vives  reparties  fixèrent  constamment 
notre  attention.  A  quelque  distance  de  la  rivière  de  Sala- 
dillo ,  que  nous  avions  à  traverser,  il  lança  son  cheval  au 
galop,  comme  s  il  eût  voulu  l'y  précipiter  -,  mais,  à  peine 
arrivé  sur  ses  bords,  il  l'arrêta  violemment.  Mettre  pied 
à  terre  et  desserrer  les  sangles  fut  l'affaire  d'une  seconde. 
Il  conduisit  sa  bête  sur  l'extrémité  de  la  berge ,  élevée  de 
5  ou  6  pieds  au-dessus  des  eaux.  Le  cheval,  plus  sage  que 
son  maître  ,  reculait  comme  s'il  eût  compris  qu'il  y  avait 
delà  folie  à  tenter  le  passage  en  cet  endroit,  tandis  qu'oa 


go  VOYAGE   DU  CAl'lTAIIVE  ANDREWS 

pouA'ail  le  faire  plus  commodément  quelques  loises  plus 
loin.  Excité  pourtant  par  le  fouet  de  son  maître,  il  se  pré- 
cipita dans  la  rivière,  qu'il  traversa  à  la  nage,  et,  parvenu 
sur  la  rive  opposée,  il  v  fit  halte  jusqu'à  ce  que  notre  dandy 
l'eût  rejoint... 

»  A  Santiago  del  Estera ,  ville  distante  de  cent  quinze 
lieues  de  Cordoue  ,  et  peuplée  de  4  ^  5,ooo  habilans,  nous 
trouvâmes  la  plus  franche  hospitalité.  Toutes  les  maisons 
de  cette  ville  sont  ouvertes  aux  Anglais ,  et  le  peu  que  pos- 
sèdent les  habitans  leur  est  offert  de  bon  cœur.  Le  lende- 
main de  notre  arrivée ,  nous  dînâmes  avec  l'une  des  prin- 
cipales familles  du  pavs,  et  nous  fûmes  l'objet  d'attentions 
et  de  soins  vraiment  accablans.  Il  fallait  accepter  copieuse- 
ment de  tous  les  plats  ,  et,  ce  qui  était  peu  de  notre  goût, 
faire  par  galanterie  échange  de  fourchette  avec  nos  voisi- 
nes \  le  même  échange  eut  lieu  pour  nos  verres ,  et  c'eût  été 
une  grossièreté  impardonnable  de  les  rincer  ou  de  les 
vider  avant  d'en  faire  usage  -,  cette  dernière  cérémonie  de- 
vait être  accompagnée  d'un  regard  aussi  tendre  que  possi- 
ble, dirigé  sur  la  sejioritaJe  ne  me  suis,  de  ma  vie,  trouvé 
plus  ridicule  ni  plus  dégradé  qu'en  cette  occasion  ;  j'avais 
cent  fois  donné  ce  dîner  à  tous  les  diables  ,  avant  qu'il  ne 
fût  achevé.  Pour  comble  de  malheur,  le  vin  doux  et  épais 
de  Rioja  me  menaçait,  comme  l'épée  de  Damoclès,  d'un 
horrible  mal  de  tète  pour  le  lendemain.  » 

«  Au  village  de  Vinara ,  dit  plus  loin  notre  auteur,  nous 
aperçûmes  que  si  l'industrie  n'avait  pas  fait  de  grands  pro- 
grès, du  moins  le  goût  du  travail  régnait  parmi  les  habi-- 
tans.  Les  femmes  filaient  au  rouet  ,  en  regardant  notre 
voiture.  J'observai  aussi  que  la  cochenille  prospérait  beau- 
coup mieux  dans  les  jardins  des  environs  que  dans  les  can- 
tons que  j'avais  parcourus.  L'industrie  et  les  lumières  se 
donnent  la  maiu.  Attirés  par  un  bruit  confus  qui  résonnait 
non  loin  de  nous,  nous  portâmes  nos  pas  vers  l'endroit 


DAjVS   L  AMÛniQlE  DL    SUD.  yi 

d'où  il  semblait  parlir.  jNous  aperçûmes  bientôt  le  maître 
d'école  du  village  assis  au  pied  d'un  énorme  figuier.  Il  te- 
nait à  la  main  une  longue  baguette  avec  laquelle  il  rappe- 
lait à  leur  devoir  les  élèves  assis  en  cercle  à  ses  pieds.  Je 
me  crus  transporté  dans  le  centre  de  l'Europe,  et  cepen- 
dant j'étais  séparé  du  continent  européen  par  une  distance 
de  4  à  5,000  lieues.  La  beauté  du  paysage  ajoutait  à  l'inté- 
rêt de  celte  scène.  Quelques  élèves  en  étaient  encore  à  l'al- 
phabet, d'autres  écrivaient,  ou  plutôt  gravaient,  sur  des 
tablettes  de  bois  ,  les  modèles  d'écriture  exposés  à  leurs 
regards  sur  une  ardoise.  Les  plus  instruits  tenaient  un 
livre  à  la  main  ,  d'autres  s'occupaient  d'arithmétique  5  de 
tems  en  tems  1  instrument  de  correction  circulait  dans  les 
rangs.  Ce  coup  d'œil  était  d'un  grand  intérêt  pour  nous  , 
qui  partout ,  dans  ce  vovage,  avions  aperçu  les  traces  d'une 
ignorance  absolue.  A  notre  aspect,  les  enfans  partirent 
d'un  éclat  de  rire.  Ce  signe  d'hilarité  attira  l'attention  du 
pédagogue,  qui  prit  ses  béquilles  pour  aller  à  la  décou- 
verte 5  nous  nous  avançâmes  de  notre  côté  au-devant  de  lui. 
Il  était  aussi  surpris  que  ses  élèves  ;  nous  le  priâmes  d'ex- 
cuser notre  indiscrétion  :  il  nous  répondit  par  un  sourire 
magistral  (il  était  à  la  fois  alcade  et  maître  d'école)  ,  et 
nous  invita  à  nous  promener  dans  son  jardin.  Nous  pas- 
sâmes quelques  instans  à  nous  assurer  des  progrès  de  ses 
élèves,  et  à  répondre  aux  nombreuses  questions  qu'il  nous 
adressa  sur  la  bataille  d'Ayacucho,  la  mort  d'Olanelta,  et 
la  fin  de  la  guerre  du  Pérou.  Il  nous  demanda  en  outre 
s'il  était  vrai  que  les  Anglais  vinssent  s'établir  dans  ce 
pays.  Il  nous  apprit  qu'il  était  né  dans  le  village,  et  qu'il  ne 
l'avait  jamais  quitté  -,  qu  il  avait  pris  de  bonne  heure  le 
goût  de  l'étude  ,  et  que  sa  profession  était  loin  de  le  con- 
duire à  la  fortune  -,  que  le  prix  courant  des  leçons  était  de 
2  à  4  réaux  (  10  à  20  sous)  par  mois,  suivant  la  nature  de 
rinstruction  donnée  à  l'élève.  En  ce  moment ,  un  enfant 


g2  AOYAGE   DU   CAPITAIKE  AiKDREWS 

s'approcha  pour  le  prier  de  tailler  sa  plume  ;  à  ma  grande 
surprise,  il  tira,  du  gousset  d'une  vieille  culotte  courte  à 
boucles  d  argent,  une  petite  serpe,  et,  les  lunettes  sur  le 
nez,  il  procéda  à  son  opération.  «  Eh  quoi!  lui  dis-je  , 
»  vous  n'avez  point  de  meilleur  outil  que  celui-là  ? — Non , 
»  seigneur,  je  suis  très-pauvre.  —  Je  vais  vous  donner 
»  quelque  chose  de  mieux  (et  je  mis  dans  sa  main  un  vieux 
»  canif  à  quatre  lames  que  je  portais  dans  ce  moment  sur 
»  moi  ).  — Quoi!  s'écria-t-il  en  le  voyant,  quatre  lames 
M  en  un  seul  manche!  je  n'ai,  de  ma  vie,  rien  vu  d'aussi 
»  étonnant!  »  Je  lui  dis  qu'il  était  de  fabrique  anglaise. 
«  Parbleu,  dit-il,  les  Anglais  sont  des  gens  bien  habiles. 
»  — Ce  canif  esta  vous, — Pour  combien?  (et  il  accompagna 
»  ces  mots  d'un  regard  indiquant  qu'il  était  hors  d'état  de 
»  l'acheter.) — Pour  rien,  lui  dis-je.  wllsesigna  en  s'écriant: 
«  Dieu  vous  le  rende!  »  Il  n'aurait  pas  montré  plus  de  sa- 
tisfaction s'il  s'était  vu  en  possession  d'une  tonne  d'or,  ou 
qu'il  eût  gagné  20,000  liv.  st.  à  la  loterie.  Ses  bambins  se 
pressaient  autour  de  lui,  pour  contempler  cette  merveille, 
et  pour  lui  demander  en  témoignage  de  sa  satisfaction  un 
jour  de  congé,  qu'il  n'osa  refuser  à  nos  instances.  » 

A  Tucuman  ,  les  commissaires  de  Buenos-Ayres  s'oppo- 
sèrent aux  projets  de  M.  Andrews  sur  les  mines  de  ces 
contrées  -,  leurs  droits  respectifs  furent  discutés  dans  le  sé- 
nat de  cette  province.  Une  de  ces  séances  lut  interrompue 
par  un  trait  de  superstition  et  de  bigoterie  qu'il  importe  de 
signaler. 

«  Un  vieux  jésuite,  le  seul,  dit-on  ,  qu'il  y  eut  dans  le 
pays,  se  rendit  à  la  Chambre  des  Représentans;  et,  tombant 
à  genoux ,  il  supplia  les  membres  de  mettre  un  frein  aux 
innovations ,  et  de  s'opposer  à  l'introduction  des  hérétiques 
anglais  dans  la  province  ,  s'ils  tenaient  à  leurs  propriétés, 
à  leurs  femmes,  à  leurs  enfans ,  et  s'ils  respectaient  leur 
sainte  religion.  Il  ajouta  que  ,  sous  le  prétexte  d'exploiter 


DA»S  l' AMÉRIQUE   DU  SUD.  ^3 

des  mines ,  ils  feraient  en  Amérique  ce  qu'ils  avaient  fait 
dans  l'Inde,  qiVils  subjugueraient  tout  le  pays  5  mais  la 
Chambre,  en  dépit  de  toutes  ces  menées,  déclara  sagement 
que,  plus  tôt  les  Anglais  s'établiraient  dans  les  nouvelles 
républiques ,  plus  tôt  leurs  mœurs  industrielles  et  leurs  sa- 
lutaires exemples  contribueraient  à  l'amélioration  du  corps 
politique.  » 

Le  récit  des  débats  de  cette  assemblée  donne  une  haute 
idée  des  talens  et  de  l'habileté  des  Tucumaniens.  S'il  faut 
en  croire  le  capitaine  Andrews,  la  facile  élocution  des  ora- 
teurs n'eût  pas  été  indigne  d'un  plus  grand  théâtre  ,  et  de 
discussions  plus  importantes. 

a  Le  membre  le  plus  distingué  de  l'opposition  était  un 
avocat,  dont  la  chaleur  et  la  véhémence  me  rappelèrent 
notre  Fox  j  mais  il  déployait  plus  de  grâce  dans  l'action  , 
et  il  avait  une  intonation  plus  flexible  que  ce  grand  orateur. 
Je  n'oublierai  jamais  la  figure  de  ce  vieillard  ^  la  neige  de 
sa  chevelure  contrastait  avec  la  chaleur  des  accusations 
qu'il  fulminait  contre  le  pouvoir  exécutif.  Une  opposition 
plus  piquante  encore  résultait  du  rapprochement  de  l'é- 
nergique concision  de  son  discours ,  avec  l'éloquence  abon- 
dante ,  calme  et  persuasive  du  docteur  Molino ,  qui  lui  ré- 
pondit par  des  argumens  sans  déclamation,  et  avec  une 
aisance  et  une  liberté  d'esprit  qu'il  serait  difficile  de  ren- 
contrer au  même  degré  dans  une  assemblée  européenne. 
Je  distinguai  également  d'autres  orateurs  d'un  très-grand 
mérite.  La  discussion  de  la  question  qui  les  occupait  dura 
trois  semaines  5  le  sénat  la  regardait  comme  très-importante 
pour  la  nation.  Aussi,  contrairement  à  l'usage  commun, 
les  simples  citoyens  furent-ils  appelés  à  la  discussion ,  et 
admis  à  donner  leur  avis  pour  ou  contre.  Le  but  de  cette 
mesure  était  de  connaître  l'opinion  générale  sur  l'objet  du 
débat,  d'éclairer  le  jugement  du  sénat,  et  d'éviter  les  di- 
visions qui  pourraient  exister  sur  ce  sujet,  entre  lui  et  le 


C)4  VOYAGE   DU  CAPITAINE    AKDREWS 

public.  Lorsque  la  concession  des  mines  fut  accordée ,  les 
chefs  de  la  province  signèrent  le  contrat  à  la  barre  de  la 
Chambre  des  Représenlans,  et  il  obtint  ainsi  la  plus  respec- 
table de'toutes  les  sanctions.  » 

La  province  de  Tucuman  est  fort  étendue,  et  abonde  en 
produits  naturels  aussi  utiles  que  remarquables  par  leur 
beauté.  Elle  est  bornée  à  louesl  par  les  Cordillières  des 
Andes ,  au  nord  par  le  Paraguai ,  au  sud  par  les  Pampas  de 
Buenos-Avres;  à  l'est  s'étendent  le  territoire  indien,  entre 
rios ,  le  pays  des  Missions,  Corrientès,  Santa-Fè,  etc. 
L'extrait  suivant  donnera  une  idée  de  la  beauté  du  climat 
dans  le  voisinage  de  Tucuman.  Après  avoir  décrit  une  vi- 
site qu'il  rendit  à  un  de  ses  amis  nommé  don  Thomas  ,  dont 
l'habitation  était  située  dans  un  site  sauvage  et  romantique, 
il  continue  ainsi  : 

«  Nous  fîmes  une  excursion  dans  le  voisinage^  le  cré- 
puscule nous  surprit  à  l'entrée  des  bois.  L'idée  nous  vint 
d'y  faire  l'essai  d'une  indépendance  un  j)eu  sauvage  -,  on 
alluma  un  grand  feu,  puis  nous  nous  décidâmes  à  passer  la 
nuit  couchés  sous  le  dôme  majestueux  de  la  forêt.  Ceux 
qui  connaissent  le  climat  des  tropiques  ont  senti  plus  d  une 
fois  une  volupté  inexprimable  à  s'endormir  dans  les  bois 
sous  la  brise  embaumée  du  soir,  cà  se  réveiller  au  chant  mé- 
lodieux de  mille  oiseaux  d'espèces  différentes  qui  confondent 
leur  ramage,  et  à  respirer  l'air  frais  et  pur  de  la  plus  déli- 
cieuse atmosphère ,  tandis  que  la  nature  repose ,  dans  tout  le 
calme  de  sa  beauté.  Dans  ce  moment  d'extase,  qu'aucune 
jouissance  terrestre  ne  peut  surpasser ,  on  dirait  que  le 
corps  n'a  plus  à  réclamer  de  sensations,  et  lame  de  désirs 
à  former.  Nos  citadins  amollis  sous  l'édredon ,  dans  les  ap- 
partemens  les  plus  élégans,  ne  sauraient  se  faire  une  idée 
d'un  plaisir  aussi  vif  et  aussi  pur.  Nous  remonlàmcs  à 
cheval  à  sept  heures  du  malin,  pour  rejoindre  la  grande 
roule.  Chemin  faisant,   notre  conducteur  (capitaz)  nous 


DVJNS   l.'ATiIÉniQtK   DU   SUD.  Cj5 

raconta  longucmont,  mais  non  sans  intc-rèt,  les  ravage.^; 
que  le  condoi' et  ranimai  qu'ils  appellent  improprement 
tigre,  qui  n'est  autre  que  \ejagar,  font  souvent  parmi 
les  bestiaux.  On  connaît  Tagililé  équestre  du  Gaucho-,  il 
montre  la  même  adresse,  quand  il  a  lancé  son  cheval ,  à 
relever ,  en  galopant ,  avec  la  pointe  de  son  éperon , 
l'objet  qu'il  a  laissé  tomber  à  terre ,  et  à  s'en  saisir  à  la 
volée ,  qu'à  jeter  son  lasso  sur  le  coursier  sauvage  qu'il 
veut  attirer  vers  lui.  Dans  ces  deux  opérations,  ses  mou- 
vemens  ne  sont  pas  moins  gracieux  que  ceux  de  la  jeune 
ladv  qui,  dans  un  salon  ,  ramasse  le  gant  qu'elle  a  laissé 
tomber.  Mais  lorsque,  en  courant  à  cheval,  il  raconte  une 
anecdote,  la  flexibilité  de  ses  mouvemens  ,  la  grâce  de  Fa 
pantomime,  plus  éloquente  que  ses  paroles,  lui  donnent 
un  air  si  singulier,  si  bizarre  et  si  distingué  <à  la  fois,  qu'on 
le  prendrait  pour  un  être  complexe  qui  tient  également  du 
paysan  et  du  gentleman.  La  manière  ordinaire  de  tuer  le 
condor,  nous  dit  notre  conducteur,  est  de  suivre  d'abord 
les  traces  que  sa  victime  a  laissées  sur  le  sol ,  ce  qui  est  très- 
facile,  si  c'est  une  bête  à  laine  qu'il  a  enlevée,  car,  dans 
ce  cas,  une  partie  de  sa  toison,  arrachée  par  les  griffes  de  l'a- 
nimal, se  trouve  semée  sur  le  terrain.  Si  le  condor  a  enlevé 
un  veau,  un  limier  est  chargé  d'en  suivre  la  piste.  Quand 
le  Gaucho  a  rencontré  son  ennemi,  il  choisit  la  position  la 
plus  convenable,  pour  le  recevoir  à  la  pointe  d'une  baïon- 
nette ou  d'une  forte  pique.  Les  chiens  lancés  sur  lui  le 
forcent  de  se  jeter  sur  le  Gaucho;  celui-ci,  le  genou  en 
terre  ,  l'œil  fixé  sur  l'animal  ,  l'attend  de  pied  ferme,  et  le 
reçoit  sur  la  pointe  de  son  arme  avec  tant  d'ià-plomb ,  qu'il 
ne  manque  jamais  son  coup.  Tandis  que  le  condor  se  dé- 
bat, le  Gaucho  ,  à  l'instant  même,  saule  de  côté  avec  une 
agilité  dont  un  aussi  habile  écuyer  est  seul  capable  \  et 
l'oiseau  gigantesque  est  à  l'instant  mis  en  pièces  par  la 
meute  qui  se  précipite  sur  lui,  et  par  les  autres  chasseurs. 


o6  VOYAGE  DV  CAPITAINE   ANDV.EWS 

))  Quelquefois,  ajouta  notre  conducteur,  l'opération  ne 
se  termine  pas  aussi  vite.  Dernièrement,  par  exemple,  le 
condor  que  nous  attaquions,  étendu  sur  la  place,  semblait 
jouer  avec  notre  meute.  Je  tirai  dessus,  et  il  reçut  une 
balle  dans  la  jointure  de  l'oreille,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas 
de  venir  à  moi  ^  je  lui  enfonçai  ma  baïonnette  dans  le  corps, 
mais,  en  se  débattant,  il  me  terrassa.  Je  me  crus  perdu,  et 
pour  vendre  cbèrement  ma  vie ,  je  dégageai  l'arme  des 
flancs  de  la  bète-,  et  je  la  redressai  dans  la  direction  de 
ma  gorge,  afin  de  la  garantir.  Au  moment  où  je  croyais 
sentir  ses  serres  redoutables  s'enfoiicer  dans  mes  chairs ,  la 
flamme  bleuâtre  des  yeux  qu'elle  dardait  sur  moi  s'étei- 
gnit; elle  tomba  sans  vie  sur  mon  corps,  et  j'aurais  infailli- 
blement succombé  sous  son  énorme  poids,  si  on  ne  m'eût 
aussitôt  dégagé. 

»  Le  voisinage  des  retraites  que  ces  animaux  choisissent 
dans  les  forêts  ressemble  aux  parcs  de  réserve  de  nos 
grands  domaines ,  à  cela  près  que  les  arbres ,  les  buissons 
et  les  plantes,  sont  beaucoup  plus  variés.  Nous  fîmes  une 
demi-lieue  au  milieu  des  bois  qui  formaient,  sur  le  pen- 
chant des  montagnes  d'inégale  hauteur,  des  amphithéâtres 
de  verdure  embellis  de  mille  nuances ,  et  où  l'on  distinguait 
des  massifs  de  noyers  ,  de  tilleuls  et  de  chênes ,  surmontés 
par  le  majestueux  cèdre  rouge.  C'est  au  milieu  de  cette 
scène  romantique,  plutôt  qu'au  sein  de  nos  paysages  ,  que 
Millon  eût  pu  transporter  sou  Eden ,  et  s'écrier  : 

De  ce  mont  chevelu  les  arbrisseaux  nombreux 

Hpaississent  partout  les  taillis  ténébreux, 

Et  leur  ricliesse  inculte,  en  son  Iu\e  sauvage, 

De  l'enceinte  sacrée  interdit  le  passage. 

Plus  haut,  le  frêne  altier,  le  cèdre  oriental, 

Le  palmier  élancé,  le  pin  pyramidal, 

De  cette  scène  agreste  amphithéâtre  sombre, 

Alontciif  tle  rang  en  rang,  jcUcnl  ombre  sur  ombre. 

Paradis  Per<Ju  y  livre  iv.  (Trad,  DE  DiXlLLE.  ) 


DA>S  L  AMÉr.IQtE  UU  StJD.  (J^ 

))  Malgré  la  bcaulé  de  ce  tableau  ,  je  dis  à  l'ami  qui 
m'accompagnait  que  ces  arbres,  sur  lesquels  il  appelait  mon 
admiration ,  avaient  des  dimensions  moins  colossales  que 
ceux  que  j'avais  jadis  admirés  dans  1"  Australie.  «  Vous  n'a- 
»  vez  encore  rien  vu,  »  me  dil-il.  iN'ous  continuâmes  à  che- 
miner ensemble ,  sans  que  la  scène  changeât  sensiblement. 
Toul-à-coup,  il  me  fit  remarquer  un  bouquet  d'arbres  pro- 
digieux dont  les  troncs  avaient  cent  pieds  de  haut,  et  dont 
les  rameaux  immenses  s'élevaient  à  une  hauteur  qui  était 
plus  du  double.  Dans  mon  enthousiasme ,  je  battis  des 
mains  à  leur  aspect.  Je  n'ai  vu  nulle  part  une  végétation 
aussi  magnifique.  Je  ne  pouvais  me  lasser  de  contempler 
ces  patriarches  des  forêts  couverts  de  mousse,  enlacés  de 
lianes,  marquetés  sur  touteleur  surface  de  plantes  parasites. 
Ils  semblaient  appartenir  au  berceau  du  monde.  L'imagi- 
nation me  les  représentait  comme  ces  ruines  qu'on  ne  sau- 
rait retrouver  dans  ces  contrées ,  mais  qui ,  sur  le  continent 
européen  ,  servent  de  lien  entre  l'antiquité  la  plus  reculée 
et  les  tems  modernes.  Si  ces  arbres  avaient  pu  me  répon- 
dre, comme  ceux  des  poètes  ,  je  leur  aurais  demandé  com- 
bien de  siècles  ils  avaient  vécu,  et  s'ils  étaient  les  contem- 
porains de  la  ciéalion.  Mais  hélas!  ils  sont  menacés  d'une 
fin  prochaine  :  car  il  est  probable  qu'une  compagnie  ne 
tardera  pas  à  s'organiser  pour  l'exploitation  de  ces  forêts , 
dont  les  bois  seraient  précieux  pour  la  charpente  et  pour 
les  constructions  nautiques.  Ils  sont  déjà  recherchés , 
même  par  Buenos-Ayres. 

»  D'après  le  rapport  d'Ignacio  Nunès,  on  compte  dans 
ces  contrées  soixante-trois  espèces  de  bois  de  construction. 
L'une  des  plus  précieuses  est  l'ébène  rouge  qu'on  appelle 
ici  granadillo.  Nunès  rapporte  qu'en  1816,  sept  per- 
sonnes essayèrent  vainement ,  en  se  donnant  la  main  , 
d'envelopper  la  circonférence  d'un  de  ces  arbres.  Don 
Thomas  m'apprit ,  et  je  n'eus  pas  de  peine  à  le  croire,  que, 
XV.  7 


C)8  VOYAGE  DU    CAPITAINE    ANDUEWS 

dans  (1  autres  parties  de  la  forêt ,  il  y  en  avait  de  plus  mons- 
trueux encore.  On  ne  peut  se  faire  une  idée  de  la  varirlé 
infinie  de  plantes  de  tout  genre  qui  croissent  sous  l'abri 
protecteur  des  géans  de  la  foret,  et  de  la  riche  végé- 
tation de  celles  qui  grimpent  le  long  des  arbres ,  ou  s'é- 
lancent en  guirlandes  de  l'un  à  l'autre.  On  dirait  que  le 
botaniste  a  pris  plaisir  à  les  entrelacer,  en  guise  de  cou- 
ronne ,  sur  ses  sujets  favoris ,  pour  embellir  leur  robuste 
vieillesse.  On  ne  pouvait  visiter  ces  forets  dans  une  meil- 
leure saison.  A  l'aspect  des  touffes  d'orangers  qui,  de  toute 
part ,  étalent  leurs  pommes  d'or,  je  croyais  voir  se  réaliser 
les  fictions  des  Nuits  Arabes.  L'imagination  seule  pourrait 
concevoir  un  tableau  plus  ravissant.  J'aurais  voulu  passer 
quelques  mois  dans  ces  lieux  enchantés  ;  un  véritable  ama- 
teur de  botanique  pourrait  s'y  fixer  durant  plusieurs  années, 
sans  éprouver  de  monotonie  dans  ses  jouissances. 

»  Plus  loin  ,  un  sentier  en  zig-zag,  à  travers  un  hallicr 
fort  épais,  nous  conduisit  au  bord  d'un  torrent  serpentant 
au  sein  de  la  forêt.  Le  calme  de  ces  lieux,  interrompu  seu- 
lement par  le  bruit  des  eaux,  la  sérénité  de  l'atmosphère  , 
une  végétation  plus  animée ,  formaient  un  tableau  plus 
poétique  encore  que  le  précédent.  Le  cours  d'eau  bouil- 
lonnait, en  certains  endroits  ,  sous  les  voûtes  irrégulières 
d'une  verdure  à  mille  nuances.  Ailleurs,  les  rameaux  in- 
clinés à  fleur  d'eau  formaient  une  sorte  de  cataracte.  Le 
torrent,  sans  réfléchir  distinctement  ses  bords,  y  puisait 
une  teinte  uniforme,  d'un  vert  délicieux.  L'imagination  la 
plus  exaltée  ne  saurait  offrir  aux  nymphes  des  bois  un 
abri  plus  frais,  un  plus  charmant  asile!... 

»  Au  nombre  des  plantes  parasites,  qui  vivent  aux  dé- 
pens des  grands  arbres  que  je  viens  de  décrire,  je  dois 
remarquer  une  espèce  nomnK'e  lilla/ilsia  (  tillande)  com- 
prise dans  la  famille  des  hexandries  monogynées  de  Linnée. 
Elle  a  le  port  de  l'aloès,  mais,  par  sa  feuille  et  sa  fleur,  elle 


DANS  L  AMÉRIQir  DU  SUD.  t}{) 

ressemble  aux  liliacécs.  Celte  plante  a  la  propriété  de  tlis- 
tillcr  un  suc  limpide  et  sucré  qui  sert  à  désaltérer  les  pas- 
sans  5  ceux-ci  l'extraient  en  perforant  la  tige.  Cette  tige  est 
si  dure ,  que  le  couteau  a  beaucoup  de  peine  à  y  pénétrer 
borizontalement-,  mais  on  la  fend  verticalement  avec  autant 
de  facilité  que  celle  du  plantain.  Mon  guide  ne  put  me 
donner  aucun  renseignement  sur  la  durée  de  cette  plante, 
ni  me  dire  si  l'on  pouvait ,  dans  toutes  les  saisons ,  en  ex- 
traire les  sucs.  Il  me  fut  également  impossible  de  m'assurer 
si  ce  liquide  est  une  sécrétion  naturelle  de  la  sève,  ou  bien 
si  c'est  de  la  pluie  qui ,  pénétrant  dans  ses  pores,  y  puise  sa 
consistance  visqueuse  et  sucrée.  « 

M.  Andrews  fut  parfaitement  reçu  à  Tucuman  et  à  Salta. 
Dans  cette  dernière  ville  ,  il  eut  encore  à  lutter  contre  les 
compagnies  des  mines  rivales  de  la  sienne.  La  population 
de  cette  ville  est  constamment  menacée  d'une  inondation 
qui  doit  la  détruire  de  fond  en  comble.  Pour  rendre  ce 
désastre  impossible,  il  suffirait  d'une  dépense  de  20,000 
liv.  st.  On  ne  conçoit  pas  qu'un  peuple  industrieux,  comme 
celui  de  Salta,  ne  songe  pas  à  faire  le  sacrifice  de  cette 
somme,  pour  garantir  sa  sûreté  et  celle  de  ses  propriétés. 
M.  Andrews  n'est  pas  cavalier,  comme  le  capitaine  Hcad; 
aussi  se  garde-t-il  de  suivre  les  routes  sur  lesquelles  le 
cheval  est  le  seul  moyen  de  transport  5  il  voyage  presque 
toujours  en  voiture  ou  sur  des  mules,  c'est  ce  dernier  mode 
qu'il  employa  de  Salta  au  Potose. 

«  Bien  de  si  triste  et  de  si  ennuyeux,  dit  notre  auteur, 
que  de  voyager  sur  des  mules.  Elles  n'ont  point  de  marche 
régulière-,  souvent,  après  être  allées  au  pas  pendant  plusieurs 
heures,  elles  font  un  mille  au  galop.  Impossible  de  che- 
miner de  conserve  avec  un  tiers  ,  à  moins  de  se  traîner  sur 
la  route  5  chaque  voyageur  va  donc  seul,  sauf  à  charmer 
ses  ennuis  avec  son  imagination  ou  ses  livres.  Il  a  en  outre 
à  se  garantir  non-sculcmcnt  des  ravons  du  soleil .  mais  en- 


100  VOYAGE  DU   C.\PITAI?»K  ANDREWS 

core  de  leur  réfraction ,  surtout  en  côtoyant  les  rochers , 
ou  en  traversant  les  dunes  de  sable  blanc  dont  la  plaine 
est  semée.  Les  mules  qui  portent  les  bagages  cheminent 
])]u3  lentement  encore,  malgré  la  présence  et  le  fouet  du 
guide  qui  les  surveille.  Leur  lenteur  agace  les  nerfs;  si 
vous  prenez  seul  les  devans ,  la  crainte  de  vous  égarer  vous 
force  de  faire  halte  ou  de  revenir  sur  vos  pas.  Quand  j'étais 
sûr  de  mon  chemin  ,  je  prenais  l'avance  d'une  ou  deux 
lieues;  puis  je  mettais  pied  à  terre  ,  et  je  m'endormais  jus- 
qu'à l'arrivée  des  bagages.  Souvent,  pour  me  rafraîchir, 
je  me  débarrassais  de  mes  vêtemens ,  et  si  j'apercevais  quel- 
que bassin  creusé  par  les  torrens,  j'y  prenais  un  bain  dé- 
licieux. Je  n'oublierai  jamais  à  quel  point  j'enviai  les  che- 
vaux du  général  Alvear  (i)  et  du  colonel  Dorego,  que  je 
rencontrai  sur  la  même  route ,  à  peu  de  distance  de  Potosi. 
La  rapidité  avec  laquelle  ils  firent  le  trajet,  du  point  où  il 
nous  joignirent  à  la  ville  où  ils  arrivèrent  trois  heures  avant 
nous  ,  m'a  convaincu  que  si  les  mules  sont  préférables  3ux 
chevaux ,  en  ce  qu'elles  supportent  mieux  la  fatigue  et  se 
comportent  plus  sagement  dans  les  pays  excessivement 
montueux  et  sillonnés  de  fondrières  ,  elles  ne  les  valent  pas 
dans  les  contrées  mêlées  de  plaines  et  de  montagnes;  il  faut 
ajouter  à  rinconvénient  qui  résulte  de  la  lenteur  des  mules, 
une  chaleur  accablante,  et  un  vent  insupportable  qui  fouette 
d'un  sable  brûlant  le  visage  du  voyageur. 

»  Si  vous  rencontrez  en  route  un  Indien ,  et  que  vous 
lui  demandiez  combien  vous  avez  de  lieues  à  faire  avant 
d'arriver  h  la  prochaine  station  ,  il  vous  dira  qu'il  n'en  sait 
rien  ,  ou  il  vous  trompera  sur  des  distances  qu'il  ignore  lui- 
même.  Quant  aux  muletiers,  ils  n'ont  aucun  souci  de  la 
lenteur  qui  vous  désespère  ;  leur  domicile  est  sur  les  routes, 

(\)  Note  du  Tr.  (j'cst  le  même  officier  que  le  gouvernement  de  Biiencs- 
Ayres  achargé  tltiroiniiiaiulemcnl  des  lioupes'qu'il  aenvoyées,  duns  la  lîandc 
Orientale  ,  contre  les  Brc'silicns. 


DANS  l'aMÉRIQUE  DU  SLD.  10  t 

et  tandis  que  vous  vous  impatientez,  ils  chantent  tranquille- 
ment pour  se  désennuyer.  De  tems  en  tems,  l'un  d'eux  met 
pied  à  terre  pour  relever  les  mulles  qui  succombent  sous  le 
fardeau,  ou  pour  les  laisser  souffler  -,  tandis  qu'il  est  occupé 
à  recharger ,  celles  qui  sont  encore  dessellées  prennent  le 
large  et  vont  brouter  dans  le  voisinage  ,  autre  inconvénient 
pour  le  muletier  qui  est  forcé  d'aller  à  leur  poursuite  à 
travers  champs.  Il  les  maltraite  rarement ,  il  se  borne 
d'ordinaire  à  faire  claquer  sur  leur  dos  le  bout  de  son 
lasso  pour  les  ramener  à  leur  poste  ,  le  chardon  à  la  bou- 
che. Cet  incident  lui  offre  l'occasion  d'apostropher  ces 
pauvres  bétes  toute  la  journée ,  et ,  en  vérité  ,  je  ne  sais  pas 
si  elles  n'ont  pas  plus. d'esprit  que  lui.  » 

Dès  son  arrivée  à  Potosi ,  M.  Andrews  obtint  une  au- 
dience de  Bolivar. 

«  C'est  le  i8  octobre  ,  dit-il ,  que  je  fus  introduit  chez 
le  Libérateur.  J'avoue  que  la  présence  de  cet  homme  extraor- 
dinaire m'inspira  un  sentiment  d'humilité  que  dissipa  bien- 
tôt la  cordialité  avec  laquelle  il  m'accueillit  en  me  ser- 
rant la  main  à  l'anglaise.  C'est  à  l'histoire  à  tracer  à  grands 
traits  son  caractère  ;  quant  à  moi,  je  ne  pourrai  que  le 
peindre  tel  que  je  l'ai  observé  dans  une  courte  entrevue, 
et  sans  céder  à  l'influence  d'aucune  prévention.  Person- 
nellement, il  a  fait  plus  que  Washington;  il  a  délivré  sou 
pays,  sans  assistance  étrangère,  à  travers  les  difficultés  les 
plus  graves  et  les  circonstances  les  plus  fâcheuses.  La 
France  ne  l'a  point  aidé  de  ses  finances  et  de  ses  armées  \ 
il  n'a  pas  eu  pour  coopérateurs  des  Franklin ,  des  Henry, 
des  Jefferson ,  ni  pour  appuis  le  bon  sens  et  la  fermeté  iné- 
branlable des  enfans  de  la  Nouvelle-Angleterre. 

»  L'ignorance  absolue  de  ceux  qui  l'entouraient ,  et  leur 
complète  inexpérience  cfans  les  affaires  civiles  et  militaires , 
l'ont  forcé  de  n'écouter  que  les  inspirations  de  son  génie  ; 
il  a  osé  noblement,  et  il  a  réussi.  Ses  talens  sur  le  chanrj 


102  VOYAGE  DU  CAPITAINE  AKDREWS 

de  bataille  ,  et  son  invincible  persévérance  à  dompter  les 
obstacles,  égalent  son  habileté  à  se  créer  des  ressources  dans 
la  guerre,  et  à  imposer  à  ses  concitoyens  une  foi  entière  en 
son  mérite  ,  et  un  respect  profond  pour  son  gouvernement. 
Par  quel  prestige  a-t-il  su  à  la  fois  contenir  les  factions , 
réprimer  les  révoltes ,  et ,  après  avoir  sacrifié  jusqu'au 
dernier  schelling  à  la  cause  de  son  pays,  entraîner  ses 
compatriotes  à  suivre  son  exemple  ?  Voilà  un  problème 
difficile  à  résoudre-,  riiéroique  antiquité  n'offre  rien  de 
comparable.  D'autres  capitaines  ont  acquis  plus  de  gloire 
à  combiner  les  mouvemens  de  grandes  armées  bien  ap- 
provisionnées ^  mais  peu  l'ont  égalé  par  les  vertus  pas- 
sives, si  rares  dans  la  carrière  des  armes.  La  faim ,  la  soif, 
une  chaleur  dévorante,  les  glaces  des  montagnes,  l'extrèmo 
fatigue ,  des  marches  continuelles  sur  des  hauteurs  et  dans 
les  sables  brûlans  de  Caracas  au  Potose,  du  nord  de  la 
Colombie  aux  frontières  méridionales  du  Pérou,  il  sup- 
portait tout  cela  avec  une  contenance  inaltérable,  et  il 
inspirait  le  même  courage  à  ses  troupes. 

»  On  l'a  accusé  d'aspirer  au  pouvoir  absolu  :  le  tems  seul 
en  décidera  ^  mais,  jusqu'à  ce  moment ,  il  a  montfé  des 
dispositions  contraires  à  celles  qu'on  lui  prête. 

))  On  a  déjà  peint  l'extérieur  de  cetliomme  remarquable: 
il  est  maigre ,  mais  d'une  constitution  robuste ,  d'une  sta- 
ture de  cinq  pieds  sept  pouces  ,  visage  long,  nez  aquilin  , 
physionomie  exprimant  plutôt  la  fermeté  que  le  génie ,  et 
portant  d'ailleurs  l'empreinte  de  ses  fatigues  et  de  ses  sol- 
licitudes. Ses  yeux  sont  plus  pénétrans  que  spirituels  ^  il 
les  détourne  habituellement  lorsque  quelqu'un  le  consi- 
dère ;  je  m'en  aperçus  dans  notre  entrevue,  et  j'avoue  que 
celte  observation  ne  lui  fut  pas  favorable.  Son  front,  sil- 
lonné de  rides  ,  est  méditatif  et  soucieux.  Il  resta  assis 
pendant  noire  conférence^  dans  cette  position,  il  manque 
de  cette  noble  aisance,  si  commune  aux  grands  person- 


DANS   l' AMÉRIQUE   DL    SL'D.  Io3 

nages  5  il  a  le  lie  de  promener  constamment  la  main  sur 
ses  genoux.  Dans  ses  conversations,  son  débit  est  rapide , 
mais  monotone ,  et  ne  donne  pas ,  à  celui  qui  le  voit  pour  la 
première  fois,  une  opinion  favorable  de  son  urbanité.  Au 
surplus ,  on  ne  doit  pas  s'attendre  à  trouver  chez  un  aus- 
tère républicain,  nourri  dans  les  camps,  l'écorce  sédui- 
sante d'un  courtisan  de  la  vieille  Europe. 

))  J'ai  remarqué  que  Bolivar  est  ennemi  de  l'étiquette , 
d'un  abord  facile  et  prompt  à  se  décider.  Doué  d'une  con- 
ception rapide,  il  comprend  à  demi  mot,  et  donne  lui- 
même  la  conclusion  la  plus  juste  des  faits  énoncés  par  son 
interlocuteur. 

»  On  connaît  sa  justice  et  sa  libéralité  pour  les  individus 
qui  ont  souffert  dans  la  cause  de  l'indépendance.  M.  W. 
Benderson  avait,  de  ses  propres  fonds,  acheté  et  chargé, 
pour  le  service  de  Bolivar,  un  vaisseau  quil  perdit  àGuaya- 
quil.  Celui-ci  l'indemnisa  de  cette  perte,  en  lui  rembour- 
sant la  valeur  du  bâtiment  et  de  la  cargaison.  « 

La  ville  de  Potosi ,  bâtie  sur  le  penchant  d'une  colline  , 
est  située  en  face  de  la  célèbre  montagne  de  ce  jiom  ,  dont 
le  sommet  s'élève  de  1,700  pieds  au-dessus  de  la  place  prin- 
cipale. Elle  en  est  séparéepar  une  rivière,  qu'alimente  l'eau 
surabondante  de  trente-six  lacs  creusés  de  main  d'homme  , 
dans  les  montagnes  au  sud-est  de  la  cité ,  et  dont  les  tra- 
vaux prodigieux  ont  coûté  la  vie  à  des  millions  d'esclaves 
indigènes. 

La  montagne  de  Potosi ,  vue  de  la  ville ,  a  la  forme  d'un 
cône  ou  d'une  tente,  et  la  surface  est  semée  de  teintes 
métalliques  vertes,  oranges,  jaunes,  grises  et  roses,  indi- 
quant l'orifice  des  filons  exploités.  Les  Espagnols  comptent 
au  Potose  cinq  mille  mines  :  cette  exagération  apparente 
provient  de  ce  qu'ils  considèrent  comme  une  mine  parti- 
culière chaque  portion  de  mines  appelée  estaca ,  exploitée 


104  VOYAGE  BU  CAPITAIKE  AKDREWS,   ETC. 

par  un   individu,  et  ne  contenant  qu'une  superficie   de 
quelques  toises  carrées.  Il  n'y  avait  qu'une  centaine  de  ces 
estacas  en  activité,  lorsque  M.  Andrews  arriva  auPotose. 
Il  pense  que  les  capitaux  anglais  pourraient  être  utilement 
consacrés  à  leur  exploitation.    Le  point  culminant  de  la 
montagne  a  i4,ooo  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer; 
jusqu'ici  les  mineurs  en  ont  seulement  effleuré  la  surface; 
ils  ne  l'ont  en  efiet  creusée  qu'à  soixante  pieds  de  profon- 
deur, sur  une  étendue  horizontale  de  huit  cents  pieds  -, 
tout  le  reste  est  encore  vierge.  Les  veines  sur  lesquelles 
on  a  opéré  ne  sont  pas  riches  ^  mais  la  proximité  des  eaux 
ainsi  que  la  facilité  et  le  has  prix  des  transports  doivent 
assurer  le  succès  des  travaux. 

De  Potose  ,  M.  Andrews  traversa  les  Cordillières  des 
Andes,  pour  aller  joindre  une  expédition  que  sa  compa- 
gnie avait  imprudemment  envoyée  au  Chili ,  sans  con- 
naître les  arrangemens  que  son  agent  avait  pris  durant  son 
long  et  pénible  voyage.  Arrivé  à  Tacna,  ville  située  dans 
la  province  d'Arica ,  sur  les  bords  de  l'Océan  Pacifique  ,  il 
fit  voile  pour  Valparaiso,  à  bord  d'un  vaisseau  américain. 
Il  fait  ressortir ,  dans  sa  relation  ,  la  supériorité  du  mode 
d'administration  et  d'entretien  adopté  par  les  armateurs 
américains,  et  l'économie  qui  en  résulte. 

Enfin,  M.  Andrews  se  rend  à  Coquimbo,  où  sa  compagnie 
avait  placé  une  partie  de  ses  mineurs  ,  sous  la  direction  du 
capitaine  Bagnold.  C  est  là  qu'il  reçoit  sa  lettre  de  rappel 
et  qu'il  se  rembarque  pour  l'Angleterre ,  à  bord  du  vais- 
seau de  S.  M.  le  Breton,  capitaine  Marwel.  Le  dernier 
chapitre  de  sa  relation  contient  un  résumé  des  révolutions 
de  l'Amc'rique  du  Sud,  que  nous  passons  sous  silence,  car 
il  n'apprendrait  rien  de  nouveau  à  nos  lecteurs. 

(  London  Magazine.  ) 


ESQUISSES  3)E  LA  PERSE. 


Ces  Esquisses  sont  présentées  par  l'édileur  ,  comme 
l'extrait  du  journal  d'une  des  personnes  attachées  à  Sir 
John  Malcolm  ,  dans  les  deux  missions  qu'il  remplit  à  la 
cour  de  Perse,  en  1800  et  en  i8og,  au  nom  du  gouver- 
neur général  de  l'Inde.  En  1800,  Sir  John  fut  envoyé  en 
Perse ,  pour  négocier,  avec  la  cour  de  Téhéran  ,  une  al- 
liance offensive  contre  les  Afghans  ,  voisins  aussi  incom- 
modes pour  elle  que  pour  la  Compagnie  des  Indes.  la 
communauté  d  intérêts  assura  le  succès  de  la  négociation  , 
et  l'envoyé  du  gouverneur  généial  n  éprouva  aucune  dif- 
ficulté à  faire  interdire  l'entrée  de  la  Perse  aux  Français 
qui  n'avaient  avec  elle  aucune  relation.  D'ailleurs  les  qua- 
lités personnelles  de  l'ambassadeur  et  de  sa  suite  leur 
avaient  assuré  partout  l'accueil  le  plus  favorable.  En  1809, 
au  contraire,  les  Anglais  et  les  Français  se  disputaient 
l'alliance  exclusive  du  schah ,  et  les  autorités  britanniques 
étaient  en  discorde  sur  les  movens  de  la  conclure.  M.  Har- 
ford  Jones ,  que  le  roi  avait  nommé  envoyé  extraordinaire, 
en  lui  prescrivant  de  se  conformer  aux  instructions  de  lord 
INlinto,  gouverneur  général  de  l'Inde,  avait  pris  surluid  agir 
contre  l'opinion  de  ce  dernier,  et  quoiqu'il  eut  obtenu 
l'expulsion  de  l'ambassade  française  ,  le  général  Malcolm 
fut  envoyé  pour  le  remplacer  pour  l'exécution  du  traité. 
On  doit  croire  que  la  seconde  négociation  lui  offrit  moirs 
d'agrémens  que  la  première,  et  qu'il  eut  besoin,  pour  ob- 
tenir une  réception  aussi  flatteuse  que  la  précédente,  d  é- 
laler,  aux  yeux  du  monarque  persan ,  toutes  les  pompes 
d'une  ambassade   orientale  .   tout  le  luxe  des  étoffes  bro- 


Io6  ESQUISSES   DE  LA  PERSE. 

dëes  que  les  représentans  de  la  Compagnie  des  Indes  pro- 
diguent aux  princes  étrangers  ,  et  d'épuiser  toutes  les 
ressources  de  son  habileté  personnelle. 

L'auteur  des  Esquisses  ,  secrétaire  d'ambassade,  ou  plu- 
tôt ambassadeur  (  que  Sir  John  nous  excuse  de  n'avoir  pas 
respecté  son  incognito),  ne  pouvait,  à  raison  de  ses  fonc- 
tions ,  avoir  beaucoup  de  relations  avec  la  classe  moyenne 
et  les  sociétés  particulières,  ni  des  rapports  suivis  avec  les 
grands  personnages  vis-à-vis  desquels  il  conservait  son  ca- 
ractère officiel.  Ces  communications  avec  les  drogmans  et 
les  autres  personnes  attachées  à  sa  mission ,  étaient  plus  in- 
times -,  c'est  probablement  à  elles  que  nous  devons  les  ta- 
bleaux de  mœurs    et   de   caractères  les  plus  intéressans 
qu'offre  son  ouvrage.  Aussi  y  chercherait-on  vainement  ces 
détails  curieux  sur  la  vie  domestique  et  la  vicissitude  des 
fortunes  privées,  qu'on  trouve  dans  les  aventures  de  Hadji 
Baba  (i),   ce  fils  d'un   barbier  d'Ispahan,  à  la   fois  naïf 
et   fripon,    qui   avoue  ingénument  que  ses  vices  consti- 
tuent le  caractère  persan.  S'il  s'agissait,  en  ce  moment, 
d'entrer  dans  l'examen  de  ce  dernier  ouvrage  ,  nous   ne 
critiquerions  pas  l'auteur  pour  avoir  fait  de  Hadji  Baba  un 
fanfaron  de  bassesse ,  mais  bien  pour  avoir  peu  charitable- 
ment, et  en  contradiction  avec  des  faits  incontestables, 
accuse  de  perfidie ,  d'avarice,  de  cruauté ,  toutes  les  classes 
de  la  Perse,   depuis  le  monarque  jusqu'au  dernier  des 
paysans.  Il  n'est  pas  juste  d'apprécier  la  nation  persane  sur 
l'échelle  de  la  civilisation  anglaise  au  icf  siècle.  11  faut 
l'estimer  ce  qu'elle  vaut  en  la  mettant  en  parallèle  avec  un 
état  de  société  plus  analogue  à  sa  condition  actuelle,   tel 
que  celui  dans  lequel  vivaient  nos  ancêtres  sous  les  Plan- 

(i)  Note  du  Tr. Tel  est  le  litre  <l'un  tableau  pùiuant  dans  lequel  M.  Mo- 
lier  a,  sous  la  forme  d'un  roman,  retrace  avec  une  rare  Hdélile'  les  mœurs 
et  les  usages  de  la  Perse. 

i 


ESQUISSES  DE  LA  PERSE.  10^ 

tagcuels ,  les  Tudor  et  même  les  Stuarts  5  on  trouverait 
sans  peine  ^  chez  les  princes  et  les  nobles  de  ces  tems  re- 
cules, des  exemples  de  cupidité,  de  perfidie,  de  cruauté, 
qui,  sous  la  plume  d'un  autre  Hadji ,  paraîtraient  aussi 
grotesques  et  aussi  repoussans  :  tel  serait  ce  simulacre  de 
jugement  qui  envoya  Anne  Boulen  à  Téchafaud  ,  pour 
donner  un  nouveau  cours  aux  débauches  matrimoniales  de 
Henri  VIII.  Le  supplice  de  la  belle  Zeuap  ,  l'une  des 
femmes  du  schah ,  tel  qu'il  est  raconté  par  Hadji  Baba,  est 
dans  les  mœurs  turques^  cette  cruauté  mystérieuse  est  une 
invention  du  sérail  de  Constantinople,  plutôt  que  du  pa- 
lais de  Téhéran.  Le  monarque  persan  est  un  despote ,  sans 
doute  ,  mais  il  exerce  le  despotisme  par  lui-même  ,  et  pu- 
bliquement. Il  vit  en  prince  féodal ,  entouré  de  sa  noblesse; 
il  déteste  le  mystère  ,  et ,  si  le  public  est  instruit  de  ses 
amours ,  c'est  plutôt  par  quelques  regards  lancés  à  une 
bayadère,  au  milieu  des  pompes  de  sa  cour,  que  par  l'as- 
sassinat nocturne  d'une  femme.  Voici,  par  exemple,  un 
trait  du  caractère  persan  ,  que  nous  lisons  clans  les  Es- 
quisses. Le  schah  actuel  ayant  remarqué  un  jour  une  jeune 
danseuse  de  Chiraz  ,  douée  d'une  physionomie  spirituelle  , 
d'une  jolie  voix  et  d'une  taille  élégante ,  la  plaça  dans  son 
harem.  Elle  sut  si  bien  captiver  toutes  les  affections  de  son 
royal  amant ,  que  celui-ci  négligea  pour  elle  toutes  ses 
femmes.  Elle  mourut  fort  jeune,  et  le  roi  la  pleura  amère- 
ment \  il  voulut  qu'elle  fût  enterrée  auprès  du  tombeau 
de  schah  Abdul  Hazem  ,  de  sainte  mémoire ,  situé  à  cinq 
milles  de  la  capitale.  Il  s'y  rend  très-souvent,  et  on  re- 
marque qu'il  passe  quelques  heures  absorbé  dans  sa  mé- 
lancolie ,  auprès  du  sarcophage  qui  contient  les  restes  de 
sa  favorite. 

La  Perse  est,  à  nos  yeux,  la  portion  la  plus  intéressante 
de  l'Asie.  Aucune  institution  nationale  ne  s'y  est  perdue  ; 
le  despote,  sa  cour,  son  armée  et  son  peuple  ,  tout  y  est 


I08  ESQVISsES  DE  LA  ÎERSE. 

encore  turcoman  (i);  le  caractère  du  souverain  et  la  dispo- 
sition politique  des  états  voisins  peuvent  bien  ii^.^uer  sur 
son  énergie  ou  sa  faiblesse  ,  mais  le  monarque  actuel ,  Fut- 
teh  Ali  schah  ,  a  dans  sa  main ,  à  peu  de  cbose  près  ,  les 
mêmes  ressources  qui  assurèrent  à  ]Nadir  la  conquête  de 
Dehly.  La  Perse,  sous  ce  rapport ,  diffère  essentiellement 
de  la  Turquie.  Ce  dernier  empire  n'est  régi  que  par  la  re- 
ligion; ses  mœurs  ,  sa  littérature  ,  n'ont  rien  de  national  -, 
il  ne  possède  même  pas  de  ces  traditions  qui ,  cliez  les  au- 
tres peuples,  se  perdent  dans  la  nuit  des  tems.  Les  Os- 
manlis  sont  des  musulmans,  des  soldats;  ils  furent  des 
conquérans  intrépides ,  mais  ce  n'est  pas  une  nation.  Les 
Persans,  au  contraire,  conservent  tous  les  caractères  d'un 
peuple  ancien  5  ils  ont  une  littérature  à  eux,  ils  ont  leurs 
traditions,  leurs  légendes,  leurs  rois  ou  liéros  modèles. 
Les  Esquisses  nous  apprennent  que  leurs  conversations 
abondent  en  allusions  aux  ouvrages  de  Sadi ,  aux  Odes 
de  Hafiz  ,  au  Schah  Nameh  de  Ferdouzi,  et  qu'un  noble 
persan  serait  aussi  impardonnable  de  ne  pas  connaître  leurs 
écrits,  qu'un  de  nos  gentlemen  de  rester  étranger  aux 
chefs-d'œuvre  de  Pope  ou  de  Shakespeare. 

La  pompe  dont  les  ambassadeurs  s'entouraient  ancien- 
nement en  Europe,  fut  éclipsée  par  celle  de  l'ambassade 
envoyée  en  Perse  parle  gouverneur-g('néral  de  l  Inde.  Outre 
sa  suile  ordinaire  de  sccrélaircsanglaisetpersans,  le  plénipo- 
tentiaire avait  un  émir  en  chef,  un  maître  de  la  vénerie,  un 
muletier  en  chef,  un  coureur  en  chef,  un  personnage  chargé 
de  diriger  la  disposition  des  tentes,  et  une  nuée  de  valets  et 

(  I  )  Note  du  Tr.  La  nation  qui  domine  actuellement  en  Perse  est  la  na- 
tion turromane,  l'une  des  divisions  de  la  grande  famille  turque.  Les  Persans, 
proprement  dits,  ne  supportent  pas  le  joug  des  souverains  turcomans,  avec 
moins  d'impatience  (|ue  les  Chinois  ue  sup;  ortent  celui  des  ^lanttljous.  La 
Russie  pourrait  embarrasser  beaucoup  l;i  cour  de  Téhéran,  si,  en  poursui- 
vant les  hostilités  ,  elle  mettait  en  avant  un  rejeton  vrai  ou  supposé  des  an- 
ciennes djuastirs  persanncs. 


F.SQUISSr.S  BK  1.A  IFUSF..  log 

(le  coureurs.  Les  équipages  se  composaient  de  cent  mules 
pour  les  bagages},  et  d'autant  de  chevaux  de  selle  ou  de 
trait.  A  peine  eut-il  débarqué  à  Mascate,  que  les  Arabes 
s'y  rendirent  en  foule  des  villages  voisins  ,  pour  lui  vendre 
des  chevaux ,  ou  pour  obtenir  de  l'emploi  dans  sa  maison  et 
dans  ses  écuries.  Les  nobles  de  la  vice-royauté  de  Chiraz, 
prévenus  de  son  opulence,  se  disputaient  l'honneur  de  le 
recevoir.  Les  poètes  affluaient  sur  son  passage,  l'encensoir 
à  la  main.  En  un  mot,  du  schazadey  (  fils  du  roi  ) ,  au  der- 
nier laboureur,  tout  était  en  émoi  dans  les  provinces  du 
Daghestan  et  de  Fars.  Les  plaisirs  de  l'ambassadeur  étaient 
féodaux,  comme  son  cortège  -,  c'était  la  chasse  à  la  meute 
et  au  faucon  :  la  chasse  de  l'antilope  tient  de  ces  deux 
modes  -,  la  description  qu'en  fait  notre  auteur  offre  des  dé- 
tails assez  curieux. 

«  Les  chasseurs  se  postent  dans  une  grande  plaine  ,  ou 
plutôt  dans  un  désert ,  non  loin  de  la  m.er,  le  faucon  sur  le 
poing,  et  tenant  des  lévriers  en  laisse.  L'antilope  fuit  à 
leur  aspect,  avec  la  rapidité  du  vent.  A  l'instant,  les  cava- 
liers s'élancent  à  sa  poursuite ,  après  avoir  lâché  les  meutes. 
Si  on  n'en  voit  qu'un,  on  lance  aussitôt  les  faucons  -,  si 
l'on  en  a  découvert  plusieurs  à  la  fois,  on  relient  les  fau- 
cons jusqu'à  ce  que  les  chiens  en  aient  relancé  un  isolé- 
ment. Les  faucons,  rasant  la  terre,  atteignent  bientôt  l'a- 
nimal, et  viennent,  tour  à  tour,  lui  déchirer  le  museau  avec 
leurs  griffes-,  ils  le  harcèlent,  le  troublent,  et  ce  manège 
donne  à  la  meute  le  tems  d'arriver.  Bientôt  les  chasseurs,, 
les  chevaux,  les  chiens,  l'entourent ,  le  pressent,  et  il  ne 
tarde  pas  à  succomber  sous  leurs  attaques  combinées.  » 

Malheureusement ,  des  tableaux  plus  sombres  viennent 
bientôt  attrister  les  regards  des  vovageurs.  Les  châtimens 
que  la  justice  ordonne,  ou  qu'inflige  la  vengeance,  sont 
d'une  cruauté  révoltante.  Mais  celle  barbarie  n'appartient 
pas  exclusivement  à  la  Perse  5  on  la  retrouve  dans  les  an- 


IIO  ESQUISSES  DE  LA  PERSE. 

nales  desgouvernemens  féodaux  de  la  vieille  Europe.  Parmi 
tant  de  supplices ,  la  privation  de  la  vue  semble  réservée 
aux  personnes  d'un  haut  rang,  condamnées  pour  crimes  po- 
litiques. La  bastonnade  sur  la  pointe  des  pieds  est  appli- 
quée à  toules  les  classes  de  sujets,  pour  tous  les  délits  or- 
dinaires ,  depuis  les  filouteries,  jusqu'aux  dilapidations  des 
deniers  du  monarque  ;  elle  Test  aussi  aux  malheureux  qui 
tardent  à  verser  dans  ses  coffres  le  montant  des  exactions  qui 
pèsent  sur  eux.  Il  arrive  quelquefois  que  le  supplice  de  la 
perte  de  la  vue  contribue  à  la  sécurité  et  au  bien  être  des 
condamnés.  Notre  auteur  en  cite  un  exemple  dans  Réja 
Kouli  Kan,  qui,  en  sa  qualité  de  gouverneur  de  la  ville  et 
de  la  province  de  Karzeroura ,  accompagna  ,  à  Chiraz  , 
Tambassadeur  anglais.  C'est  à  ses  souffrances  pour  la  fa- 
mille régnante  qu'il  devait  son  élévation ,  et  c'est  à  son 
infirmité  qu'il  attribuait  la  stabilité  de  sa  fortune.  «  INIain- 
tenant ,  disait-il ,  je  vis  dans  une  opulence  et  dans  un  re- 
pos auxquels  les  personnes  qui  jouissent  de  la  clarté  du  jour 
sont  complètement  étrangères.  Un  déficit  se  fait-il  sentir 
dans  les  revenus  de  ma  province,  porte-t-on  contre  moi 
des  accusations  vraies  ou  fausses  qui  exposeraient  un  autre 
gouverneur  à  une  destitution ,  à  la  bastonnade  ou  même 
au  dernier  supplice  ?  Le  roi  se  borne  à  répondre  :  Ne  me 
paviez  plus  de  ce  pauvre  aveugle  de  Reja  Kouli  ;  laissez- 
le  tranquille.  Ainsi,  je  n'ai  aucun  motif  de  me  plaindre  ; 
je  suis  mieux  défendu  contre  les  disgrâces  par  la  perte  de 
la  vue ,  que  je  ne  serais  par  les  yeux  les  plus  clairvoyans 
du  monde.  » 

L'ambassadeur  rencontra  également  sur  sa  route  un 
gouverneur  qu'il  avait  déjà  remarqué  en  i8oo-,  c'est  Mé- 
hémet  Réja  khan  j  ce  noble  personnage  ,  âgé  de  soixante- 
huit  ans,  consommait,  par  jour,  une  quantité  d'opium 
suffisante,  suivant  le  médecin  de  l'ambassade,  pour  em- 
poisonner trente  personnes  qui  ne  seraient  pas  familiarisées 


ESQUISSES  DE  LA  PERSE.  III 

avec  cette  substance.  «Il  vint  nous  joindre,  en  1809,  avec 
toute  la  légèreté  d'un  jeune  cavalier  :  il  avait  quadruplé 
sa  dose  quotidienne  d'opium  et  se  moquait  des  funestes 
prédictions  du  docteur.  Il  offrait,  à  soixante-dix-sept  ans, 
un  exemple  remarquable  de  l'influence  salutaire  de  l'o- 
pium sur  la  constitution  de  l'homme.  »  On  regrette  que 
notre  auteur  n'ait  pas  vérifié  la  quantité  de  grains  con- 
tenus dans  la  poignée  de  pillules  que  ce  vieillard  avalait 
avec  l'intrépidité  de  nos  piliers  de  taverne,  afin  de  la  com- 
parer avec  la  quantité  d'essence  d'opium  que  l'on  admi- 
nistre goutte  à  goutte  à  nos  malades. 

Cliiraz ,  capitale  de  la  province  de  Fars  et  de  la  Perse 
proprement  dite ,   Cbiraz ,  le  siège  des  lumières ,  est  la 
ville  la  plus  intéressante  du  royaume.  Près  de  ses  portes , 
on  voit  le  tombeau  de  Sadi  et  de  Hafiz ,  les  deux  poètes  les 
plus  populaires  chez  les  Persans.  Ses  habitans  se  distin- 
guent par  leur  instruction  ,  leur  urbanité  et  leur  courage. 
Le  parfum  et  l'abondance  de  ses  roses  ne  sont  égalés  que 
par  la  beauté  de  ses  femmes ,  et  par  la  mélodie  des  rossi- 
gnols qui  peuplent  les  bois  d'alentour.  Quoique  ses  riches 
vignobles  et  leurs  produits  déhcieux  soient  livrés  à  l'ex- 
ploitation de  quelques  misérables  Arméniens,  le  vin  de 
Cbiraz,  l'hippocrène  de  Hafiz,  est  devenu  célèbre  ,  même 
en  Europe.  Cette  ville  est  la  résidence  d'un  des  filsdu  schah, 
vice-roi  de  la  province ,    dont  la  cour  a  pris  pour  mo- 
dèle celle  de  Téhéran  \  aussi  nos  ambassadeurs  attachent-ils 
une  grande  importance  à  y  conserver  des  relations.  C'est 
là  que  notre  auteur  fit  une  longue  étude  de  l'art  important 
de  s'asseoir  et  de  se  lever,  art  difficile  pour  les  Européens 
à  pantalons  collans,  dans  un  pays  où  l'on  ne  connaît  ni 
chaises  ni  flmteuils.  «  Ce  talent,  dit  notre  auteur,  est  moins 
essentiel  que  la  science  de  fumer  et  de  présenter  le  hellian 
(sorte  de  pipe  persane),  d'offrir  ou  de  prendre  le  café. 
Celte  dernière  science  admet  un  grand  nombre  de  distinc- 


112  ESQi;iSf,ES   DE   hi  PERSE. 

lions  plus  ou  moins  honorables  ou  offensantes ,  et  qu'on 
pourrait  comparer  à  celles  d'un  ancien  ambassadeur  fran- 
çais à  la  cour  de  Londres,  dans  les  derniers  tems  du  règne 
de  Louis  X\I,  et  qui  avait,  dit-on,  vingt  manières  d'of- 
frir une  tranche  d'alloyau.  Vous  faites  un  bon  ou  mauvais 
accueil  à  un  visiteur,  suivant  la  manière  avec  laquelle  vous 
l'invitez  à  fumer  ou  à  prendre  le  café.  S'il  est  votre  supé- 
rieur, vous  le  présentez  vous-même  ;  s'il  est  un  peu  au- 
dessous  ,  et  que  vous  désiriez  lui  faire  une  politesse,  vous 
lui  laissez  fumer  sa  pipe-,  mais  vous  donnez  à  l'un  de  vos 
gens  l'ordre  de  lui  apporter  la  première  tasse.  S'il  est  de 
beaucoup  votre  inférieur,  vous  conservez  votre  rang,  en 
prenant  du  café  le  premier,  et  en  faisant  signe  à  l'esclave 
de  lui  en  servir  ensuite.  Offrir  à  ses  hôtes  une  pipe  et  du 
café  pour  la  seconde  fois,  c'est  leur  donner  congé.  Cette 
cérémonie  est  encore  sujelle  à  une  foule  de  variantes,  sui- 
vant le  rang  des  individus.  Quant  aux  formules  de  saluta- 
tion ,  elles  ne  sont  pas  moins  diverses.  Voici  celles  dont  ne 
s'écarte  jamais  une  personne  de  distinction  ,  à  l'égard  d'un 
visiteur  du  même  rang.  Elle  lui  dit ,  au  moment  où  il  se 
présente  :  Quel  honneur  vous  me  faites  '.  quand  il  s'avance 
dans  la  salle  :  Combien  "vous  ornez  ce  séjour  ï  en  lui  of- 
frant des  coussins  :  p^ous  vous  êtes  donné  bien  de  la  peine  ! 
quand  il  est  assis  :  f^otre  condition  est-elle  heureuse?  et 
puis  :  Fous  serait-il  ariivé  rien  de  fâcheux  ?  etc.  etc. 

Notre  auteur  donne  quelques  détails  curieux  sur  les 
fraudes  pratiquées  par  le  premier  ministre  du  prince  vice- 
roi  de  Chiraz,  relativement  à  la  place  que  devait  occuper 
l'ambassadeur,  à  sa  première  audience.  11  était  convenu 
que  sa  cuisse  droite  toucherait  les  bords  du  tapis  sur  lequel 
le  prince  était  assis;  le  maître  de  cérémonies,  d'accord 
avec  le  ministre,  se  plaça  entre  le  tapis  et  l'ambassadeur. 
Ce  dernier  était  trop  bon  courtisan  pour  se  plaindre  hau- 
temonl  de  cet  affront,    mais  le  minisire  lut  dans  ses  re- 


ESQUISSES  DE  LA    PERSE.  I  iS 

gards  son  indignation  ,  et  à  raudiencc  qui  suivit ,  ce  ne 
fut  plus  au  bord  du  tapis  ,  mais  sur  le  lapis  même  que  l'am- 
bassadeur s'assit.  Celui-ci,  après  avoir  reçu  cette  répara- 
tion, fit  écrire  au  ministre  par  son  secrétaire  interprète, 
que  tout  ce  qu'il  avait  eu  de  fâcheux  dans  ses  rapports 
avec  lui  était  sorti  de  sa  mémoire  ,  et  que  l'amitié  seule  y 
restait  gravée  en  lettres  d'or. 

Ce  serait  une  erreur  de  conclure  des  détails  ci-dessns 
que  les  Persans  sont  tous  graves  et  cérémonieux.  Ils  ai- 
ment le  plaisir,  la  gaîté,  la  familiarité  dans  la  conversation. 
Ils  sont  comme  les  enfans;  la  gène  accidentelle  à  laquelle 
Tusage  les  condamne  ajoute  un  attrait  aux  amusemens  de 
leurs  sociétés.  Ils  s'étudient  à  les  varier  autant  que  le  per- 
met l'absence  du  sexe,  qui,  en  Europe,  fait  le  charme  de 
nos  réunions.  Les  princes  et  les  grands,  tout  fiers  qu'ils 
sont  de  la  noblesse  de  leurs  manières,  s'attachent  surtout  à 
les  rendre  aimables  et  enjouées.  On  admet,  on  fête  même , 
dans  les  cercles  les  plus  élevés,  les  poêles,  les  historiens, 
les  astrologues.  Il  n'est  pas  rare  de  voir  un  grand  seigneur 
s'effacer  devant  un  homme  de  lettres  qui  contribue  à  l'in- 
struclion  et  à  l'amusement  de  la  compagnie  ;  et  ce  dernier, 
plein  de  confiance  dans  les  talens  auxquels  il  doit  cette 
distinction,  justifie,  par  l'élégance  de  ses  manières  et  l'a- 
grément de  sa  conversation ,  ses  droits  à  la  place  qu'il 
occupe. 

Le  séjour  de  la  légation  anglaise  dans  la  cité  classique 
de  la  Perse  fournit  à  notre  auteur  l'occasion  de  discourir 
sur  la  littérature  de  cette  nation,  et  il  examine  plus  spé- 
cialement si  elle  ne  doit  qu'à  elle  seule  ses  contes  et  ses 
apologues  moraux,  ou  s'ils  sont  d'origine  étrangère.  Il 
décide  la  question  en  faveur  des  fabulistes  et  des  conteurs 
sanskrits-,  mais  comme  la  langue  sanskrite  subsiste  encore, 
tandis  qu'il  ne  reste  d'autres  traces  du  pehhi  (le  langage 
x\.  S 


11^  ESQUISSES   DE   LA  TERSE. 

primitif  de  la  Perse)  que  quelques  expressions  éparses  dans 
Schnh  Nameh  et  autres  anciens  poèmes,  il  est  permis 
d'avoir  quelques  doutes  à  cet  égard.  Chez  les  Orientaux  \ 
comme  dans  l'Occident,  Timagination  a  peuplé  de  person- 
nages surnaturels  les  bois  ,  les  déserts,  les  montagnes;  les 
jins  ,  les  dievs  ,  les  ghoiils  (  les  génies  et  autres  personnages 
mystérieux) ,  de  la  Perse ,  sont  les  fées,  les  géans,  les  ogres 
de  nos  légendes  et  de  nos  romans  de  chevalerie  ;  les  magi- 
ciens ont  joué  un  rôle  aussi  actif  en  Asie  qu'en  Europe  : 
s'ils  ont  disparu  d'une  partie  du  globe,  et  conservé  leur 
])uissance  sur  l'autre ,  l'explication  de  ce  phénomène  est 
dans  l'état  comparé  de  leurs  connaissances  respectives.  La 
source  de  ces  agréables  fictions  est  dans  le  caractère  uni- 
versel de  l'esprit  humain  qui  cherche  en  lui-même  ses  jouis- 
sances, aussitôt  qu'il  est  parvenu  à  satisfaire  les  besoins 
matériels  de  l'homme.  L'imagination  peuple  alors  le  monde 
d'êtres  surnaturels,  possédant  une  force  de  corps,  une 
puissance  de  mouvement ,  un  empire  sur  les  élémens  qui 
dépas>Hiit  ceux  de  l'humanité.  L'homme  qui  décrit  ces  per- 
sonnages se  réserve  la  place  d'honneur  dans  ce  tableau , 
et  se  représente  dans  les  circonstances  décisives,  comme 
supérieur  aux  combinaisons  du  sort.  C  est  ainsi,  comme 
l'observe  l'auteur  des  Esquisses ,  qu'Hercule  et  llooslwn 
(l'Hercule  persan),  doivent  accomplir  une  succession  de 
travaux  merveilleux ,  dompter  des  monstres,  etc.  etc. 

Le  Scliah  Nameh  (le  Livre  des  Rois)  est  considéré  comme 
le  chef-d'œuvre  de  la  littérature  persane-,  aucune  traduc- 
tion en  vers  ne  saurait  donner  une  idée  exacte  de  ce  poème  -, 
son  stvle  ,  les  allusions  et  les  métaphores  dont  il  abonde  , 
sont  trop  étrangers  à  l'esprit  de  notre  langue  et  à  notre 
goût,  pour  qu'une  telle  entreprise  pût  réussir  ;  mais  il  serait 
à  désirer  qu'on  nous  donnât  une  bonne  traduction  en  prose 
de  ce  grand  ouvrage,  dont  on  pourrait  reproduire  en  vers 


ESQUISSES  DE  LA  PERSE.  Il5 

quelques  morceaux  choisis.  Toutefois,  pour  accomplir  di- 
gnement cette  dernière  tâche,  il  ne  suffirait  pas  de  posséder 
le  mécanisme  de  la  versification  ,  il  faudrait  être  réellement 
poète.  Ferdouzi  est  THomère  des  Persans  ;  il  en  est  aussi 
le  Tyrtée  :  ses  vers  ,  religieusement  conservés  par  la  tra- 
dition, enflamment,  dans  les  comhats,  leur  ardeur  guer- 
rière. Observons  à  sa  gloire,  que  les  ornemens  et  les  déve- 
loppemens  que  lui  inspire  la  fécondité  de  son  imagination 
ne  l'entraînent  jamais  hors  de  son  sujet,  lequel  consiste  à 
combiner  en  un  seul  corps  tout  ce  qui  reste  des  traditions 
historiques  et  fabuleuses  de  sa  patrie.  D'après  celte  règle ,  il 
ne  dit  presque  rien  des  quatre  siècles  écoulés  entre  la  mort 
d'Alexandre-le-Grand  et  le  couronnement  à'Aidaschir  ou 
Artaxerce  ,  le  fondateur  de  la  dynastie  sassajude;  quant 
à  riiistoire  des  rois  parthes ,  il  observe  qu'après  l'extinc- 
tion de  leur  race,  leurs  exploits  furent  dérobés  à  l'histoire  5 
en  effet,  dans  les  annales  comme  dans  les  traditions  orales 
de  la  Perse,  on  ne  retrouve  que  leurs  noms. 

^  oici  quelle  est ,  sur  le  poète  Sadi ,  l'opinion  de  Khan 
Sahib,  né  dans  l'Inde,  mais  d'origine  persane,  et  attaché  à 
la  légation  anglaise.  «  Sadi  jouit  d'une  grande  réputation 
en  Perse;  mais  c'est  plutôt  un  sage,  un  moraliste,  qu'un 
poète.  La  fiction  ,  dans  ses  écrits,  sert  de  parure  et  non 
dévoile  à  la  vérité;  ce  que  le  lecteur  y  admire  le  plus  , 
c'est  la  pensée  ,  non  le  style.  Je  citerai  pour  exemple  une 
stance  dans  laquelle  il  s'adresse  aux  rois,  et  leur  dit; 
«  Soyez  démens,  apprenez  à  vaincre  sans  armées,  régnez 
sur  les  cœurs  des  mortels,  et  vous  aurez  conquis  le  monde.» 
Ce  n'est  point  l'expression ,  mais  le  sens  qui  fait  le  mérite 
de  ces  vers,  d 

«  jN'avez-vous  point  d'autres  lois  que  le  Koran  et  ses 
commentaires  1}  demandait  un  jour  Sir  John  Malcolm  à 
Mirza  Aga  Mir.  —  Nous  avons,  reprit-il,  les  maximes  de 
Sadi,  et  j'ai  observé  que  ses  préceptes  et  ses  contes,  connus 


1  l6  ESQUISSES  DE  LA  PERSE. 

de  toutes  les  classes  de  l'empire ,  servent  de  frein  à  l'arbi- 
traire ,  autant  au  moins  que  les  lois  du  prophète.  » 

Le  livre  de  Sadi  le  plus  connu  en  Europe ,  est  le  Gu- 
listan  ou  Jardin  des  roses ,  recueil  de  contes  fort  courts, 
d'anecdotes,  d'apologues  et  d'épigrammes  en  vers-,  ces 
épigrammes  sont  souvent  citées  dans  la  conversation  fami- 
lière, et  l'on  en  attribue  à  Sadi  un  grand  nombre  qui  ne 
se  trouvent  ni  dans  le  Gulistan ,  ni  dans  le  Kalegrat  ou 
Collection  complète  de  ses  œuvres.  Cet  auteur  est  au-dessus 
de  toute  comparaison  avec  les  écrivains  orientaux,  dans 
les  genres  dont  il  s'est  spécialement  occupé.  Voici  un  apo- 
logue qui  offre  un  exemple  de  sa  manière  : 

(i  Un  jour  que  j'étais  au  bain  ,  un  de  mes  amis  plaça 
dans  ma  main  un  morceau  d'argile  parfumée  :  je  le  pris, 
et  m'adressant  au  morceau  d'argile  :  «  Es-tu,  luidis-je,  du 
musc  ou  de  l'ambre.'^  ton  parfum  est  délicieux.  — Non, 
reprit-il,  je  ne  suis  qu'un  vil  morceau  de  terre  5  je  ne  suis 
pas  la  rose  ,  mais  j'ai  long-tems  vécu  près  d'elle.  » 

Nous  citerons  encore  l'épigramme  suivante  qui  tend  à 
signaler  le  danger  de  la  négligence,  dans  l'accomplisse- 
ment des  devoirs  de  la  vie  :  «  Malheur  à  celui  qui  est  parti 
sans  remplir  sa  tâche  !  le  signal  de  monter  sur  les  chameaux 
a  été  donné,  et  il  ne  les  a  pas  encore  chargés.  » 

Combien  diffère  de  la  simplicité  du  poète  Sadi ,  la  riche 
mélodie  de  Hafiz  dont  le  mérite  est  dans  la  richesse  de  son 
imagination ,  et  le  brillant  coloris  de  son  style  !  Sa  pensée 
a  quelque  chose  de  déréglé  qui  séduit  le  lecteur ,  et  il 
trouve  le  secret  de  plaire  par  les  écarts  nombreux  qu'il  se 
permet.  C  est  le  poète  favori  des  Persans,  et  ils  sexlasient 
sur  des  passages  que  notre  goût  plus  sévère  condamnerait. 
«  Hafiz,  nous  disait  Khan  Sahib,  a  le  bonheur  de  plaire  aux 
sages  cl  aux  libertins.  Ces  derniers  trouvent,  dans  le  sens 
littéral  de  ses  odes,  une  invitation  à  couler  leurs  jours  dans 
le  luxe  et  les  voluptés  ,  tandis  que  les  sages  ,  considérant 


ESQUTSSKS  DE   L\  PERSE.  11^ 

ce  poète  comme  un  enthousiaste  religieux,  attachent,  dans 
leurs  méditations,  un  sens  mystique  à  chacun  de  ses  vers, 
et  les  récitent  en  guise  d'oraisons.   » 

La  vérité  est  que  Hafiz ,  comme  Horace ,  a  écrit  sur 
divers  sujets  moraux,  erotiques  et  même  bachiques.  Une 
des  raisons  pour  lesquelles  on  attribue  un  sens  mysti- 
que à  ses  vers,  c'est  qu'il  vante  beaucoup  le  jus  de  la 
treille  qui  exalte  trop  son  enthousiasme  ^  or  des  îNIusulmans 
orthodoxes  ne  peuvent  prendre  à  la  lettre  les  éloges  qu'il 
lui  prodigue  ;  mais  ,  sur  quelque  ton  qu'il  monte  sa  lyre , 
le  sentiment  religieux  perce  toujours  dans  ses  poésies.  «  Un 
jour,  dit  notre  auteur,  nous  discutions  sur  ce  sujet,  de- 
vant un  Persan  aveugle  ^  pour  nous  convaincre  du  mérite 
religieux  du  poète  ,  il  se  fit  apporter  un  volume  de  ses 
odes ,  et  après  avoir  feuilleté  les  six  premières  pages ,  il 
mit  le  doigt  sur  ces  vers  :  «  Ne  détournez  point  vos  pas  des 
obsèques  de  Hafiz  -,  tout  accablé  qu'il  est  du  poids  de  ses 
fautes,  il  prendra  son  vol  vers  le  paradis.  »  Ce  vreu  s'est 
accompli;  en  effet,  un  immense  cortège  accompagna  sa 
dépouille  mortelle  au  tombeau  qui  lui  fut  destiné  non  loin 
de  Chiraz,  et,  depuis  ce  jour,  son  mausolée  est  visité  par 
les  pèlerins  de  tout  rang  et  de  tout  âge. 

Exegl  monumeutum  jere  pereunius, 
Non  omnls  morîar... 

«  J'ai  élevé  un  monument  plus  durable  que  l'airain 

»  Je  ne  mourrai  pas  tout  entier...  »  a  dit  Horace;  Hafiz  a 
montré  la  même  confiance  dans  son  génie  :  «  O  Hafiz  !  s'é- 
crie-t-il ,  vos  chants  respirent  la  joie  ;  le  génie  inspire  vos 
odes  -,  vos  œuvres  sont  un  collier  de  perles-,  le  ciel  a  paré 
votre  front  de  la  couronne  des  pléiades.  » 

Notre  auteur  donne  deux  échantillons  de  composition 
en  prose  chez  les  Persans-,  l'un  est  un  extrait  de  l  histoire 
de  la  dynastie  haianide  ,  l'autre  le  préambule  du  traité 


Il8  ESQtlSSES  DE  LA  PERSE. 

conclu  par  Sir  John  Malcolm.  Le  premier  est  remarquable 
par  la  simplicité  du  style,  le  second  est  du  plus  mauvais 
goût-,  il  est  écrit  dans  le  genre  des  rungin  ibazut,  ou  com- 
positions fleuries.  (C'est  le  style  ordinaire  des  correspon- 
dances officielles  et  des  documens  politiques.)  Remarquons, 
en  passant,  que  la  connaissance  des  formules  épistolaires 
adaptées  au  rang  des  correspondans  est  aussi  nécessaire  à 
un  diplomate  que  l'art  de  s'asseoir  et  de  se  lever.  On  ad- 
mire ,  dans  le  préambule  en  question ,  l'art  avec  lequel  le 
rédacteur  sauve  au  roi  de  Perse  l'humiliation  de  traiter 
avec  un  personnage  placé  au-dessous  du  rang  suprême  -, 
avec  quelle  adresse  il  fait  la  part  du  roi  d'Angleterre,  en 
lui  accordant  le  sceptre  des  mers  pour  réserver  à  son  maître 
l'empire  de  la  terre. 

Les  Persans  affectent,  dans  leurs  écrits  philosophiques, 
la  concision  du  style  et  une  logique  sévère  ;  mais  ils  trai- 
tent des  facultés  intellectuelles  avec  un  mysticisme  qui  ôte 
toute  clarté  à  leurs  pensées.  Au  surplus  la  métaphysique 
de  nos  écoles  n'a  pas  d'énigmes  qui  ne  se  retrouvent  dans 
leurs  textes  originaux. 

Les  conteurs  persans  ont  quelques  rapports  avec  les  im- 
provisateurs italiens 5  il  n'est  pas  absolument  nécessaire  de 
comprendre  leur  langue ,  pour  s'intéresser  à  leurs  récils. 
L'un  d'eux ,  voyant  deux  Anglais  prendre  congé  de  la  com- 
pagnie au  moment  où  il  allait  commencer  son  récit,  leur 
demanda  la  cause  de  leur  départ  :  «  Nous  n'entendons  pas 
le  persan,  lui  dirent-ils.  — Ce  n'est  pas  nécessaire  ,  répli- 
qua le  conteur,  vous  pouvez  rester,  votre  ignorance  de 
notre  langue  ne  vous  dérobera  pas  à  ma  puissance.  »  Ef- 
fectivement ,  nos  deux  compatriotes  furent  presqu'aussi 
enchantés  du  conteur  que  le  reste  de  la  compagnie,  tant 
il  avait  mis  d'ame  et  d'expression  dans  sa  déclamation  et 
dans  sa  pantomime. 

Un  des  conteurs  les  plus  agréables  est  Mollah  Udinah, 


ESQUISSES   DE  LA  PERSE.  I  'O 

aUaché  à  ce  litre  à  la  personne  du  roi  ;  sa  tâche  esl  de  dis- 
siper l'ennui  du  monarque  pendant  ses  vovages,  et  d'as- 
sortir chacun  de  ses  contes  à  la  disposition  d'esprit  de  son 
superhe  auditeur  5  je  laisse  à  penser  si  on  lui  permet  les 
répétitions.  Mollah  Udinah  n'a  donc  point  une  sinécure, 
et  comme  il  est  en  grande  faveur  auprès  du  souverain  ,  ou 
doit  croire  qu'il  possède  une  imagination  aussi  féconde  et 
une  mémoire  aussi  heureuse  que  celle  de  la  helle  Schehera- 
zade  des  Mille  et  une  Nuits. 

C'est  aussi  un  service  très-pénihle  que  celui  de  poète 
du  roi ,  nommé  aussi  le  roi  des  poètes;  les  devoirs  de  nos 
lauréats  ne  sont  rien  auprès  des  siens.  Il  ne  suffit  pas  qu'il 
célèbre  chaque  année,  par  une  ode,  le  jour  de  naissance 
de  son  souverain  -,  il  est  tenu  de  retracer  en  vers  héroïques 
les  événemens  qui  ont  signalé  le  règne  de  S.  M.  dans  l'an- 
née qui  vient  de  finir.  Il  doit  aussi ,  dans  un  grand  nombre 
de  circonstances,  mettre  en  vers  les  traits  échappés  à  l'ima- 
gination royale.  En  outre  ,  il  est  condamné  à  satisfaire  les 
goûts  poétiques  du  prince  par  des  compositions  originales 
sur  les  divers  sujets  qu  il  daigne  lui  indiquer.  ^  oici  un 
exemple  puisé  dans  un  journal  manuscrit  qui  est  en  notre 
possession  :  le  roi  lui  ordonna  un  jour  de  faire  un  distique 
sur  une  nouvelle  salle  qu'il  venait  d'occuper,  et  dont  le. 
murs  et  le  plafond  étaient  couverts  de  glaces  5  le  poète  im- 
provisa à  l'instant  ces  deux  vers  : 

«  Pourquoi,  s'écriait-il,  en  s'adressant  à  ce  salon,  es-tu 
plus  célèbre  que  le  palais  de  César  ou  de  Jemschid  .^  Parce 
que  tu  réfléchis  de  tous  côtés  la  personne  du  roi  des  rois.  » 

Un  tel  effort  de  génie  méritait  bien ,  de  la  part  du  roi 
des  rois,  le  témoignage  de  reconnaissance  auquel  Hadii 
Baba  fait  allusion,  lorsqu'il  nous  représente  le  poète  lauréat 
de  son  tems  bourré  de  sucre  candi. 

Mais  il  est  tems  de  dire  adieu  à  Chiraz.  Voici  comment 


l'IO  ESQUISSES  DE  LA  PËUSÈ. 

notre  auteur  peint  le  cortège  de  l'ambassadeur  au  moment 
où  il  quitte  cette  ville  : 

«  Neuf  palefreniers  richement  costumés  ,  sous  la  direc- 
tion de  l'écuyer  en  chef,  conduisaient  neuf  superbes  che- 
vaux magnifiquement  harnachés ,  avec  des  selles  et  des 
brides  ornées  d'or  et  d'argent  ;  suivaient  huit  coureurs,  en 
tuniques  de  drap  jaune  brodées  d'argent  ^  puis  venaient 
l'ambassadeur  et  sa  suite ,  escortés  d'une  nombreuse  cava- 
lerie, timbales  et  trompettes  en  léte  ;  une  nuée  de  secré- 
taires et  de  valets  marchaient  sur  les  flancs.  Au  nombre  de 
ces  derniers,  se  trouvaient  des paisïikitmets ,  spécialement 
préposés  à  préparer  les  pipes  pour  l'ambassadeur  et  pour 
les  nobles  attachés  à  la  légation.  Les  pipes  et  les  accessoires 
étaient  portés  devant  eux  dans  deux  énormes  caisses.  La 
partie  la  plus  curieuse  de  ce  bagage  était  deux  petits  ré- 
chauds en  fer  remplis  de  charbon  suspendus  à  côté  de  leur 
selle ,  et  qui  servaient  à  allumer  la  pipe  qu'ils  présentaient 
à  leur  maître,  au  bout  d'un  long  tube  flexible.  » 

Les  ambassadeurs  étrangers  sont  considérés ,  en  Perse , 
comme  les  botes  du  monarque.  Toutefois  ils  ne  sont  pas  hé- 
bergés aux  dépens  de  celui-ci,  mais  bien  aux  frais  des  habilans 
des  villages  qu'ils  traversent  -,  la  nombreuse  cavalcade  de 
l'ambassadeur  anglais  semait  partout  l'alarme  sur  son  pas- 
sage. Heureusement  pour  ses  habitans,  l'ambassadeur  refu- 
sait de  recevoir  gratis  leurs  provisions,  et  leur  payait  les  frais 
de  transport  des  glaces  de  prix ,  et  des  autres  présens  des- 
tinés au  roi  de  Perse ,  par  le  gouverneur-général  de  l'Inde  -, 
aussi  marchait-il  escorté  des  bénédictions  de  ces  pauvres 
gens-,  il  en  reçut ,  à  Aklid  ,  le  témoignage  le  plus  flatteur 
de  la  bouche  d'un  vieux  conteur,  le  maire  de  l'endroit. 

«  Le  bourg  d' Aklid  est  situé ,  dit  notre  auteur ,  dans  une 
belle  vallée  bordée  d'un  amphithéâtre  de  coteaux  arrosés 
de  ruisseaux  limj)idcs.  Les  jardins  et  les  bois  qui  l'cntou- 


ESQUISSES   DE  1,A   PERSE.  12  1 

icnt  donnenl  au  voyajjeur  l'idée  la  plus  riante  de  ce  pays.  » 
Malheureusement  le  charme  cesse  bientôt,  car  à  l'exception 
du  Mazenderan  et  autres  provinces  sur  la  mer  Caspienne, 
la  Perse  est  un  pays  aride  où  l'on  ne  voit  pas  une  grande 
rivière ,  et  où  l'on  remarque  peu  de  ruisseaux  qui  ne  soient 
à  sec  une  partie  de  l'année.  L'absence  des  grandes  rivières 
rend  les  îiqueducs  nécessaires  pour  la  culture  des  terres; 
leur  établissement  et  leur  entrelien  sont  fort  coûteux. 

Les  guerres  civiles  auxquelles  la  Perse  a  été  constam- 
ment en  proie  depuis  l'âge  d'or  de  la  dynastie  des  Seffis, 
jusqu'au  règne  du  souverain  actuel,  ne  lui  ont  pas  permis 
de  perfectionner  son  industrie;  et  comme  la  sûreté  du  mo- 
narque consiste  dans  les  tribus  de  pasteurs  qui  constituent 
sa  population  militaire,  et  dont  les  habitudes  sont  incom- 
patibles avec  l'exercice  de  l'agriculture  et  du  commerce  , 
il  serait  impossible  au  souverain  ,  lors  même  qu'il  en  aurait 
la  volonté,  d'encourager  efficacement  les  arts  delà  paix* 
Le  choix  de  Téhéran  pour  résidence  royale  prouve  com- 
bien le  souverain  attache  d'importance  à  se  tenir  en  rap- 
port avec  ces  tribus  militaires ,  et  à  exercer  sur  elles  une 
active  surveillance.  C'est  ce  motif  qui  lui  a  fait  renoncer  à 
la  cité  fameuse  d'Ispahan.  Rien  ne  surpasse  la  beauté  et 
la  ferldité  des  environs  d'Ispahan  ,  et  l'on  reste  frappé 
d'admiration  au  premier  coup  d'oeil  que  l'on  jette  sur  cette 
ville.  Les  magnifiques  avenues,  les  bois,  les  vergers,  voi- 
lent ses  ruines  de  leur  riche  verdure  ;  de  près  l'illusion  se 
dissipé  ,  mais  quoique  son  antique  splendeur  soit  éclipsée , 
il  en  reste  encore  de  si  merveilleux  débris,  que  l'on  écri- 
rait un  volume  sur  ses  délicieux  environs  5  sur  ses  palais , 
dont  la  splendeur  conserve  des  traces  admirables  ;  sur 
son  collège  décoré  de  portes  d'argent  massif;  sur  ses  ponts 
magnifiques  ;  sur  ses  bains  ;  sur  les  arcades  majestueuses  de 
ses  bazars  ;  sur  ses  fontaines;  sur  les  rives  si  vantées  de 
Zindehrand  et  sur  les  jardins  qui  les  bordent,  ombragés  de 


ll'î,  ESQUISSES  DE  LA  PCKSE. 

sycomores,  et  où  abondent,  en  toute  saison,  les  fruits  et 
les  fleursde  lazone  tempérée.  Téhéran,  au  contraire,  n'offre 
rien  d'imposant  ni  d'agréable,  à  l'exception  du  palais  qui 
est  admirable  ;  l'unique  mérite  de  cette  ville  est  d  être  le 
centre  du  mouvement  de  la  ligne  occupée  par  les  tribus  mi- 
litaires, qui  s'étendent  des  bords  de  la  mer  Caspienne  aux 
frontières  de  la  Turquie.  Quoique  la  cour  ait  abandonné 
Ispahan  ,  et  qu-'une  partie  en  soit  presque  déserte  ,  elle  est 
encore  la  première  ville  du  rovaume.  Ses  babilans  sont  ac- 
tifs et  industrieux  -,  ce  sont  les  meilleurs  fabricans  et  les 
plus  mauvais  soldats  de  la  Perse.  «Il  v  a  quel([ues  années, 
dit  notre  auteur,  qu'elle  était  gouvernée  par  un  frère  du 
célèbre  Hadji  Ibrahim,  dont  la  famille  occupait,  à  cett'^ 
époque  ,  les  postes  les  plus  élevés  de  l'état.  Ce  ministre  ra- 
conta, en  ma  présence,  à  l'ambassadeur,  Tanecdote  sui- 
vante :  Un  marchand  vint  me  trouver  un  jour,  pour  me  décla- 
rer qu'il  était  hors  d'état  de  payer  un  certain  impôt  :  «  Vous 
devez,  lui  dis-je,  paver  l'impôt  comme  les  autres,  ou  quit- 
ter la  ville.  —  Où  irai-je  ?  —  A  Chiraz  ou  à  Cazan.  — Mais 
votre  neveu  gouverne  l'une  de  ces  villes,  et  votre  frère 
l'autre.  —  Allez  déposer  vos  plaintes  aux  pieds  de  S.  M. 
—  Mais  votre  frère  Iladji  est  premier  minisire.  —  Allez  au 
diable.  —  C'est  bientôt  dit,  reprit  mon  intrépide  Ispa- 
hani ,  mais  ne  savez-vous  pas  que  Hadji  Merboun ,  votre 
père ,  le  plus  dévot  de  nos  pèlerins,  est  mort?  —  Mon  ami, 
lui  dis-je  en  riant  aux  éclats ,  puisque  vous  assurez  que  ma 
famille  est  toujours  là  pour  empêcher  que  justice  ne  vous 
soit  rendue,  je  paierai  moi-même  votre  contribution.  » 

Notre  auteur,  en  parlant  de  l'affluence  qui  se  porta  à  la 
rencontre  de  l'ambassadeur,  à  son  entrée  àispahan ,  prétend 
que  cette  multitude  composait  la  moitié  de  ses  deux  cent 
mille  babilans.  M.  Morier,  se  fondant  sur  l'état  de  la  cou- 
sommalion  (puilidicnne,  en  viandes  de  toule  espèce,  éva- 
lue la  population  à   Go,ooo  unies,  tandis  que  le  célèbre 


ESQriSSES  DE  LA  1>EUSE.  123 

voyageur  Chardin  la  porte  à  36o,ooo  environ.  Celte  dif- 
férence énorme  s'explique  aisément  par  la  circonstance 
que  les  quatre  cinquièmes  de  Tespace  compris  dans  les  murs 
de  l'ancienne  cité  sont  aujourd'hui  déserts.  Les  conquêtes 
faites  par  les  Afghans  et  les  guerres  civiles  allumées  par 
les  prétendans  à  la  couronne,  après  la  mort  de  Schah  Nadir, 
n'ont  laissé  que  des  ruines  à  la  place  de  celte  splendeur  et 
de  cette  opulence  qui,  sous  le  règne  de  Schah  Abhas , 
avaient  fait  d'Ispahan  la  première  ville  de  l'Asie.  Toute- 
fois ,  les  relations  les  plus  récentes  nous  apprennent  que 
les  bazars  sont  encore  Irès-vasles,  et  que  la  portion  de  ces 
galeries  qui  est  couverte  et  disposée  pour  recevoir  les  mar- 
chands, a  deux  milles  de  long.  La  place  de  gouverneur  de 
la  ville  et  de  la  province  qui  en  dépend  est  d'un  grand 
rapport,  en  ce  que  celte  province  procure  à  S,  M.  plus  de 
revenus  que  toute  autre.  C'est  à  Schah  Abbas  qu'Ispahan 
doit  son  antique  splendeur  5  le  palais  qui  la  décorait,  son 
pont,  sa  mosquée,  son  collège,  son  caravenserail ,  sont 
autant  de  monumens  élevés  en  l'honneur  et  en  mémoire 
de  ce  monarque.  Hadji  Mehemet  Hussein ,  le  prédécesseur 
du  second  ministre  actuel  est  non  moins  célèbre  dans  les 
fastes  de  cette  cité.  C'était  un  petit  boutiquier  d'Ispahan 
qui,  à  force  d'industrie  et  de  talent,  augmenta  successi- 
vement sa  fortune,  et  parvint,  en  suivant  tous  les  degrés 
de  la  hiérarchie  municipale,  jusqu'aux  fonctions  de  gou- 
verneur de  province  (  heglierbeg)  et  de  ministre  des  finan- 
ces. Il  se  maintint  dans  la  faveur  du  monarque,  autant 
par  l'importance  des  dons  personnels  qu'il  lui  prodiguait , 
que  par  la  somme  des  impôts  qu'il  versait  dans  ses  caisses. 
Cet  homme  extraordinaire  dut  les  progrès  rapides  de  sou 
opulence ,  moins  encore  à  ses  talens  qu'à  son  bon  génie , 
qui  permit  un  jour  que  des  mules  chargées  de  trésors  s'é- 
garassent dans  la  cour  de  sa  maison,  sans  que  leur  maiux^ 


124  ESQUISSES  DE  LA  PERSE. 

vînt  les  réclamer.  Voici  le  portrait  que  Sir  John  trace  de 
ce  personnage  : 

«  Hadji  Meliemet  Hussein  a  des  mœurs  très-simples  ;  il 
n'a  aucune  prétention  à  l'esprit ,  et  il  ne  possède  pas  cet 
éclat  d'imagination  qui  rend  ,  en  général ,  si  piquante  et  si 
vive  la  conversation  des  Persans.  C'est  un  homme  d'af- 
faires, et  voilà  tout.  Un  jour,  en  présence  d'un  de  mes 
amis  qui  déjeunait  avec  lui ,  il  dit  à  un  misérable  ouvrier 
qui  venait  lui  vendre  une  paire  de  pantoufles  :  «  Asseyez- 
vous  là,  mon  brave  homme,  et  commençons  par  déjeuner, 
nous  ferons  ensuite  marché  ensemble.  »  Il  n'est  pas  rare 
de  voir  des  personnes  d'un  rang  élevé  admettre  des  infé- 
rieurs à  leur  table.  Cet  usage  provient  de  leur  respect  pour 
les  droits  sacrés  de  l'hospitalité  et  de  l'humilité  que  le 
Koran  leur  impose  5  humilité  qui  a  aussi  ses  tartufes. 
D'ailleurs  leur  condition  n'est  pas  tellement  assurée,  qu'ils 
n'aient  à  craindre  de  tomber  dans  les  derniers  rangs  du 
peuple,  et  de  se  trouver  de  niveau  avec  leurs  domesti- 
ques et  leurs  ouvriers.  Aussi  la  familiarité  qu'ils  leur  té- 
moignent n'est-elle  pas  si  opposée  qu'on  pourrait  le  croire , 
à  la  fierté  qu'on  leur  attribue.  » 

L'élévation  des  personnages  les  plus  obscurs  aux  plus 
hautes  dignités  n'est  cependant  pas  aussi  commune  en 
Perse  qu'en  Turquie.  En  effet,  le  schah  tirant  toute  sa 
puissance  des  tribus  militaires,  du  sein  desquelles  est  sortie 
sa  dynastie ,  les  capitaines  et  les  sujets  les  plus  distingués 
de  ces  tribus  lui  composent  une  cour  féodale  ,  et  occupent 
les  grands  offices  de  sa  maison ,  de  même  que  ,  chez  les 
Francs,  les  bénéfices  militaires  étaient  dévolus  à  leurs  ca- 
pitaines. D'un  autre  côté ,  le  conseil  des  ministres  est 
composé  de  mirzas  ou  officiers  civils  ,  d'une  éducation 
soignée. 

Cachan  est  la  ville  la  plus  considérable  qu'on  rencontre 


ESQUISSES  DE  LA   PEKSE.  19.5 

enire  Ispahan  et  Téhéran  ;  elle  se  distingue  par  la  grosseur 
(le  ses  scorpions  ,  par  la  poltronerie  de  ses  habitans,  et  par 
l'habileté  de  ses  fabricans  de  soieries.  Lorsque  Nadir  Schah 
revint  de  son  expédition  de  Tlnde ,  il  licencia  son  armée  ; 
on  raconte  que  trente  mille  de  ses  soldats,  appartenant 
aux  villes  de  Cachan  et  dlspahan,  demandèrent  à  ce  prince 
une  escorte  de  cent  mousquetaires,  afin  de  pouvoir  se  ren- 
dre en  sûreté  au  sein  de  leurs  familles  :  a  Lâches ,  s'écria- 
t-il  enflammé  de  colère  ,  vous  craignez  donc  qu'un  brigand 
ne  vienne  vous  tuer  et  vous  dévaliser  en  masse?  N'est-ce 
pas  un  miracle  ,  ajoula-t-il  en  s'adressant  à  ses  capitaines , 
que  j'aie  obtenu  tant  de  succès  à  la  tête  de  cet  amas  de 
poltrons!  » 

On  ne  saurait  voyager  en  Perse ,  sans  faire  connaissance 
avec  les  Turcomans.  Ces  peuplades  ne  forment  point ,  de 
nos  jours ,  un  corps  de  nation  vivant  sous  un  gouverne- 
ment régulier  -,  c'est  plutôt  une  aggrégation  de  tribus  in- 
dépendantes ayant  la  même  langue  ,  les  mêmes  usages  et 
un  penchant  commun  à  piller  tous  les  voyageurs,  et  à  dé- 
vaster tous  les  villages  qu'ils  rencontrent  dans  les  excur- 
sions qu'ils  entreprennent  tous  les  jours  dans  un  rayon  de 
cent  milles.  Leur  chef  réside  à  Boukhara-,  son  prédéces- 
seur, nommé  Beggi  Jan,  exerçait  sur  eux  un  pouvoir  ana- 
logue à  celui  de  Mahomet  sur  les  Arabes.  Il  joignait  la 
puissance  d'un  souverain  au  zèle  d'un  chef  de  secte,  et 
aux  habitudes  d'un  derviche.  Le  chef  actuel  qui  est  le  fils 
de  ce  prince  a  voulu  conserver  la  puissance  paternelle,  en 
répudiant  l'héritage  de  ses  autres  qualités;  et  il  a  couru 
grand  risque  de  la  perdre.  Les  revenus  ordinaires  de  ce 
chef  consistent  dans  le  produit  d'une  capitation  qui  pèse 
sur  cinq  mille  familles  juives  domiciliées  à  Boukhara  ;  les 
principales  tribus  de  Turcomans  qui  infestent  les  frontières 
de  la  Perse  ,  sont  les  luinuis  et  les  Guklams  ;  elles  con- 
sistent en  huit  ou  dix  mille  familles.  M.  Moricr,  à  qui  son 


126  ESQUISSES  DE  LA   1  EUSE. 

séjour  cà  Astrabad  a  procuré  les  notions  les  plus  exactes 
sur  les  Turcomans ,  rapporte  que  leur  métier  ne  consiste 
pas  seulement  à  enlever  des  chevaux  et  des  bestiaux,  mais 
qu'ils  enlèvent  également  tous  les  blés  qu'ils  trouvent, 
afin  d'en  approvisionner  le  Korasan.  Quoique  leurs  excur- 
sions soient  devenues  moins  fréquentes ,  depuis  que  l'avé- 
nement  du  schah  régnant  a  fait  cesser  la  guerre  civile  qui 
désolait  l'empire,  ces  peuplades  de  brigands  n'en  sèment 
pas  moins  l'alarme  dans  le  pays.  Au  moindre  bruit  de 
guerre  qui  retentit  au  dehors,  à  la  moindre  commotion 
qui  ?e  fait  ressentir  dans  l'intérieur ,  ils  se  rallient  et  se  dis- 
posent à  profiter  de  la  circonstance ,  pour  faire  irruption 
sur  le  territoire  persan.  Il  n'est  pas  douteux  que  le  gouver- 
nement russe  n'ait  voulu  tirer  parti  de  cette  circonstance, 
lorsque  dernièrement  il  s'est  mis  en  relation  avec  le  prince 
de  Boukhara. 

«  Les  Turcomans,  dit  notre  auteur,  aiment  passionné- 
ment la  musique  et  la  danse  :  toutes  les  fois  qu'ils  marchent 
aux  combats,  ils  entonnent  leur  fameux  chant  de  Kur, 
lequel  a,  dit-on ,  le  pouvoir  d'exciter  au  dernier  point  leur 
ardeur  guerrière.  »  Le  sujet  de  ce  chant,  d'après  l'explica- 
tion que  Rahman  Beg  en  a  donnée  à  notre  auteur,  est 
l'histoire  merveilleuse  du  fils  d'un  pauvre  aveugle;  ce  fut 
le  bandit  le  plus  intrépide  de  son  tems.'A  lui  seul  il  ter- 
rassait cent  ennemis,  et  lorsqu'on  lui  en  opposait  mille, 
il  les  défiait  encore ,  monté  sur  son  coursier  rapide.  L'ef- 
fet produit  par  ces  hymnes  de  guerre  nous  rappelle  les 
usages  antiques  des  Celtes  et  des  Scandinaves,  dont  les 
descendans  ont  peuplé  l'Europe  moderne.  Les  antiquaires 
et  les  philosophes  peuvent  puiser  dans  ces  documens  quel- 
ques points  de  comparaison  curieux  entre  ces  diverses  na- 
tions et  leur  origine  respective. 

Les  Ilias,  ou  tribus  errantes  de  la  Perse,  sont  un  peu 
moins  barbares  que  les  Turcomans,   tandis  que  les  an- 


KSQtl.-^SES   r>F.  LA  PERSE.  12^ 

cicnnes  annales  de  ce  royaume  alteslent  que  ,  de  tous  lems, 
sa  partie  méridionale,  et  notamment  les  montagnes  de 
Kermann  et  Lurislan  ont  été  peuplées  de  tribus  nomades  ; 
on  retrouve  chez  les  llias  qui  errent  dans  les  provinces  du 
nord  le  langage,  les  mœurs  et  la  physionomie  de  la  race 
tartare  à  laquelle  ils  appartenaient.  Les  qualités  qu'ils  es- 
timent le  plus  sont  le  courage  chez  les  hommes  et  la  chas- 
teté chez  les  femmes.  Ces  dernières  ne  portent  point  de 
voile  lorsqu'elles  vivent  dans  les  tentes  ;  elles  sont  très- 
hospitalières^  leurs  manières  avec  les  étrangers  sont  lihres 
sans  indécence;  au  reste  elles  manifestent  dans  Toccasion 
presqu'autant  d'intrépidité  que  les  hommes.  «  ^Nlonle  là- 
dessus,  disait  l'une  d'elles  à  sa  fille,  en  lui  montrant  un 
cheval  sans  selle  ni  bride ,  et  prouve  à  l'ambassadeur  d'Eu- 
rope qu'un  enfant  de  la  tribu  ne  ressemble  pas  à  la  fille  d'un 
habitant  de  la  ville.  »  Celle-ci  sauta  à  crin  sur  le  cheval, 
et  s'élança  au  galop  au  sommet  d'un  monticule  escarpé  et 
jonché  de  pierres  énormes.  Arrivée  au  but  de  sa  course , 
elle  nous  fit  signe  delà  main,  et  descendit  avec  la  même 
rapidité  ;  elle  arriva  triomphante,  et  fière  d'avoir  montré  la 
dififérence  qui  existe  entre  les  femmes  de  la  tribu  et  celles 
de  la  ville.  » 

Quoique  les  llias  se  permettent  la  pluralité  des  femmes, 
ils  mettent  une  grande  différence  entre  les  enfans  mâles 
issus  d'une  mère  noble  ou  plébéienne  :  les  premiers  suc- 
cèdent au  rang  que  leur  père  occupe  dans  la  tribu ,  tandis 
que  les  autres  sont  traités  à  peu  près  comme  des  bâtards. 

Sur  la  route  de  Cazan  à  Téhéran ,  on  rencontre  la  ville 
de  Koum  ,  célèbre  par  le  tombeau  de  l'immaculée  Fatime, 
sœur  d'Imaum  Medi ,  l'un  des  descendans  les  plus  rappro- 
chés d'Ali,  gendre  de  Mahomet.  Les  Persans,  sectateurs 
d'Ali ,  ont  une  extrême  vénération  pour  ce  tombeau,  dont 
la  garde  est  confiée  à  un  collège  de  prêtres  :  c'est  un  lieu 
de  refuge  pour  les  criminels  et  un  asile  même  coutre  le 


120  ESQUISSES  «E   L\  PERSE. 

ressentiment  du  monarque  -,  les  chefs  des  tribus  et  d'autres 
personnes  d'un  haut  rang  y  trouvent  un  asile  où  ils  bravent 
impunément  ses  ordres-,  c'est  là  que  récemment  se  sont 
rendus  quelques  chefs  militaires  qui  refusaient  de  courir 
les  chances  de  la  guerre  contre  les  Russes.  On  doit  con- 
clure de  ce  droit  d'asile,  que  l'on  trouve  également  dans 
d'autres  lieux  réputés  sacrés ,  que  si  en  Perse  les  prêtres 
ou  les  hommes  de  loi  (  termes  synonymes  chez  les  Musvd- 
mans  )  ne  forment  pas  un  corps  d'Ulemas  comme  à  Cons- 
tanlinople ,  ils  ne  sont  pas  sans  influence ,  même  sur  le 
souverain;  mais  si,  en  Turquie,  les  Ulémas  chargés  de 
faire  exécuter  les  décrets  du  grand-seigneur  constituent 
une  puissance  assez  forte  pour  résister  dans  l'occasion  à  ses 
volontés ,  en  Perse ,  les  prêtres  affranchis  du  soin  d'éclairer 
et  de  défendre  le  gouvernement  n'ont  aucun  prétexte  pour 
lui  résister,  ni  même  pour  s'ingérer  dans  les  affaires  pu- 
bliques. 

Nous  croyons  inutile  de  transcrire  ici  la  description  don- 
née par  notre  auteur  de  l'entrée  solennelle  de  l'ambassade 
anglaise  à  Téhéran,  en  1800;  nous  n'en  citerons  qu'un 
seul  épisode.  Avant  d'entrer  dans  la  capitale.  Sir  John 
Malcolm,  en  habile  diplomate,  satisfit  aux  superstitions 
persanes  :  il  consulta  un  astrologue  sur  le  jour  et  l'heure 
à  laquelle  il  devait  en  franchir  la  porte ,  pour  assurer  le 
succès  de  sa  négociation-,  l'astrologue  lui  répondit  par 
écrit  que  tous  ses  vœux  seraient  accomplis,  pourvu  qu'il 
fit  son  entrée  le  i3  novembre,  à  2  heures  45  minutes  après 
midi.  Effectivement,  Sir  John  relarda  sa  marche,  et  ar- 
riva juste  à  l'heure  indiquée ,  à  la  grande  satisfaction  des 
Asiatiques  attachés  à  la  légation. 

A  Téhéran,  Sir  John  eut  pour  hôtcHadji  Ibrahim  ,  alors 
premier  ministre.  Cet  homme  était  d'abord  cadi  dans  l'un 
des  cantons  de  Chiraz  ;  lorsque  la  discorde  éclata  entre  les 
princes  de  1 1  famille  de  Zund  et  Mehemet  Aga ,  oncle  du 


ESQUISSES  DE  LA    P\;RSE.  I  9.f) 

roi  actuel,  il  excita  dans  cette  ville  un  soulèvement  en 
faveur  de  ce  dernier,  et  cette  circonstance  décida  la 
guerre  qui  plaça  Mehemet  Aga  sur  le  trône.  Hadji  Ibrahim 
devint  son  premier  ministie,  et  il  continua  de  l'être  sous 
son  successeur.  En  1802  ,  victime  des  frayeurs  ou  des  in- 
trigues de  ses  ennemis,  il  subit  le  dernier  supplice  j  on  ar- 
rêta le  même  jour  et  à  la  même  heure  ses  frères  et  ses  en- 
fans  qui  remplissaient  de  hautes  fonctions  dans  les  diverses 
parties  du  royaume:  les  uns  eurent  la  tête  tranchée,  on 
creva  les  yeux  des  autres ,  et  tous  les  biens  de  cette  famille 
furent  confisqués. 

Après  avoir  cité  cet  exemple  d'ingratitude,  il  est  con- 
solant de  jeter  les  yeux  sur  les  témoignages  de  reconnais- 
sance prodigués  par  le  schah  actuel  à  Mehemet  Hussein 
khan.  C'était  un  chef  de  tribu  qui  fut  chargé  de  défendre 
contre  les  Tartares,  le  fort  de  Merv,  situé  sur  lOxus-,  fait 
prisonnier  par  Bedzji  Jan ,  et  emmené  à  Boukara  ,  il  par- 
vint à  s'échapper  de  cette  ville  ,  et  se  réfugia  en  Perse  , 
dans  un  dénuement  absolu.  Le  roi,  pour  le  récompenser 
de  son  courage  et  de  sa  constance  dans  l'adversité ,  lui  ac- 
corda sa  confiance  et  l'éleva  au  poste  de  nédim  (  compa- 
gnon du  prince  ). 

Notre  auteur  décrit  avec  pompe  la  réception  de  l'ambas- 
sadeur à  la  cour  du  schah.  Voici  le  tableau  qu'il  trace  de 
la  salle  d'audience  et  de  la  personne  du  souverain  : 

«  Le  cortège  fut  introduit  dans  un  jardin  ,  au  milieu  du- 
quel serpentait  un  canal,  alimenté  par  un  grand  nombre 
de  jolies  fontaines.  Ce  jardin  était  garni  de  superbes  allées, 
et  de  hautes  murailles  en  formaient  l'enceinte  5  au  pied  de 
ces  murailles ,  plusieurs  compagnies  de  gardes ,  armés  de 
fusils,  étaient  rangées  en  haie,  et,  le  long  de  l'avenue 
conduisant  à  la  salle  d'audience  ,  régnait  une  double  ligne 
de  princes,  de  nobles,  de  courtisans,  d'officiers  civils  et 
militaires.  Au  milieu  de  la  salle  s'élevait  le  trône  d'or  sur 

XV.  9 


I.iU  F.SQUISSES  DE   I.A  VEV.SK. 

lequel  le  roi  des  rois  parut  clans  tout  son  éclat.  Ce  prince 
est  de  taille  moyenne;  on  dirait  qu'il  n'a  pas  plus  de  trente 
ans  5  sa  constitution  est  excellente  ;  ses  traits  sont  réguliers; 
sa  physionomie  annonce  la  vivacité  et  rintelligence.  Sa 
barbe  fixa  particulièrement  notre  attention  -,  elle  est  épaisse, 
d  un  noir  foncé,  et  flotte  sur  sa  poitrine.  La  richesse  de 
son  costume  est  au-dessus  de  toute  expression  ;  sur  une  tu- 
nique blanche  ornée  de  broderies  magnifiques  ,  il  porte  un 
caflan  de  même  couleur  -,  le  prince  était  couvert  de  pier- 
reries d'une  grosseur  prodigieuse,  dont  l'éclat,  se  con- 
fondant avec  les  rayons  du  soleil  qui  dardait  sur  sa  per- 
sonne ,  éblouissait  tous  les  regards.  Après  les  cérémonies 
de  la  présentation  ,  le  schah  daigna  causer  avec  l'ambassa- 
deur, sur  les  mœurs  et  les  usages  de  l'Angleterre  ,  et  no- 
tamment sur  la  condition  des  femmes  dans  ce  pavs  :  «  On 
m'a  conté,  dit-il,  mais  je  ne  puis  le  croire,  que  vos  rois 
n'ont  cju'une  femm.e.  —  Aucun  prince  chrétien  ,  répondit 
l'ambassadeur,  ne  peut  en  avoir  davantage.  — Oh!  je  le 
sais,  mais  il  peut  avoir  une  petite  lady? —  Sur  ce  point , 
comme  sur  tous  les  autres ,  George  III ,  notre  gracieux  sou- 
verain ,  sert  de  modèle  à  ses  sujets  par  son  respect  pour  la 
morale  et  la  religion. —  C'est  très-bien  ,  dit  en  riant  Sa  Ma- 
jesté -,  mais  je  ne  voudrais  pas  être  roi  dans  un  tel  pavs.  » 
Dans  une  seconde  entrevue  ,  la  conversation  roula  sur 
l'étendue  du  pouvoir  royal.  Le  schah  ,  après  avoir  écouté 
attentivement  les  explications  que  l'ambassadeur  lui  donna 
sur  la  constitution  britannique.  «  Votre  roi,  dit-il ,  n'est, 
je  le  vois,  que  le  premier  magistrat  de  son  royaume.  — 
^  otre  Majesté,  dit  l'ambassadeur,  a  parfaitement  défini  le 
caractère  de  la  royauté  en  Angleterre.  — Un  pouvoir  de 
cette  nature  doit  être  durable  ,  mais  il  n'offre  pas  de  jouis- 
sances -,  mon  pouvoir,  à  moi,  consiste  à  en  user  comme  je 
l'entends.  ^  ous  vovcz  ici  Soliman  khan  kajir,  et  plusieurs 
autres  grands  dignitaires  du  royaume  5  eh  bien  ,  je  puis,  à 


ESQUISSES  DE  LA  PERSE.  i?)l 

mon  gré,  'couper  la  tète  à  tous  ces  gens-là.  Est-ce  que  je 
ne  le  puis  pas?  ajoula-t-il  en  s'adressant  à  eux.  — Idole  du 
monde  ,  dit  Tun  d'eux,  en  se  prosternant  devant  le  prince , 
rien  ne  vous  est  plus  facile,  si  tel  est  voire  bon  plaisir.  » 

En  Perse,  le  métier  de  roi  n'est  point  une  sinécure.  Il 
donne  deux  audiences  par  jour  5  à  la  première ,  il  reçoit  les 
hommages  de  ses  enfans,  de  ses  ministres,  des  grands, 
des  magistrats,  des  officiers  de  son  armée,  et  accueille  les 
étrangers  de  distinction  qui  lui  sont  présentés-,  à  la  seconde, 
il  travaille  avec  ses  ministres  et  ses  favoris  :  en  outre ,  il 
tient  tous  les  jours  sa  cour,  en  présence  de  trois  cents 
dames  de  son  harem,  de  nations,  de  couleurs,  et  de  rangs 
différens.  Deux  femmes  ont  seules  le  privilège  de  s'asseoir 
devant  lui  5  l'une  d'elles  est  la  mère  de  l'héritier  présomptif 
de  la  couronne. 

On  dislingue,  dans  le  sérail,  plusieurs  officiers  du  sexe 
féminin-,  une  maîtresse  des  requêtes,  une  maîtresse  des  ' 
cérémonies  et  une  directrice  de  la  police.  La  première  est 
chargée  de  faire  connaître  à  S.]M.  les  jeunes  étrangères  qui 
demandent  à  lui  être  présentées ,  pour  èlre  admises  à  l'hon- 
neur de  parlagcr  sa  couche  5  la  seconde  est  chargée  de 
placer  toutes  les  dames,  suivant  leurs  dignités  et  la  consi- 
dération dont  elles  jouissent-,  la  troisième,  dont  on  devine 
les  fonctions,  est  la  plus  occupée  de  toutes.  On  demande  si 
le  prince,  chargé  de  diriger  et  de  surveiller  tant  de  fonction- 
naires de  tout  sexe,  ne  mérite  pas  d'avoir  pour  indemnité 
les  deux  diamans  de  186  et  de  146  carats  qui  décorent 
son  diadème  ? 

Nous  regrettons  que  Sir  John  Malcolni  ait  passé  légère- 
ment sur  la  réception  de  son  ambassade,  en  i8og.  Le 
schah  reçut  celle-ci  dans  son  camp  de  Sultaniéh  ^  ce  camp 
est  établi  dans  la  province  d'Irak  ;  au  milieu  de  la  plaine 
où  il  est  assis,  s'élève,  sur  une  éminence,  un  petit  palais 
qui  sert  de  résidence  au  schah  et  à  quelques  personnes  de 


l'il  ESQUISSES  DE  LA.  PERSE. 

sa  cour  :  une  aile  de  ce  bâtiment  est  réservée  aux  femmes. 
Le  monarque  est  la  seule  personne  du  camp  qui  ait  un 
harem.  L'armée  étant  composée  du  contingent  des  diverse> 
tribus  militaires ,  chacune  d'elles  a  son  quartier  séparé  ^ 
cependant  on  n'a  pu  éviter  la  confusion  qui  résulte  de  la 
réunion  ,  dans  un  même  local ,  des  hommes ,  des  bestiaux , 
des  provisions  ,  des  bagages,  etc.  ,  etc.  Les  tentes  des  ca- 
valiers se  distinguent  par  les  longs  éperons  qu'on  voit  ac- 
crochés à  l'entrée.  Au  milieu  des  tentes  et  des  bagages  , 
sont  jetées  douze  pièces  d'artillerie  qu'il  serait  presque  im- 
possible de  manœuvrer  dans  la  position  qu'elles  occupent , 
s'il  survenait  une  attaque  imprévue. 

Tandis  qu'à  Constantinople ,  l'héritier  de  l'empire  est 
claquemuré  dans  le  sérail,  pendant  la  vie  du  souverain  , 
en  Perse  ,  les  princes  destinés  au  trône  s'instruisent  dans 
l'art  de  régner,  à  la  tête  du  gouvernement  des  provinces. 
L'histoire  nous  offre  de  nombreux  exemples  de  la  jalousie 
conçue  contre  leurs  enfans,  même  par  des  souverains  qui 
régnaient  sur  des  nations  civilisées.  Le  schah  actuel  ne  par- 
tage point  ces  sentimens ,  car ,  depuis  vingt  ans ,  son  héritier 
présomptif,  Abbaz  Mirza,  a  été  chargé  du  gouvernement 
de  la  partie  du  royaume  qui  louche  aux  frontières  de  la 
Russie.  On  sait  que  la  cour  de  St.-Pélersbourg  accuse  ce 
prince  d'avoir  dirigé  la  levée  de  boucliers  qui  a  servi  de 
motif  à  la  guerre  actuelle  entre  la  Russie  et  la  Perse,  Abbaz 
Mirza,  attribuant  les  conquêtes  des  Russes  ,  depuis  le  nord 
du  Caucase  ,  jusqu'aux  bords  de  l'Araxe,  sur  une  éten- 
due de  pays  de  4oo  milles  ,  à  la  supériorité  de  leur  disci- 
pline militaire,  voulut  former  un  corps  régulier  d'infan- 
terie capable  de  lutter  avec  ses  voisins  d'Europe.  Pour  y 
parvenir,  il  prit  d'abord  à  son  service  des  officiers  français 
attachés  à  la  mission  du  général  Gardanne  ,  et ,  plus  tard  , 
il  choisit  ses  instructeurs  dans  l'armée  anglaise.  Sir  John  , 
lors  de  sa  première  ambassade  ,  lui  fit  part  de  ses  idées  sur 


ESQUISSES   DE  LA   PERSE.  l33 

le  perfectionnemeut  du  syslème  militaire  de  la  Perse,  mais 
il  était  lui-même  opposé  à  ce  système  ;  il  eut  la  franchise 
de  s'en  expliquer  avec  ce  prince  ,  en  l'engageant  fortement 
à  suivre,  dans  l'occasion  ,  le  plan  que  lui  avait  tracé  Aga 
Mehemet  khan  ,  lorsqu'en  novembre  1796  ,  une  armée 
russe,  sous  la  conduite  du  général  ZoubofT,  passa  l'Araxe, 
et  campa  dans  les  plaines  de  Moghan.  Ce  monarque  intré- 
pide mit  son  armée  en  campagne ,  malgré  la  rigueur  de  la 
saison ,  et  manifesta  à  ses  généraux  la  résolution  d'attaquer 
les  Russes. 

«  Un  homme  aussi  sage  que  Votre  Majesté ,  lui  dit  Hadji 
Ibrahim,  son  premier  ministre,  peut-il  croire  que  j'irai  me 
casser  la  tête  contre  leurs  murailles  d'acier,  et  que  j'expo- 
serai notre  armée  irrégulière  à  être  détruite  par  leurs  ca- 
nons, et  par  leurs  troupes  disciplinées?  Je  connais  un  meil- 
leur moyen  de  les  exterminer  ;  leurs  boulets  ne  pourront 
pas  m'atteindre  ;  et  partout  où  ils  porteront  leurs  pas,  ils 
ne  trouveront  qu'un  désert.  » 

Nous  croyons,  avec  Sir  John  Malcolm  ,  que  ce  système 
de  défense  est  le  seul  qui  convienne  à  la  disposition  topo- 
graphique de  la  Perse  et  à  la  nature  de  son  gouvernement. 
Quoique  les  instructeurs  anglais  aient,  à  force  de  soins  , 
discipliné  quelques  corps  d'infanterie  et  d'artillerie  ,  au 
point  de  les  opposer  avec  succès  aux  régimens  russes,  dans 
plusieurs  circonstances  mémorables,  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  les  Persans  n'ont  pas  de  meilleur  moyen  de  dé- 
fense contre  les  légions  de  l'Europe,  que  de  harasser  leurs 
ennemis,  à  la  manière  des  Parthes.  L'artillerie  à  cheval 
qui,  dans  la  guerre  actuelle,  a  sauvé,  en  plus  d'une  occa- 
sion ,  l'armée  d'Abbaz  Mirza  d'une  destruction  complète  , 
et  qui  a  remplacé  les  pierriers  portés  autrefois  à  dos  de 
chameaux,  l'artillerie  à  cheval ,  disons-nous,  est  peut-être 
la  seule  arme  que  la  Perse  ait  empruntée  avantageusement 
aux  Européens.  Cette  importation  est  due  à  un  officier  an- 


ï3  l  ESQVIiSKS  DE  LA  I'El\sE. 

glais  qui  faisait  partie  de  la  suile  de  Sir  John,  et  que  sa 
haute  stature  avait  fait  surnommer  le  dattier,  par  un 
Arabe  du  Daghestan. 

Au  retour  de  sa  seconde  ambassade ,  Sir  John  ]\lalcolm 
traversa  le  Kurdistan  ,  l'ancienne  Carduchia ,  fameuse  par 
la  retraite  des  dix  mille,  dont  Xénophon  fut,  comme  on 
sait,  rhistorien  et  le  héros.  Celte  contrée  n'a  pas  été  moins 
célèbre  dans  le  moyen  âge  -,  c'est  la  patrie  de  Saladin  ,  le 
digne  adversaire  de  Ilichard  Cœur-de-Lion,  et  de  Philippe- 
Auguste. 

Le  vol  et  le  brigandage  sont  les  principales  occupations 
des  Kurdes.  Souvent  ils  maltraitent  l'étranger  qui  traverse 
leur  pays ,  sans  offrir  à  leur  cupidité  un  butin  suffisant.  La 
suite  imposante  de  l'ambassadeur  ne  le  s^uva  pas  de  leurs 
déprédations;  heureusement,  il  eut  la  précaution  de  faire 
prisonniers  neuf  des  plus  notables  habilans  tiu  canton  où  le 
vol  fut  commis,  et  il  les  retint  en  otage  jusqu'à  ce  qu'on 
lui  eut  restitué  les  objets  dont  les  voleurs  étaient  décou- 
verts, et  une  somme  égale  à  la  valeur  des  effets  qu'il  fut 
impossible  de  retrouver.  Le  percepteur  du  canton  fît  l'a- 
vance de  cette  somme,  mais  l'ambassadeur  lui  rendit  la 
quote  part  à  laquelle  il  s'était  lui-même  imposé.  Il  relâcha 
ses  prisonniers,  et  les  renvoya  après  les  avoir  fêtés  et  leur 
avoir  donné  de  petits  cadeaux  pour  leurs  femmes  et  leurs 
en  fans. 

Sennah,  capitale  de  la  province  d'Ardelan  et  de  tout  le 
Kurdistan ,  est  bàlie  au  fond  d'un  entonnoir  formé  par  d'a- 
rides monlagnes  ;  on  ne  l'aperçoit  que  lorsqu'on  entre  dans 
ses  faubourgs;  les  maisons  en  sont  belles  ;  les  jardins,  bien 
cultivés,  offrent  un  contraste  remarquable  avec  les  déserts 
qui  couvrent  le  pays.  Sir  John  y  reçut  l'accueil  plus  res- 
pectueux. Le  '\Vali(chef  de  la  province  d'Ardelan)  envoya  à 
sa  rencontre  ses  deux  fds,  dont  l'aîné ,  âgé  de  dix  ans,  parais- 
sait doué  de  celte  intelligence  précoce  qu'on  remarque  ha- 


K6QUISSES  OE   I.A   PERSE.  J  JO 

biluellemeiit  chez  les  entUns  des  Orientaux.  Il  reiulil  à 
Tambassadeur  sa  visite,  et  l'invita  à  dîner 5  ce  dernier 
trouva,  dans  cette  fête  improvisée,  ce  qu'il  avait  cherché 
vainement  au  milieu  des  pompes  de  la  cour  de  Perse,  le 
mélange  de  la  dignité  d'un  prince,  avec  la  simplicité  pa- 
triarchale  qu'on  rencontre  chez  les  peuples  pasteurs  ou 
nomades.  Le  Wali  lui  présenta,  avec  une  sorte  d'orgueil, 
les  officiers  de  sa  maison  :  a  Neuf  d'entre  eux,  lui  dit-il, 
comptent  huit  ou  neuf  générations  attachées  au  service  de 
ma  famille ,  dans  les  postes  qu'ils  occupent.  Mon  pays , 
ajouta-t-il,  a,  dans  tous  les  sens,  une  étendue  d'environ 
200  milles;  nous  payons  un  tribut  au  roi  de  Perse,  mais 
nous  sommes  à  l'abri  des  exactions  qui  ruinent  les  contrées 
voisines,  plus  fertiles  et  plus  riches  que  la  nôtre  -,  celle-ci 
ne  tenterait  pas  un  conquérant,  elle  n'abonde  qu'en  guer- 
riers intrépides ,  et  en  chevaux  infatigables.  » 

Sennah  sert  de  résidence  à  quelques  familles  de  chré- 
tiens Nestoriens ,  qui,  depuis  des  siècles,  y  vivent  tran- 
quilles, grâce  à  la  tolérance  et  à  la  protection  des  princes 
d'Ardelan. 

Notre  auteur  termine  ses  Esquisses  par  la  relation  de 
son  voyage  dans  le  Kurdistan.  Nous  pourrions  donc  bor- 
ner ici  notre  tâche ,  mais  nous  crovons  utile  de  finir  cet 
article  par  quelques  observations  sur  l'état  actuel  des  af- 
faires publiques  à  la  cour  de  Téhéran. 

Seize  années  se  sont  écoulées  depuis  que  Sir  John  Mal- 
colm  quitta  la  Perse  pour  la  seconde  fois  ;  ce  tems  a  été 
fécond  en  événemens  dont  l'influence  est  décisive  pour  l'a- 
venir de  ce  pays,  dans  ses  rapports  avec  la  Grande-Bre- 
tagne. En  ce  moment ,  la  Perse  est  dans  une  crise  de  l'issue 
de  laquelle  dépend  son  indépendance.  Il  y  a  dix-sept  ans 
que  le  motif  principal  de  notre  alliance  avec  la  cour  de 
Téhéran  était  de  défendre  nos  possessions  de  l'Inde  d'une 
allaque  par  les  frontières  du  nuïd  ,  cl  de  résister  à  Tarn- 


l'iG  ESQUISSES   DE  LA  PERSE. 

bition  gigantesque  de  Napoléon,  qui  embrassait  l'Europe  et 
l'Asie  dans  ses  plans  de  conquête.  Tandis  que  ce  grand  ca- 
pitaine exerçait  encore  une  puissante  influence  sur  le  cabi- 
net de  Saint-Pétersbourg,  il  pouvait  offrir  au  scbah  sa 
protection  contre  la  Russie,  en  échange  de  la  coopération 
de  ce  dernier  à  l'envahissement  de  l'Inde.  Soit  impru- 
dence, soit  indifférence,  Napoléon  n'arrêta  point  le  pro- 
grès des  hostilités  de  la  Russie  contre  la  Perse.  La  cour  de 
Téhéran  se  vit  donc  forcée  d'accepter  les  propositions  du 
gouvernement  anglais,  tendantes  à  effectuer,  par  des  se- 
cours positifs,  ce  que  l'empereur  des  Français  av^ait  tenté 
d'opérer  par  sa  seule  influence. 

Telles  furent  les  bases  du  traité  préliminaire  négocié  et 
conclu  en  1B09,  par  M.  Hartford- Jones.  L'alliance  était 
purement  défensive  ^  alors  en  guerre  avec  la  Russie ,  le 
gouvernement  anglais  ne  s'engageait  à  fournir  à  la  Perse 
des  secours,  en  hommes  ou  en  argent,  que  dans  le  cas  où 
elle  serait  envahie  par  des  armées  européennes.  Il  offrit  en 
outre  au  schah  des  officiers  habiles  destinés  à  l'instruction 
de  ses  troupes  •,  mais  lorsque  les  affaires  de  l'Europe  eurent 
changé  de  face,  et  que  les  deux  cabinets  de  Saint- James  et 
de  Saint-Pétersbourg  se  furent  ralliés  contre  l'ennemi  com- 
mun ,  on  sentit  la  nécessité  de  mettre  un  terme  à  des 
hostilités  dans  lesquelles  la  Russie  avait  pour  adversaires 
les  Persans  et  les  Anglais.  Cette  disposition  des  esprits  pré- 
sida au  traité  de  Gulistan  ,  conclu  en  181 2  ,  entre  la  cour 
de  Saint-Pétersbourg  et  celle  de  Téhéran ,  sous  la  média- 
lion  de  l'ambassadeur  de  S.  M.  Britannique.  La  Russie 
obtint  par  ce  traité  une  augmentation  de  territoire  j  mais 
ses  nouvelles  frontières  furent  désignées  très- vaguement, 
et  l'on  renvoya  à  une  autre  époque  le  tracé  de  la  ligne  de 
démarcation  qui  devait  séparer  les  deux  empires.  Quant 
aux  relations  entre  l'Angleterre  et  la  Perse,  elles  furent 
définitivement  fixées,  en  1824,  pnr  le  traité  de  Téhéran, 


F.SQVISSES  DE  LA  PERSE.  iS^ 

diaprés  lequel  la  Grande-Bretagne  s'engagea  ,  dans  le  cas 
où  une  puissance  en  paix  avec  elle  cnvaliiiait  le  territoire 
persan ,  à  obtenir  la  cessation  des  hoslilitt s  par  tous  les 
moyens  amiables  qui  seraient  en  son  pouvoir,  et  à  fournir 
les  secours  effectifs  garantis  par  le  traité  de  1809,  si  les 
négociations  étaient  rompues.  Depuis  i8ia,  la  ligne  de 
démarcation  entre  la  Perse  et  la  Russie  n'a  jamais  été  dé- 
terminée ,  et  la  guerre  actuelle  n'a  eu  pour  cause  qu'une 
dispute  de  territoire  presqu'insignifiante  en  elle-même, 
mais  qui ,  grâce  aux  intrigues  locales  et  à  Texaltation  reli- 
gieuse qui  règne  chez  les  jMusulmans ,  depuis  lïnsurrection 
de  la  Grèce,  a  pris  une  gravité  qui  pourrait  devenir  funeste 
à  la  Perse.  Le  lecteur  peut  compter  sur  Texactitude  de 
l'exposé  que  nous  allons  faire  de  quelques-unes  des  cir- 
constances qui  ont  précédé  le  commencement  des  hostilités  -, 
il  prouve  l'influence  de  l'exaltation  religieuse  sur  les  évé- 
nemens  politiques  chez  les  sectateurs  de  Mahomet. 

Une  tribu  dépendante  de  l'empire  russe  s'était  emparée, 
par  suite  de  la  tolérance  des  autorités  persanes,  de  vastes 
pâturages  situés  dans  la  province  d'Erivan  sur  les  bords 
du  lac  de  Gokcha.  La  cession  de  cet  espace  de  terrain  à  la 
Russie  avait  été  négociée  entre  le  général  Yermoloff ,  gou- 
verneur des  provinces  du  Caucase ,  et  le  prince  Abbaz- 
]Mirza  ;  le  schah  refusa  toutefois  de  confirmer  cette  cession, 
et  le  général  Yermoloff  persista  à  occuper  le  canton  dont 
il  s'agit.  Quoique  l'ambassadeur  russe  eût  dit  à  la  cour  de 
Téhéran  qu'il  en  référerait  à  l'empereur ,  le  schah  déclara 
la  guerre  à  la  Russie,  et  envahit  son  territoire.  Les  causes 
secondaires  qui  l'ont  décidé  à  recourir  à  ce  moyen  extrême 
sont ,  d'abord  ,  la  désaffection  bien  connue  des  tribus  mu- 
sulmanes qui  peuplent  les  cantons  récemment  cédés  à  la 
Russie  -,  en  second  lieu ,  l'effet  produit  sur  l'esprit  de  S.  M. 
Persane,  et  de  ses  sujets,  par  les  prédications  du  Syoud,  ou 
chef  des  mollahs  (prêtres)  chargés  de  la  garde  du  tombeau 


Ij8  ESQlISSES  de  1-A  PERiE. 

sacré  de  Kerbelali.  Il  se  rendit  au  camp  royiil,  où  l'on  dis- 
cutait la  question  de  la  paix  ou  de  la  guerre;  un  témoin 
oculaire  raconte  en  ces  termes  la  réception  qui  fut  faite  à 
ce  saint  personnage  : 

«  A  l'arrivée  d'Aga  Svoud  Mohamet ,  une  foule  im- 
mense, composée  de  presque  toute  l'infanterie,  vint  sans 
armes  à  sa  rencontre  ;  le  schah  lui  envoya  sa  litière  ;  quel- 
ques princes  et  un  grand  nombre  d'officiers  de  la  cour  se 
joignirent  à  son  cortège.  L'enthousiasme  de  la  foule  était 
à  son  comble  -,  dans  l'impuissance  où  elle  était  de  toucher 
la  personne  sacrée  du  syoud,  elle  baisait  respectueuse- 
ment sa  litière,  ainsi  que  son  marche-pied ,  recueillait  pré- 
cieusement le  sable  qui  portait  l'cmpreinle  des  pas  de  ses 
mules:  l'air  retentissait  d'acclamations,  et  pour  que  le 
syoud  pût  descendre  sans  être  écrasé ,  la  litière  ne  s'ar- 
rêta qu'à  la  porte  du  palais.  Six  ou  sept  des  principaux 
mollahs  entrèrent  dans  la  cour  avec  lui  -,  le  schah  vint  le  re- 
cevoir à  la  porte  du  palais ,  accompagné  du  prince  royal  et 
des  grands  of6ciers  de  sa  couronne  •,  on  eut  dit  qu'il  parti- 
cipait à  l'exaltation  religieuse  de  ses  sujets  ;  comme  eux  , 
il  déplora  amèrement  le  malheur  des  fidèles  opprimés  par 
le  gouvernement  russe.  x\ga  Syoud  Mohamet  obtint  dans 
le  camp  un  quartier  séparé  pour  lui  et  pour  sa  suilc,  com- 
posée de  mille  mollahs.  Le  schah  avait  ordonné  à  deux 
princes  d'établir  leurs  tentes  à  l'entrée  de  ce  quartier, 
avec  injonction  expresse  d'empêcher  que  la  foule  n'y  pé- 
nétrât ,  et  dans  le  but  secret  de  prévenir  la  manifestation 
trop  éclatante  de  la  vénération  publique  qui  entourait  ce 
saint  personnage.  Le  monarque  lui  rendit  deux  visites  : 
«  Je  serais  heureux  ,  lui  dil-il  un  jour,  en  lui  parlant  de 
»  la  lulle  des  vrais  croyans  contre  les  infidèles,  je  serais 
))  heureux  de  répandre  la  dernière  goutte  de  mon  sang 
))  pQur  cette  sainte  cause,  et  je  désirerais  qu'on  déposât 
»   sous  mon  drap  mortuaire  la  promesse  écrite  de  votre 


Si^ 


ESQt'lSSES  DE  LA  l'ErSE.  1  3c) 

»  main  ,  que  les  anges  chargés  de  nous  interroger  devant 
»  le  tribunal  suprême  reconnaî Iront  mon  zèle,  pardonne- 
))  ront  mes  fautes  ,  et  m'ouvriront  sans  délai  les  portes  du 
»  ciel.  )) 

En  lisant  ces  détails  ,  il  est  impossible  de  ne  pas  y  trou- 
ver une  ressemblance  frappante  avec  le  langage  et  la  con- 
duite des  princes  d  Europe,  du  temsdes  Croisades-,  il  n'est 
point  étonnant  cjue,  sous  l'empire  d'un  enthousiasme  reli- 
gieux aussi  profond,  on  ait  foulé  aux  pieds  les  plus  graves 
considérations  politiques;  il  est  probable  aussi  que  Syoud 
trouva,  dans  les  dispositions  des  provinces  musulmanes 
récemment  conquises  par  la  Russie,  et  dans  la  supposition 
qu'une  complète  anarchie  suivrait  la  mort  de  l'empereur 
Alexandre,  des  motifs  suffisans  pour  promettre  à  son  sou- 
verain quelques  avantages  terrestres,  en  attendant  le  bon- 
heur éternel  qu'il  lui  prédisait  dans  le  ciel.  La  guerre  (ut 
donc  résolue  ,  et  les  premiers  succès  des  Persans  justifièrent 
l'espoir  de  la  population  musulmane  5  malheureusement 
les  suites  de  la  campagne  ont  été  plus  funestes  pour  eux ,  et 
les  Russes ,  après  les  avoir  battus  dans  plusieurs  rencontres, 
ont  menacé  la  place  de  Tébriz,  le  poste  militaire  le  plus 
important  après  celui  de  Téhéran.  Cette  démonstration  est 
probablement  une  feinte  -,  car  laRussie  doit  principalement 
ambitionner  la  possession  d'Erivan  ,  qui  suffirait  pour  l'in- 
demniser des  frais  d'une  guerre  dans  laquelle,  jusqu'à 
un  certain  point,  elle  a  été  forcément  engagée. 

Erivan  ,  capitale  de  l'Arménie  persane ,  est  la  clef  de  la 
Turquie  asiatique  et  de  la  Perse  -,  elle  est  située  dans  une 
province  feilile,  et  quoiqu'elle  ne  puisse  résister  à  une 
armée  régulière  ,  sa  position  peut,  à  l'aide  de  nouvelles  for- 
tifications ,  la  rendre  imprenable  par  les  Turcs  ou  les  Per- 
sans. La  précipitation  avec  laquelle  le  schah  a  commencé 
les  hostilités  l'a  privé  du  droit  de  recourir  à  l'assistance 
que  la  Grande-Bretagne  lui  avait  promise  dans  le  traité  de 


l4o  ESQUISSES  DE  LA  PERSE. 


Téhéran,  et  Ta  laissé  à  la  merci  cVun  voisin  redoutable  et 
irrité.  Cependant  il  n'est  pas  probable  que  la  conquête 
de  la  Perse,  en  la  supposant  possible  ,  ou  même  un  abandon 
considérable  de  son  territoire,  puisse  entrer  dans  les  vues 
actuelles  de  la  Russie  :  cette  puissance  a  du  juger  ,  par  l'an- 
tipathie que  la  population  musulmane  de  ses  provinces  fron- 
tières lui  a  témoignée  dans  ces  graves  circonstances,  qu'il  se- 
rait imprudent  pour  elle  de  pousser  plus  loin  ses  conquêtes 
dans  la  même  direclion  ;  elle  doit  sentir,  d'ailleurs,  qu'il  im- 
porte à  l'Angleterre  que  la  Perse,  qui  sert  de  boulevart  à  ses 
possessions  dans  l'Inde,  conserve  toute  sa  puissance,  et  que  si, 
dansl'état  actuel  des  choses,  celle-ci  ne  peutjeter  dans  la  ba- 
lance lepoidsdesonépée,  ilnelui  est  pas  impossible  de  faire 
de  cet  empire  un  voisin  plus  redoutable  pour  la  Russie  qu'il 
ne  l'a  jamais  été ,  alors  même  qu'il  aurait  perdu  une  por- 
tion de  son  territoire.  Déjà  la  cour  de  St.-Pétersbourg, 
en  assignant  avec  hauteur  au  schah  le  terme  dans  lequel  il 
doit  mettre  fin  aux  hostilités ,  sous  les  peines  les  plus  ri- 
goureuses pour  un  souverain  indépendant ,  a  mis  l'Angle- 
terre dans  la  nécessité  de  se  lier  plus  intimement  avec  ce 
monarque,  afin  de  compenser  par  cette  étroite  alliance  la 
force  que  la  guerre  actuelle  pourrait  lui  enlever.  Nul  doute 
que  le  schah  et  son  peuple,  pour  se  mettre  à  l'abri  contre 
des  voisins  qui  leur  sont  odieux,  comme  individus  et 
comme  corps  de  nation,  ne  se  jettent ,  même  au  détriment 
de  leur  indépendance,  dans  les  bras  d'une  puissance  res- 
pectée dans  tout  l'univers,  et  heureusement  trop  éloignée 
pour  exciter  leur  jalousie.  {Quartejiy  Review.) 


ocurs    ^jfn^faists 


LE    RETOUR    DU    NABAH     (l). 


La  famille  de  M.  Francis  Preston  ,  composée  de  sa  jeune 
femme  Lucile  Preston  ,  de  deux  petites  filles  jolies  comme 
leur  mère,  et  de  M.  Preston  lui-même,  entourait  la  table 
à  thé,  et  achevait  le  repas  léger  du  matin,  quand  le  son 
du  cornet  à  bouquin ,  le  bruit  d'une  diligence  qui  s'arrêtait, 
et  le  double  coup  du  garçon  de  poste  (2),  annoncèrent 
l'arrivée  d'une  lettre.  Preston,  jeune  philosophe,  d'un 
esprit  éclairé ,  très-amoureux  de  sa  femme,  de  sa  campagne 
et  du  repos ,  menait  à  Sandown-Cotlage ,  tel  était  le  nom 
de  sa  résidence  champêtre  ,  la  vie  d'un  ermite  voluptueux. 
Au  sein  d'une  riante  vallée  de  Somerfershire,  où  s'élevait 
sa  petite  maison ,  et  dont  son  parc  embrassait  l'enceinte , 
il  oubliait  le  monde  avec  lequel  il  avait  conservé  peu  de 
relations. 

Quelle  est  cette  lettre,  et  d'où  vient-elle  ?  Le  domestique 

*  Voyez  les  Tableaux  de  Mœurs  pre'ce'dens ,  dans  les  N^s  20,  22,  23  et  2-. 

(1)  Note  du  Tr.  Nous  avons  de'jà  dit  que  les  nabahs  e'taient  des  gouver- 
neurs téréditaires  des  provinces  de  l'empire  du  Grand  Moneol,  et  que  par 
extension  on  donnait  ce  sobriquet  à  l'Anglais  qui  fait  fortune  aux  Indes  et 
qui  revient  en  Angleterre,  riche  des  vices  acquis  par  l'exercice  d'un  Ion» 
despotisme   et   une  existence  e'goïste   et  sensuelle. 

(2)  Note  du  Tr.  En  Angleterre,  le  facteur  de  la  poste  soulève  et  laisse 
retomber  deux  fois  le  marteau  de  la  porte  ;  il  n'est  permis  qu'aux  domesti- 
ques de  gens  comme  il  faut  de  frapper  trois  coups.  Une  dame  à  la  mode 
frappe  six  ou  sept  fois  avec  cette  rapidité  saccadée  qui  rappelle  le  staccato 
des  Italiens;  quand  un  carrosse  s'arrête  à  votre  porte,  le  laquais  descendu 
de  la  voiture  multiplie  les  coups  avec  une  violence  sans  p-^ale.  Quant  aux 
porteurs  d'eau ,  marchands ,  fournisseurs  ,  ils  n'ont  le  droit  de  frapper  qu'une 
seule  fois.  Tel  est  l'esprit  aristocratique  qui  s'est  glissé  dans  les  moindres 
détails  des  mœurs  ^t  des  habitudes  anglaises. 

\ 


1.4'i  LE  r.F.TOUR  nr  >\i;\h. 

a  payé  deuxpounds  pour  le  port  :  on  lit  surla  couverturejau- 
nie,  scellée  de  cire  verte  et  arrosée  de  vinaigre,  Eastindies 
(Indes  Orientales)-,  elle  est  adressée  à  mislriss  Preston.  Le 
jeune  mari  parcourt  d'un  coup-d'œil  la  missive  dont  il  com- 
munique les  détails  à  sa  femme.  Un  grand  oncle  de  madame 
Preston,  oncle  de  sa  mère,  est  sur  le  point  de  revenir  en 
Angleterre:  son  nom  réel  est  Frumplon,  et  son  immense 
fortune,  fruit  de  longues  spéculations  ultramarines,  lui 
donne  le  droit  de  se  faire  appeler  Frumpton  Danvers,  du 
nom  de  Tune  de  ses  propriétés.  Trois  cent  mille  livres 
sterling  placées  sur  le  grand  livre ,  de  bonnes  terres  en 
Irlande,  en  Ecosse,  en  Angleterre,  des  possessions  dans 
les  Indes  orientales,  deux  maisons  de  commerce  aux  Indes 
occidentales ,  ont  fondé  sa  noblesse  sur  des  colonnes  d'or. 
Au  plaisir  d'accumuler,  à  l'active  soif  du  gain  ,  succède 
chez  lui  l'ennui  du  repos  et  l'embarras  de  choisir  un  héri- 
tier de  tant  de  fortune.  Sans  parens,  sans  relations,  le 
vieux  nahah ,  qui  n'a  vu  dans  le  monde  quun  vaste 
comptoir,  se  trouve  isolé  et  s'ennuie  :  c'est  la  malédiction 
de  la  fortune. 

Si,  contre  les  lois  ordinaires  du  récit  et  du  drame,  on 
veut  qu'au  lieu  de  tenir  en  suspens  la  curiosité  du  lecteur, 
je  peigne  d'avance  ce  personnage  important,  deux  traits 
suffiront  à  le  caractériser  :  égoïste  et  maniaque,  son  incalcu- 
lable richesse  avait  nourri  ses  vices-,  sol  fertile  où  tout  ce 
que  son  humeur  native  avait  de  quinteux  s'était  déployé 
sans  contrainte  pour  le  malheur  des  autres  et  pour  le  sien. 
Il  contredisait  toujours-,  querelleur,  grossier  comme  m\ 
Musulman,  insolent  comme  un  riche,  tranchant  comme 
un  ignorant,  opiniâtre  comme  un  sot-,  une  dernière  qua- 
lilt'  dominait  chez  lui  tous  ces  détails  de  son  caractère  : 
c'était  le  caprice. 

Il  était  sordide  et  magnifique,  économe  et  prodigue, 
faible  et  impérieux,  sociable  et  farouche,  suivant  les  va- 


I.E   RF.TOir,   DU  NVRVII.  Iqi 

rialions  de  son  appétit ,  de  s;i  digestion,  de  sa  toux,  de  son 
catarrhe  et  de  ses  fièvres,  tristes  fruits  de  son  séjour  sous 
le  tropique  ;  il  avait  passé  sa  vie  à  changer  dégoûts,  de  re- 
lations et  d'ha])itudes.  Constant  à  un  seul  hut,  la  fortune  , 
le  succès  avait  déoassé  ses  plus  ardens  désirs:  à  soixante- 
sept  ans  ses  coffres  étaient  pleins ,  et  dans  son  abondance  il 
ne  savait  que  faire  de  ses  trésors,  de  son  tems,  ni  de  sa 
personne . 

La  lettre  qui  annonçait  l'arrivée  du  nabah  fil  une  vive 
impression  sur  nos  deux  héros.  M'""  Preston  était  la  seule 
parente  existante  de  ÎM.  Danvers ,  qui,  infirme  ,  âge ,  isolé 
dans  le  monde  ,  devait  désirer  avant  tout  une  famille  et  de 
tendres  soins  pour  sa  vieillesse.  Sa  lettre  était  courte,  mais 
exprimait  le  plaisir  qu  il  aurait  à  revoir  sa  petite  nièce.  Ou 
vous  connaîtrez  bien  peu  les  hommes,  ou  vous  devinerez 
lallégresse  dont  cet  événement  pénétra  Preston  et  sa 
femme.  Tous  deux  aimables  et  généreux,  ils  ne  purent 
voir,  sans  tressaillir  de  joie,  la  nouvelle  perspective  ou- 
verte à  leur  famille  par  l'amitié  du  nabah.  Il  fut  con-' 
venu  entre  les  époux  que  M"*  Preston ,  par  une  lettre 
adressée  à  l'auberge  où  il  devait  descendre  ,  inviterait 
son  grand  oncle  à  venir  passer  quelques  mois  à  Sandown- 
Cottage. 

Cette  dépêche  importante  exigea  de  longues  réflexions-, 
le  papier  satiné ,  doré  sur  tranche  ,  fut  vingt  fois  plié  ,  ca- 
cheté, rouvert  et  déchiré  :  il  s'agissait  du  sort  de  la  fa- 
mille. Je  voudrais  que  l'on  ne  se  fit  pas  d'avance  une  idée 
défavorable  de  Preston  et  de  sa  femme.  Je  le  demande  à 
mes  lecteurs  :  dans  quelle  famille  stoïque  de  notre  moderne 
Europe ,  la  nouvelle  de  l'arrivée  prochaine  d'un  vieil  oncle 
célibataire,  millionnaire  et  impotent,  eût-elle  été  reçue 
avec  tout  le  calme  de  la  philosophie  ? 

I^ucile  n'avait  jamais  vu  son  grand  oncle.  Eans  le  pai- 
loir  de  la  maison  était  suspendue  une  gouache,  portrait  de 


l44  LE  RETOLR  DU   ^ABAH. 

M.  Danvers ,  à  Tàge  de  vingt-quatre  ans,  et  sur  lequel  Lu- 
cile ,  depuis  le  départ  de  sa  lettre ,  ne  cessait  de  fixer  ses 
avides  regards,  pour  essayer  de  lire  sur  cette  phvsionomie 
les  traits  principaux  d'un  caractère  qu'il  lui  importait  tant 
de  connaître.  Qu'on  se  représente  une  tète  ronde  souriant 
sur  un  fond  bleu-,  ailes  de  pigeon  convenablement  pou- 
drées \  queue  rattachée  par  des  faveurs  violettes  ^  yeux  à 
fleur  de  tète  ^  teinl  frais  ;  bouche  fendue  en  cœur  ;  petit 
manteau  d'abbé  retombant  gracieusement  sur  les  épaules  -, 
surtout  gris-de-perle ,  à  galons  d'argent  et  à  brandebourgs 
d'or  ;  gilet  jaune-tendre  couleur  de  saumon  ;  deux  montres 
se  balançant  sur  les  deux  cuisses  ;  un  brin  de  jasmin  fleuri 
à  la  boutonnière,  et  une  mouche  diagonale  de  taffetas  noir, 
placée  coquettement  sur  la  joue  gauche  :  ce  portrait ,  où 
respirait  d'ailleurs  toute  la  bonhomie  d'un  jeune  marchand, 
n'inspirait  que  des  espérances  à  Lucile  Preslon,  qui  se 
croyait  savante  en  physionomie,  et  qui  attendait  avec  une 
vive  impatience  l'arrivée  d'un  oncle  si  riche  et  si  beau 
garçon. 

Huit  jours  se  passèrent  dans  l'anxiété  5  enfin  la  réponse 
arrive.   Je  transcris  Verbatim  ce  document  mémorable  : 

Londres,  hôtel  d'ibbotson  (i) ,  rue  de  Vere,  avril,  le... 

Nièce  , 

(i  J'ai  bien  reçu  la  vôtre,  datée  du  i5  courant,  et  je 
vous  accuse  réception  par  la  présente. 

»  Vous  auriez  bien  pu  vous  épargner  les  complimens  -, 
le  vieux  proverbe  dit  :  «  On  ne  prend  pas  de  vieux  oiseaux 
avec  de  la  paille.  »  J'aurai  grand  plaisir  à  vous  aller  voii-, 
votre  mari  et  vous.  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  mariage  là  ? 

(i)  Les  Anglais  qui  arrivciil  des  Indes  descendent  ordinairement  à  l'hôlel 
A^Ibbutson. 


i.K  HETOvii  nv  NABAir.  I . •  !) 

Convenable  ,  j'espère  \  nous  verrons.  Je  dois  avouer  que 
je  n'ai  jamais  entendu  parler  des  Preslons  sur  la  place.  Il 
y  a  un  Preslon  qui  fait  de  la  bière  à  Londres  ,  n'est-ce 
pas?  c'est  une  détestable  boisson  que  la  bière-,  je  suis  trop 
bilieux  pour  en  boire.  Avant  d'aller  cbez  vous,  je  passerai 
quelque  tems  cbez  le  colonel  Cartwrigbt,  à  Cheltenbam  , 
dont  les  eaux  sont  bonnes  pour  ma  santé  ,  à  ce  que  disent 
les  médecins.  Peut-être  irai-je  chez  vous  vers  la  fin  de  mai-, 
au  surplus  je  ne  promets  rien  5  ce  n'est  pas  ma  coutume  ; 
grands  prometteurs  mauvais  teneurs-,  et,  si  je  me  trouve 
absolumentbien  chez  le  colonel  ,il  est  possible  que  je  n'aille 
pas  vous  voir  du  tout. 

»  Certainement  je  vous  remercie  de  vos  attentions  :  mais 
j'abhorre  d'avoir  obligation  à  qui  que  ce  soit.  Aussi  ai-jc 
donné  ordre  à  mon  domestique  de  confiance  de  vous  faire 
parvenir,  avec  grand  soin,  mes  deux  adjudans(i),  que  j'ai 
eu  tant  de  peine  à  transporter  de  Bénarès  ici ,  et  mon  beau 
serpent  à  sonnettes,  animal  magnifique,  dont  je  voulais 
faire  cadeau  à  la  Société  Royale  de  Londres  5  mais  ces  gens- 
là  n'ont  pas  de  place  pour  mettre  mes  bêles  ;  et,  comme 
vous  me  dites  que  vous  pouvez  disposer  d'un  grand  local, 
je  vous  les  confie. 

»  Mon  kitmagar  et  mes  deux  coulies  (2) ,  brutes  à  figure 
d'homme,  que  j'ai  amenés  en  Angleterre  pour  prendre 
soin  des  autres  bêtes  ,  seront  chargés  de  leur  surveillance. 
L'un  des  adjudans  est  mâle  5  ce  qui  me  fait  espérer  qu'ils 
auront  progéniture.  Ce  sont  des  trésors  que  je  vous  en- 
Voie;  et  je  sais  qu'ils  sont  entre  bonnes  mains.  Vous  gar- 
derez hommes  et  animaux  jusqu'à  nouvel  avis  de  voire 
oncle  affectionné. 

Frumpton  Dan  vers. 

(1)  Oiseaux  gigantesques  qui  habitent  les  forêts  de  l'Inde  Septentrionale, 
(a)  Domestiques  et  porteurs  indiens. 

XV.  10 


1^6  LE    RETOUR   DUN\BAH. 

1)  P.  S.  Aux  adjudans  je  joindrai  deux  boucs  de  Cache- 
mire ,  delà  grosse  espèce.  » 

Lucile  Preston  posa  la  lettre  sur  la  cheminée  du  par- 
loir, et ,  fixant  sur  son  mari  un  regard  où  se  peignait  la 
surprise  :  «  Des  adjudans  !  des  boucs  !  mais  c'est  incroyable  ! 

— Des  coulies  et  un  serpent!  interrompit  Preston  en  re- 
lisant machinalement  la  lettre  -,  en  vérité,  ma  chère,  votre 
oncle  nous  apporte  une  ménagerie  ! 

—  Je  n'y  entends  rien  ,  reprit  Lucile  ^  c'est  le  plus 
singulier  genre  de  caprice.  »  Et  elle  pensait  tristement ,  en 
prononçant  ces  mots,  aux  adjudans,  aux  kitraagars,  aux 
boucs  de  Cachemire  ,  à  sa  maison  remplie  de  ces  hôtes  in- 
connus, à  sa  solitude  envahie  et  troublée. 

u  C'est  un  original ,  on  n'en  peut  pas  douter ,  dit  le 
mari ,  d'un  ton  plus  calme  -,  mais  enfin  c'est  votre  oncle  -,  il 
est  âgé  -,  nous  lui  devons  des  égards.  Quand  même  il  me 
demanderait  de  combler  mon  étang  et  d'en  faire  une  pe- 
louse consacrée  aux  jeux  d'un  couple  déléphans,  je  re- 
garderais comme  un  devoir  de  sacrifier  ma  convenance  à 
ses  désirs.  Les  adjudans  occuperont  la  remise  :  quant  au 
serpent 

—  L'horrible  monstre,  s'écria  Marie!  savez-vous  bicu 
que ,  de  tous  les  animaux ,  c'est  celui  que  je  déteste  le 
plus? 

—  Et  dans  votre  état,  encore!  continua  le  mari,  en 
poussant  un  long  soupir.  (Phrase  remarquable  qui,  en 
nous  révélant  les  espérances  de  Preston ,  justifie  la  crainte 
de  sa  femme.  ) 

—  Mais,  dites-moi,  mon  ami,  continua-l-elle-,  qu'est- 
ce  que  ces  adjudans  que  vous  voulez  mettre  à  la  remise  ? 

—  Ce  sont  des  oiseaux. 

—  Des  oiseaux ,  s'écria  Lucile ,  fort  surprise  de  la  mé- 
tamorphose subite  des  adjudans  que  son  imagination  s'était 


LE  RETOUR  DU  KABAH.  I  47 

représentés  ornés  d'épaulettes  et  le  sabre  au  coté  !  Des 
oiseaux!  nous  les  mettrons  en  cage,  et  je  me  charge  de 
les  garder  dans  ma  chambre  à  coucher. 

—  Comme  vous  voudrez,  ma  chère  enfant.  Seulement, 
je  vous  préviens  qu'ils  ont  quatorze  pieds  de  haut  5  des 
pattes  grosses  comme  mon  corps;  un  appétit  de  tigre 5  un 
estomac  d'éléphant  -,  et  le  plus  mauvais  caractère  du  monde. 

—  Ah  î  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  nos  pauvres  enfans , 
murmura  la  tendre  Lucile. 

—  JNe  t'effraie  pas,  reprit  le  mari  d'un  ton  caressant, 
nous  serons  bientôt  accoutumés  à  ces  animaux ,  et  nous 
devons,  après  tout,  faire  quelques  sacrifices  à  un  vieux 
parent  qui  nous  touche  de  si  près.  » 

Deux  jours  après  celte  conversation,  la  ménagerie  du 
nabah  débarqua  chez  Preston  :  hideuse  et  bruyante  cara- 
vane ,  qui  surpassait  en  singularité  tout  ce  que  la  lettre 
que  nous  venons  de  rapporter  avait  fait  préjuger  aux  deux 
époux.  Les  géans  emplumés,  le  serpent  verdàtre,  les  chè- 
vres au  poil  sale ,  un  chakal  du  Cap  que  M.  Danvers  pre- 
nait pour  un  zèbre  ,  quatre  singes  mâles  et  femelles  , 
deux  perroquets  aux  poumons  d'airain  et  aux  voix  aiguës , 
composaient  cette  troupe.  Jamais  Sandown-Cottage  n'a- 
vait eu  la  paix  de  ses  bois  troublée  par  un  tel  vacarme.  Si 
les  adjudans  étaient  épouvantables,  le  serpent  affreux, 
les  chèvres  dégoûtantes,  les  perroquets  criards;  les  gar- 
diens et  les  tuteurs  de  ces  animaux  sauvages  l'emportaient 
encore  en  étrangelé,  en  laideur,  sur  les  pupilles  chéris 
du  vieil  oncle.  M.  Rice,  Anglo-Hindou,  surintendant  des 
affaires  de  M.  Danvers,  était  le  général  de  l'armée;  le 
kitmagar ,  Hercule  des  monls  Hymalaya  (i)  ,  marchait  après 
lui  et  commandait  aux  coulies,  hommes  au  teint  bronzé, 

(i)  Voyez  ,  sur  les  habitans  tle  l'Hymalaya  ,  l'article  insère'  dans  notre 
Kj*^  nume'ro. 


I.^B  LE  EETOt'R  1)1;   IS'ABAH. 

aux  vastes  épaules,  et  dont  le  léger  costume  ne  convenait 
ni  à  la  pndeur  ni  au  climat  cVAnglcterre. 

lyabord  il  fallut  trouver  de  quoi  nourrir  les  oiseaux  el 
le  serpent.  M.  Rice  demanda  deux  lapins  pour  assouvir  l'ap- 
pétit de  ce  dernier-,  faute  de  lapins,  une  belle  volaille, 
destinée  à  paraître  comme  entrée  sur  la  table  dePreston, 
tomba  en  sacrifice.  Les  perroquets  se  contentèrent  de  la 
jatte  de  crème  préparée  pour  le  second  déjeuner  de  miss 
Fanny.  Le  zèbre  se  trouvant  dans  la  grande  cour,  tète  à 
tète  avec  les  cbèvres,  s'effraya,  prit  la  fuite,  s'élança  dans 
la  cuisine ,  et  de  là  dans  le  verger.  Enfin ,  un  singe ,  profi- 
tant de  la  rumeur  générale,  sauta  sur  les  épaules  d'une 
bonne  qui  portait  la  petite  Emma,  renversa  l'enfant  et  la 
bonne,  grimpa  l'escalier,  et,  se  glissant  le  long  de  la  rampe, 
alla  se  blottir  sous  un  des  lits  de  la  chambre  à  coucher  des 
enfans. 

Quelle  scène  de  tumulte  succède  à  l'habituelle  tranquil- 
lité du  manoir!  On  se  pousse,  on  se  heurte.  Les  domes- 
tiques se  querellent,  les  enfans  crient.  Le  malabar,  le  pâli, 
le  chingalais,  tous  les  jargons  de  l'Orient ,  font  retentir  cet 
asile  si  paisible  naguère.  La  mère ,  dans  une  agonie  de  ter- 
reur, tombe  évanouie  ;  Preston  bondit  de  colère.  La  so?rée 
s'(''Coule,  et  vers  neuf  heures  et  demie,  Jacquot,  perché 
sur  une  cheminée,  déniché  par  un  garçon  de  ferme  et  re- 
mis en  prison  ,  permet  à  la  famille  de  retrouver  un  moment 
de  calme,  et  au  cuisinier  de  faire  servir  le  dîner  interrompu 
et  refroidi. 

Un  maître  de  maison ,  dans  ces  grandes  circonstances , 
est  comme  un  monarque  qui  doit  cacher  sa  détresse  pour 
ne  point  décourager  ses  sujets.  «  Allons,  dit  Preston  en 
découpant  un  vieux  pigeon  brûlé  qui  remplaçait  la  volaille 
dont  j'ai  parlé  plus  haut,  nous  voici  rentrés  dans  le  calme  ! 
On  sent  mieux  le  prix  du  repos  quand  on  a  subi  ces  petites 
contrariétés  de  la  vie  humaine.  Ils  rompent  la  monotonie 


LE   KETOrn   DU  ^ABAll.  1  "je) 

habituelle  d'une  existence  comme  la  nùlie;  nY-st-il  piis 
vrai,  Lucile? 

—  Oli  !  je  suis  aussi  philosophe  que  vous ,  reprit  la  jeune 
femme  ;  le4)ruil  est  peu  de  chose  5  et  la  scène  avait  son  côté 
comique.  !Mais  je  suis  d'une  inquiétude  extrême  pour  les 
enfans.  Comment  ferons-nous? 

—  Ma  tendre  amie ,  nous  prendrons  toutes  les  précau- 
tions possibles  pour  que  ces  animaux  ne  sortent  pas  do 
leurs  demeures-,  d'ailleurs  on  veillera  sur  eux;  leurs  gar- 
diens n'ont  que  cela  à  faire.  Il  n'y  a  rien  du  tout  à  craindre, 
et...  )) 

La  phrase  de  Preston  fut  interrompue  par  un  fracas 
semblable  à  celui  du  tonnerre,  et  la  porte  s'ouvrant  avec 
violence  donna  passage  à  une  femme  échevelée,  fondant 
•  en  larmes,  qui  s'écriait  d'une  voix  entrecoupée  :  «  Il  a  la 
jambe  cassée!  il  a  la  jambe  cassée!  »  C'était  une  servante 
de  cuisine  qui,  sans  plus  de  cérémonie,  venait  apporter  à 
ses  maîtres  la  nouvelle  d'un  désastre  et  le  spectacle,  de  sa 
douleur. 

«  La  jambe  de  qui?  »  demanda  philosophiquement  ma- 
dame Preston  ^  certaine  de  l'existence  intacte  des  deux 
jambes  de  son  mari,  assis  devant  elle,  elle  avait  gardé 
son  sang-froid. 

«  De  votre  jardinier, -criait  la  servante:...  Tho..mas., 
le  pauvre  Thomas... 

—  Quand?  et  comment?»  demanda  Preston. 

M.  Rice,  à  ces  mots,  fît  son  entrée  solennelle^  suivi  du 
grand  kitmagar  des  Indes.  «  Je  vais  vous  le  dire,  monsieur, 
reprit  froidement  l'homme  d'affaires  du  INabah ,  ou  plutôt 
voici  p^inkitalachwaliwi  qui  va  vous  expliquer  l'affaire.  » 
Kinhitalachwalum  parle  ^  son  éloquence  est  obscure  et 
orientale,  et  je  suis  obligé  d'informer  sommairement  le 
lecteur,  que  le  pauvre  Thomas,  curieux  d'histoire  natu- 
relle, avait  eu  l'imprudence  d'entrer  dans  le  dortoir  dcj 


l5o  LE  RETOLR  DL'  KABAH. 

adjudans,  sans  doute  pour  savoir  comment  des  oiseaux  de 
quatorze  pieds  s'arrangeaient  pour  percher  la  nuit;  que, 
frappé  à  la  jambe  par  le  redoutable  ergot  de  l'adjudant 
mule ,  il  avait  mesuré  la  terre  de  son  corps  ;  enfin  que  l'oi- 
seau vainqueur,  voyant  son  ennemi  renversé,  s'était  mis  à 
danser  sur  sa  poitrine  celte  espèce  de  gavotte  ou  de  sau- 
teuse, familière  à  ces  animaux  dans  leur  gaîté.  Thomas, 
à  demi  mort,  n'était  pas  un  objet  de  pitié  pour  M.  Rice  et 
son  Hindou  -,  tous  deux  venaient  se  plaindre  non  de  l'oi- 
seau ,  mais  du  jardinier  curieux  qui  avait  osé  (quel  sacri- 
lège!) troubler  le  repos  de  la  ménagerie. 

«  Saëb ,  disait  l'Hindou  dans  son  jargon,  oui,  Saèb  , 
messieur  gardinier,  venir  dans  le  maison...  voir  oiseau 
dormer...  oiseau  entendre  bruit...  et  pan...  jambe...  plus 
de  jambe...  pauvre  oiseau!.,  très-joli  oiseau!... 

—  Et  Thomas  a  la  jambe  cassée  .^  demanda  Preston. 

—  Oui,  Saëb,  cassée  tout  au  milieu...  parce  que  donc, 
et  parce  que...  la  jambe  de  la  bête  il  était  plus  grosse  trois 
fois...  plus  fort  douze  fois...  et  un  petit  enfant  deux  fois 
tué  par  le  oiseau. . .  Oh  !  joli  oiseau. . .  bien  joli ,  Saëb  ! . . .    » 

Tout  le  sang  maternel  de  Lucile  frémit  à  ce  dernier 
trait  du  récit.  «  Vite,  s'écria  M.  Preston,  il  faut  envoyer 
chercher  le  médecin  ,  le  chirurgien ,  M.  Tuwit  qui  est  très- 
habile;  qu'on  attelle  le  carrosse  et  qu'on  parte... 

—  Mais,  monsieur,  dit  un  domestique,  l'équipage  n'est 
plus  en  état:  on  a  logé  les  oiseaux  dans  la  remise. 

—  Eh  bien  !  qu'on  selle  un  cheval  !  Le  pauvre  homme 
doit  souffrir  horriblement.  11  faut  amener  M.  Tuwit  le  plus 
lot  possible. 

—  J'oserai  vous  assurer,  monsieur,  dit  M.  Rice  avec 
cette  gravité  orientale  qu'il  avait  acquise  dans  l'Inde,  que 
c'est  fort  peu  de  chose.  Une  jambe  cassée  se  raccommode, 
mais  un  adjudant  perdu... 

—  C'est  bien ,   c'est  bien  ,   reprit  Preston  ;  allez  vite  ; 


LE  RETOUR  DU   JNABAH.  IJI 


empressez-vous  de  soulager  ce  malheureux.  Quant  aux 
animaux,  je  veux  que  leur  porte  reste  hermétiquement 
fermée ,  et  que  personne  n'en  approche  -,  on  montera  la 
garde  à  côté.  Si  l'on  n'y  prend  soin ,  il  arrivera  encore 
quelque  accident.  » 

Ainsi  furent  congédiés  et  le  bon  M.  Rice,  si  stoïque 
pour  la  douleur  d'aulrui ,  et  l'Hindou  au  turban  jaune, 
au  front  marqué  du  signe  distinctif  de  sa  caste ,  et  la  foule 
des  autres  domestiques.  Personne  n'était  content  :  sans 
parler  de  Thomas  à  l'agonie ,  le  premier  ministre  du  nabah 
se  trouvait  traité  avec  trop  peu  d'égards  pour  un  person- 
nage de  son  importance  \  on  ne  lui  avait  donné  ni  vin  de 
Chiraz,  ni  bougies,  mais  du  porter  et  de  la  chandelle  ^ 
cela  criait  vengeance,  et  déjà  il  avait  résolu  d'aller  porter 
plainte  à  son  maître.  Le  mystique  adorateur  de  \ischnQ'a 
accusait  Preston  de  folie  et  Thomas  d'ingratitude.  «  Car, 
disait -il  avec  la  dialectique  puissante  d'un  brahme,  il 
courait  risque  de  périr  sur  la  place  ;  il  vit  encore ,  donc  il 
est  heureux,  donc  il  doit  remercier  le  ciel,  donc  il  est 
un  ingrat,  s'il  ne  le  remercie  pas  -,  donc  M.  Preston  est  in- 
sensé de  le  plaindre.  »  Raisonnement  ihéologique  qui  pas- 
serait fort  bien  en  Sorbonne. 

Comme  le  même  objet  est  jugé  si  diversement  sous  le 
toit  d'une  seule  maison!  A  entendre  la  cuisinière,  dont 
le  prétendu  était  blessé ,  l'adjudant  méritait  la  mort  sans 
forme  de  procès  \  il  fallait  envoyer  chercher  trois  médecins 
au  moins,  et  M.  Preston  était  un  barbare.  Quant  au  cui- 
sinier et  au  maître  d'hôtel ,  leurs  communes  malédictions 
enveloppaient  tous  les  Chrétiens,  Musulmans ^  Hindous, 
bêtes  et  hommes  qui  interrompaient  la  régularité  du  ser- 
vice ,  faisaient  refroidir  l'entremets ,  brûler  le  pudding  et 
tourner  la  crème  à  la  vanille. 

La  douce  paix  revint  enfin  habiter  ces  parages  :  M.  Tuwit 


1J2  LK   UETOLIl  DU  jSABAH. 

arriva;  on  réduisit  la  fracture,  et  Thomas,  homme  sa- 
vant dans  son  art,  dont  les  gages  étaient  très-chers,  garda 
le  lit,  pendant  trois  mois.  Les  pommes,  les  pèches  et  les 
grenades  des  serres  chaudes  ,  furent  perdues  5  et  il  fallut 
de  plus  payer  les  visites  de  M.  Tuwit. 

Le  lendemain  matin ,  selon  la  coutume  anglaise  ,  la  fa- 
mille se  rendit  dans  le  parloir,  où  Ton  sei^vit  le  déjeuner. 
Les  muffins  et  le  heurre  étaient  disposés  avec  soin  et  pres- 
que avec  art  sur  la  petite  table  d'ébène;  une  abondance  qui 
n'était  pas  la  prodigalité ,  une  sorte  d'élégance  domestique 
consacrée  aux  aises  plutôt  qu'à  la  vanité,  régnaient  dans 
cette  salle,  comme  dans  tout  le  petit  royaume  auquel  com- 
mandait Preston.  C'était  un  homme  de  goût  et  grand  ama- 
teur de  ce  que  les  Anglais  ont  nommé  le  conifort:  en  fai- 
sant bâtir  Sandown- Cottage,  il  avait  particulièrement 
soigné  le  parloir  du  matin/  Une  fenêtre  en  ogive  avec  un 
balcon  donnait  sur  une  pelouse ,  au  milieu  de  laquelle  se 
trouvaient  mêlées  dans  une  corbeille  naturelle  les  tulipes , 
les  roses ,  les  jasmins ,  les  lilas ,  qui ,  par  leur  éclat  varié , 
éblouissaient  la  vue.  Ce  petit  paradis,  dont  un  cercle 
d'arbres  verts  formait  l'enceinte  en  guise  de  colonnade, 
cette  jolie  retraite  n'avait  jamais  offert  plus  d'agrément. 
La  nature  était  riante,  le  thé  excellent,  le  café  bien 
fait  (  chose  rare  en  Angleterre);  les  oiseaux  chantaient, 
le  soleil  brillait  du  plus  vif  éclat;  Lucile  était  charmante 
et  les  petits  enfans  étaient  sages;  en  un  mot,  Preston 
savourait  paisiblement  les  délices  d'une  matinée  où  tout 
concourait  à  son  bonheur ,  quand ,  armés  de  lourds  bâtons  , 
foulant  les  plates-bandes,  effeuillant  les  roses,  brisant 
les  vases ,  trois  hommes  apparurent  aux  regards  épou- 
vantés des  époux.  Leurs  cris  inarticulés  et  sauvages,  leur 
démarche,  leur  costume,  firent  bientôt  reconnaître  las 
Hindous  du  (  hcr  oncle. 


LE  RETOUR  DU  ^AB.VIl.  l53 

«  Que  diable  cela  peut-il  èlre?  s'écria  le  mari. 

—  jNos  roses  ,  nos  'magnolia  ,  nos  tulipiers  !  s'écria  la 
femme.  Ah  !  mon  Dieu  1  quel  ravage  !  » 

Comme  elle  parlait,  deux  vases  du  Japon,  contenant 
des  plantes  rares  tirées  momentanément  de  la  serre  chaude, 
tombent  en  débris. 

«  Arrêtez!  que  faites-vous  là?  s'écria  Preston.  »  Et  les 
hommes ,  continuant  leur  chasse ,  achevaient  la  destruc- 
tion du  parterre  sans  écouler  ce  qu'on  leur  disait.  «  t.h  ! 
eh!  eh!  eh!  criaient  les  Indiens  qui  couraient  en  imitant 
le  sifflement  inarticulé  qui  s'échappe  des  dents  d'un  jeune 
chat  en  colère,  eh!  eh!  —  Que  voulez-vous,  que  faites- 
vous.^  arrêtez  donc,  disait  mistriss  Preston  à  la  fenêtre. 
—  Eh  !  eh  !  eh  !  »  répondaient  TFinkilalaclnvahun  et  ses 
compagnons. 

Tout  fut  saccagé  en  quelques  minutes,  et  les  Indiens 
s'enfoncèrent  dans  les  profondeurs  du  parc.  Preston  sonna, 
prit  des  informations;  on  n'osait  lui  répondre,  on  tergi- 
versait, on  balbutiait;  et  ce  ne  fut  qu'après  de  longs  dé- 
lais qu'il  apprit  la  vérité  dans  toute  son  horrible  étendue  : 
le  serpent  à  sonnettes  n'était  plus  dans  sa  cage! 

«  Les  enfans  sont  sortis,  dit  madame  Preston  avec 
désespoir  / 

—  M.  Rice,  dit  Preston  au  grave  intendant,  qu'y  a-t-il 
à  faire  ? 

—  Il  faut  trouver  le  serpent. 

—  Le  trouver,  je  le  tuerai. 

—  Je  vous  conseille,  monsieur,  de  ne  pas  tuer  ce  bel 
animal:  c'est  le  favori  de  votre  oncle,-  et  un  jeune  homme 
qu'il  aimait  beaucoup,  et  qu'il  devait  instituer  son  héritier 
universel,  a  été  mis  à  la  porte  de  la  maison  pour  avoir 
mal  parlé  du  serpent. 

—  Certainement,    dit  la   pauvre  Lucile  effrayée  de   la 


l54  LE    RETOVn  DU   ÎCABAH. 

tendre  affection  de  M.  Danvers  pour  son  reptile  -,  certai- 
nement un  serpent  est  une  chose  très-curieuse...  mais 
dans  un  jardin  ,  avec  des  enfans  ! 

—  Vous  me  permettrez  de  vous  dire,  continua  le  cal- 
culateur imperturbable ,  vous  me  permettrez  de  vous  dire, 
madame,  que,  selon  toute  probabilité,  il  n'y  a  pas  beau- 
coup de  danger  ce  matin.  Peut-être...  non,  je  ne  crois 
pas  qu'il  doive  avoir  grand'  faim  :  l'appétit  de  cet  animal 
est  très-incertain.  » 

Peut-être  !  quelle  pensée  pour  Lucile  !  La  seule  idée 
de  la  possibilité  suffisait  pour  jeter  le  délire  dans  son 
cœur  maternel.  Elle  s'élance  sans  penser  ni  à  elle-même, 
ni  aux  dangers ,  ni  aux  obstacles  -,  elle  sauvera  son  enfant  ! 
Le  jeune  mari  marche  sur  ses  pas,  saisit  par  une  pré- 
vovance  instinctive  son  fusil  à  deux  coups  qu'il  charge  et 
qu'il  arme ,  et  se  met  à  la  pousuite  du  monstre ,  décidé  à 
le  tuer  sans  merci. 

On  battit  tousles  buissons,  etundesHindousayantdonné 
comme  un  fait  positif  et  d'observation  que  le  serpent  à 
sonnettes  avait  pour  les  fleurs  un  goût  décidé,  on  détruisit 
les  lilas,  on  saccagea  les  plants  de  fraisiers,  on  brisa  les 
rameaux  des  jasmins  et  les  tiges  des  tubéreuses.  Désastre 
inutile  !  deux  heures  s'étaient  écoulées  sans  qu'on  eût  re- 
trouvé l'animal  redoutable. 

Enfin  Preston  aperçut  sous  un  sorbier  une  bonne  d'en- 
fans  assise  avec  ses  deux  filles  :  la  plus  jerne  reposait  dans 
les  bras  de  sa  bonne;  l'autre,  âgée  '^e  deux  ans,  était  à 
quelques  pas.  Le  père  tressaillit  de  joie  et  appella  Fanny  ; 
mais  l'enfant,  au  lieu  de  répondre,  immobile,  l'œil  fixe, 
les  bras  étendus,  semblait  attachée  par  un  pouvoir  surna- 
turel à  l'endroit  où  elle  se  trouvait  \  ses  regards  se  portaient 
vers  un  buisson  voisin  où  quelque  objet  caché  paraissait 
absorber  toute  son  attention.  Son  père  l'appelle  encore  et 


LE  RETOUR  DU  WABAH .  l55 

s'étonne  de  ne  pas  la  voir  accourir  vers  lui  comme  à  l'or- 
dinaire, lui  tendre  ses  petits  bras  et  l'embrasser  avec  joie. 
D'un  air  de  précaution  et  d'un  pas  craintif,  elle  s'avance 
vers  le  buisson 5  Preston  y  jette  les  yeux-,  le  serpent  était 
là  !  replié  sur  lui-même  ,  et  élevant  du  milieu  des  anneaux 
enlacés  de  son  corps  sa  tète  menaçante  et  immobile. 

A  la  vue  du  monstre  dont  l'œil  étincelant  et  fixe  semblait 
d'avance  dévorer  sa  proie  et  l'attirer  par  une  fascination 
irrésistible ,  le  malheureux  père  n'osait  ni  reculer  ni  avan- 
cer 5  la  nourrice ,  qui  venait  aussi  d'apercevoir  le  reptile  , 
était  également  pétrifiée.  Un  frisson  involontaire  saisit 
Preston-,  il  rappelle  d'une  voix  faible  sa  chère  Fanny  : 
vainement,  hélas!  le  bruissement  des  anneaux  du  serpent 
se  fait  entendre  5  Fanny  s'approche  encore.  Que  faire  .-^  en 
tirant  son  coup  de  fusil ,  il  tuera  son  enfant  -,  et  s'il  s'élance 
pour  la  sauver,  peut-être  ne  fera-t-il  que  hâter  sa  mort. 
Cependant  les  feuilles  du  buisson  s'agitent-,  les  replis  du 
monstre  se  développent  ^  ses  sonnettes,  en  redoublant  leur 
frémissement  sinistre,  annoncent  qu'il  se  prépare  à  frap- 
per -,  l'innocente  Fanny  tombe  sur  la  pelouse ,  et  le  serpent 
fait  un  dernier  effort  pour  la  saisir,  lorsque,  prompte 
comme  l'éclair,  Lucile  passe  devant  son  mari,  franchit 
d'un  saut  l'espace  qui  le  sépare  du  buisson  ,  et  enlève  son 
enfant  sous  la  gueule  béante  du  monstre.  Ce  mouvement 
rapide  l'élonne  ^  il  glisse  à  travers  les  branches  en  remuant 
les  écailles  bruyantes  doni  le  sifflement  trahit  sa  colère, 
et  disparaît. 

Vous  qui  avez  des  enfans ,  vous  seuls  comprendrez  la 
situation  et  les  sentimens  de  Preston  et  de  Lucile.  La  jeune 
femme ,  en  bravant  par  instinct  un  horrible  danger ,  en 
connaissait  à  peine  toute  l'étendue  ;  un  mot  de  Preston  le 
lui  révèle ,  et  trop  faible  pour  soutenir  le  choc  des  sensa- 
tions violentes  qui  l'assaillissent  à  la  fois,  elle  dépose  Fanny 


l5G  LE  KETOtU  DV  IVABAH. 

entre  les  mains  de  son  père,  et  tombe  sans  connaissance  à 
ses  pieds.  On  la  porte  chez  elle  :  des  soins  empressés  et  at- 
tentifs la  rendent  à  la  vie  sans  sauver  le  fruit  qu'elle  porte 
dans  son  sein.  Le  soir  même  delà  scène  terrible  que  j'ai 
indiquée ,  mais  que  je  n'ai  pu  décrire ,  cet  enfant  vint  au 
monde  :  c'était  un  garçon  ,  l'objet  du  désir  ardent  du  jeune 
homme,  le  vœu  le  plus  cher  de  son  cœur  !  mais  la  mère 
avait  reçu  une  secousse  trop  violente  \  à  sa  naissance  len- 
fant  n'existait  plus. 

On  poursuivit  la  recherche  du  serpent,  chasse  néces- 
saire et  dangereuse,  qui  fit  diversion  à  la  douleur  dont  ce 
dernier  accident  avait  pénétré  Preston.  On  le  découvrit 
enfin  dans  la  volière  qu'il  venait  de  dépeupler  :  il  s'était 
endormi  dans  cet  état  de  torpeur  profonde  où  le  travail  de 
la  digestion  plonge  ordinairement  les  animaux  de  son 
espèce.  Enhardi  par  une  leçon  aussi  cruelle  ,  Preston  n'hé- 
sita plus  à  déclarer  à  M.  Rice  qu'il  ne  pouvait  garder  chez 
lui  l'hôte  meurtrier  que  lui  avait  envoyé  son  oncle  -,  et  le 
majordome  désappointé  mena  dans  une  ville  voisine  son 
serpent  et  son  coulie ,  bien  résolu  à  déposer  devant  le  tri- 
bunal de  M.  Danvers,  insulté  dans  la  personne  de  son 
représentant. 

Le  mois  s'écoule  :  la  paisible  et  silencieuse  convalescence 
n'est  troublée  par  aucune  catastrophe  ,  à  moins  que  l'on 
ne  veuille  appeler  ainsi  l'irruption  d'une  chèvre  de  Cache- 
mire dans  le  boudoir,  au  détriment  d'un  cabaret  en  porce- 
laine du  Japon  ^  l'évasion  du  singe  perché  sur  une  corniche 
où  personne  ne  pouvait  l'atteindre  ;  et  la  vagabonde  fan- 
taisie d'un  adjudant,  qui  fit  dix  lieues  de  chemin  en  six 
heures ,  et  ne  fut  retrouvé  que  sur  les  dernières  limites 
du  comté.  Cependant  le  plénipotentiaire  en  courroux  , 
M.  Rice,  avertit  M.  Danvers  de  son  exil  forcé  ;  et  le  nabab, 
ou  pour  venger  sa  ménagerie,  ou  par  le  raffinement  d  une 


LE    RFTOm   DU   >.VBAH.  iS" 

poliliquc  féconde  en  caprices,  donna  tous  les  animaux  à 
une  grande  dame  donl  le  cœur  avait  conçu  pour  ces  curio- 
sités monstrueuses  une  passion  violente.  M.  Danvers  don- 
ner! l'action  était  inouïe  :  1  histoire  est  encore  incertaine 
sur  les  motifs  qui  déterminèrent  cette  générosité  sans 
exemple  dans  sa  vie. 

J'ai  déjà  esquissé  le  caractère  du  nabah,  et  les  traits  un 
peu  durs  qui  composent  mon  ébauche  ont  dû  faire  soup- 
çonner les  résultats  nécessaires  de  ses  habitudes  et  de  ses 
penchans;  loin  de  moi  cependant  la  prétention  d'assigner 
des  causes  fixes  à  tous  les  mouvemens  d'une  humeur  si 
quinteuse.  Espérait-il  gagner  par  ce  càdeau  le  mari  de  la 
grande  dame?  personnage  qui  jouissait  d'une  vaste  consi- 
dération -,  mortifier  son  neveu,  ou  faire  parade  dune  mu- 
nificence orientale.-^  Peu  importe,  après  tout:  quels  que 
fussent  ses  motifs ,  il  ne  pouvait  imaginer  rien  de  plus 
agréable  à  la  famille  que  cette  résolution  de  lui  enlever  le 
soin  de  la  ménagerie.  Tout  l'équipage  quitta  Sandown- 
Cottage,  où  il  laissa  des  souvenirs  difficiles  à  effacer;  peu" 
dant  un  séjour  d'assez  peu  de  durée,  il  avait  détruit  les 
plus  chères  espérances  du  maître  de  la  maison,  dévasté  à 
la  fois  potager,  verger,  jardin,  serres  chaudes  et  volière  ; 
blessé  le  jardinier  pour  la  vie  j  et  mis  en  danger  les  jours 
de  Lucile  et  d'une  de  ses  filles. 

M.  Danvers  se  fit  attendre  ,  comme  on  a  coutume  quand 
on  se  croit  important.  ^1"^  Prestou  était  relevée  de  cou- 
ches ;  on  ne  pensait  plus  qu'à  la  réception  de  l'oncle  ,  aux 
moyens  de  lui  faire  oublier  les  mauvais  procédés  de  la  fa- 
mille envers  le  serpent,  et  de  calmer  un  peu  cette  suscepti- 
bilité ,  qui  devait ,  en  dépit  du  portrait  à  Ihabit  gris  de 
perle,  et  de  sa  bonhomie  naive,  le  caractériser  essentielle- 
ment. Après  une  longue  méditation  sur  les  agrémens  de 
ce  portrait ,  la  jeune  femme  se  promit  bien  de  séduire  le 
nabah  ,  de  le  combler  des  plus  douces  attentions  et  d'ef- 


l58  LE  RETOVR  T>V  KABAH. 

facer  de  son  esprit  tout  souvenir  hostile  ,  tout  retour  sur 
le  passé. 

Le  grand  jour  arrive  ^  Theure  fatale  sonne  :  deux  voi- 
tures s'arrêtent  à  la  porte  de  Sandown-(^otlage^  lune,  toute 
brillante  d'or,  renfermait  M.  Danvers  escorté  de  son  fidèle 
Rice.  Deux  Hindous  en  grand  costume,  étaient  suspendus 
sur  le  banc  léger  qui  occupait  le  train  d'arrière-,  des  malles 
et  des  paquets  surchargeaient  1  impériale.  La  chaise  de 
poste  qui  suivait  immédiatement  était  remplie  dune  innom- 
brable quantité  d'objets ,  inutiles  à  tout  autre ,  indispen- 
sables pour  un  Anglo-Hindou  :  instrumens  épilatoires, 
mets bixarres ,  poivres  de  vingt  espèces,  fauteuils  plians  , 
chaises  à  roulettes ,  un  magasin  de  pipes  et  de  houkas ,  un 
appareil  de  bain  ,  et  cœtera ,  et  dix  pages  d'ef  cœtera. 

Pendant  que  l'on  ouvrait  les  portières  et  que  l'on  descen- 
dait le  bagage ,  le  cœur  de  Lucile  battait  de  toute  sa  force,  et, 
dans  sa  délicatesse,  cherchait  à  concilier  les  scrupules  d'une 
jeune  femme  avec  les  devoirs  de  sa  position  envers  un  on- 
cle dont  le  portrait  parlait  en  sa  faveur.  Elle  se  demandait 

s'il  fallait  l'embrasser,  si mais  la  porte  s'ouvre.  Le  voici 

qui  s'avance,  soutenu  par  Preston ,  et  dans  toute  la  ma- 
jesté d'un  sultan  du  Myzore. 

M.  Frumpton  Danvers  ,  parvenu  à  sa  soixante-septième 
année,  avait  le  dos  rond,  le  front  chauve,  les  joues  jaunes, 
les  lèvres  blanches  et  les  dents  noires  :  quelques  cheveux 
gris,  trop  courts  pour  trouver  place  dans  la  petite  queue 
poudrée  qui  battait  sur  son  oreille  gauche  ,  jouaient  libre- 
ment sur  ses  tempes.  Un  habit  bleu  de  ciel,  un  gilet  de 
calicot  jaune  hermétiquement  fermé  ,  une  culotte  courte 
de  nankin  fané  ,  des  bas  couleur  de  safran  et  chinés ,  de 
petites  guêtres  de  nankin  laissant  paraître  une  grosse  boucle 
sur  le  soulier  ,  complétaient  cette  caricature  indienne  , 
dont  Londres  possède  plus  d'un  exemplaire.  Si  mon  lecteur 
est  curieux  de  confronter  le  portrait  avec  l'original  ,  qu'il 


LE  KETOTJR   DU  NABAII.  I  5q 

choisisse  une  belle  journée  crélé  pour  époque  de  ses  obser- 
vations ,  la  place  de  Cavendish  (i)  pour  leur  théâtre  :  il  y 
verra  se  promener ,  suivis  de  leur  armée  d'Hindous,  nos 
seigneurs  transatlantiques,  étalant  tout  à  leur  aise  leurs 
ridicules  et  leur  insolence,  grâce  aux  millions  qu'ils  ont 
acquis. 

Jugez  de  la  surprise  de  Lucile  ;  elle  augmenta  quand 
M.  Danvers  ouvrit  la  bouche.  «  Bien,  bien  ,  madame  (  en 
éloignant  Lucile,  qui  s'était  jetée  dans  ses  bras)^  très- 
bien  ! ...  Et  comment  cela  va-t-il  ?  Eh  ! . .  .'pas  mal ,  hein?. . . 
mais,  diable,  je  vous  croyais  plus  grande.  Votre  mère  m'a- 
vait envoyé  votre  portrait  5  mauvaise  croûte ,  détestable  ! 
ce 'Sont  des  imbéciles  que  tous  les  peintres  !  ch  !  » 

M^^Preston,  qui  comparait  mentalement  le  jeune  homme 
au  teint  frais  et  le  vieux  nabab  au  teint  jaune,  était  tentée 
de  joindre  sa  voix  à  la  condamnation  impertinente  dont  il 
accablait  tous  les  artistes  ;  mais  son  oncle,  sans  lui  laisser 
le  tems  de  placer  un  mot ,  continua  d'un  ton  plus  haut  : 

«  Ainsi ,  madame ,  vous  n'aimez  pas  mes  bêtes ,  eh  ! 
ni  mon  singe  de  Bengalore  !  ni  mes  beaux  oiseaux  !  eh  !  « 

L'attaque  était  brusque  5  Lucile  hésitait  pour  répondre  , 
et  M.  Danvers  poursuivit  : 

«  Qu'est-ce  que  cela  me  fait  ,  madame  ?  Ne  vous 
donnez  pas  la  peine  de  me  faire  des  phrases  ^  je  n'ai  pas 
besoin  de  vos  phrases.  Je  voulais  seulement  que  vous  gar- 
dassiez mes  animaux  -,  c'était  là  tout.  J'espère  que  mes 
gens  vous  auront  payé  la  nourriture.  Il  y  a,  dans  le  monde, 
des  êtres  si  bornés!  Jevousles  aurais  donnés,  moi;  à  présent 
j'en  ai  fait  cadeau;  ça  vous  est  égal  _,  j'en  suis  sur  :  il 
y  a  des  gens  qui  n'aiment  pas  les  serpens  :  chacun  son 
goût  ! 

(i)  Note  du  Tr.  Cavendish- Square;  les  hôtels  qui  entourent  cette  place 
située  dans  le  VP'est—End  Je  Londres ,  sont  en   partie  occupés  par  les  na- 
balis  dont  ]M.  Hood ,  auteur  de  cet  article  ,  relève  si  vivement  1rs  ridicules. 


l6o  LE   RETOIR  DU  KABVU. 

—  Ma  mère,  dit  timidement  Liuile 

—  Sotte  que  votre  mère  -,  j'ai  grand'  peur  que  sa  fille 
ne  vaille  pas  mieux  qu  elle.  Moi,  je  le  lui  ai  toujours  dit  -, 
je  suis  franc,  et  elle  ne  croyait  que  moi... 

—  Mais,  monsieur,  interrompit Preston... 

—  Monsieur ,  monsieur  ,  pas  de  bruit  !  Quand  vous 
m'aurez  connu  plus  long-tems,  peut-être  me  connaîtrez- 
vous  mieux.  Je  ne  fais  pas  plus  de  cas  du  serpent  que  d'un 
cowrie  (i),  voyez-vous  ?  Je  ne  sais  qu'en  faire  5  sans  cela 
je  n'aurais  jamais  pensé  à  vous  les  donner  5  entendez-vous? 
c'est  clair...  Et  vous  vous  appelez  Lucile  ,  eh  ! 

—  C'est  mon  nom ,  monsieur. 

—  Ah  ça!    vous  êtes  accouchée  d'un  enfant,  mort  5 

dites  donc  ? Rice  m'a  embrouillé,  je  ne  sais  quel  diable 

de  conte  sur  mon  serpent,   sur  votre  enfant.   Billevesée  ! 
qu'y  a-t-ilde  commun  entre  votre  enfant  et  mon  serpent.^» 

Lucile  était  accablée  de  cette  brusque  et  grossière  élo- 
quence. Preston,  vovant  son  trouble,  répondit  pour  elle 
que  le  serpent  avait  été  sur  le  point  de  tuer  une  de  leurs 
filles. 

«  Pst  !  bêtise  !  niaiserie  !  histoire  !  Je  n'en  crois  pas 
^' un  mot  !  Vous  allez  me  dire  aussi  que  le  regard  de  mon  ser- 
pent fascine  et  tue  sur  la  place,  eh  ! 

—  Je  ne  sais,  monsieur,  si  le  fait  est  exact  -,  le  célèbre 
docteur  Mead  (2)  l'a  soutenu... 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  le  docteur  Meal  ?  Qu'a-t-il 
à  faire  ici ,  le  docteur  Meal  ?  Je  vous  en  prie ,  ne  parlons 
plus  de  ça...»  Après  une  pose  :  «  Elle  n'est  pas  mal,  votre 
maison!  des  estampes!  des  statues!  mauvais!  mauvais! 
colifichets  !  Jigamarle  (i)  /...  Combien  louez-vous  cela  ? 

(i)  Petite  monnaie  des  Indes. 
(■1)  Célèbre  me'defin. 

(3)  Mol  hindou ,    qnc  les  Anglais  établis  dans  l'Inde  cmploieiil  ronin  t- 
cx[iresslon  de  inrjuis. 


LE   RETOt'R   DU  ^•ABAII.  l6l 

—  J'ai  acheté  la  maison  ;  je  l'ai  décorée  moi-même , 
selon  mon  goût. 

—  Ah!  on  a  du  goût  !  eh!  »  Puis,  caressant  familiè- 
rement le  menton  de  Lucile.  «  Et  vous ,  a-l-on  du  goût 
aussi ,  eh  ? 

—  Monsieur,  répondit  Lucile  hlessée  de  tant  de  mau- 
vais ton  et  d'impolitesse,  nous  avons  ici  la  paix  et  nous 
vivons  heureux  l'un  par  l'autre. 

—  Des  sermons  !  Pst  !  vous  prêchez,  la  helle  ?  Ah  çà, 
comment  passez-vous  votre  tems  tous  deux?  Je  ne  vois  pas 
de  tables  d'écarté.  Avez-vows  un  billard  ?  eh  1 

—  Nous  ne  jouons  pas  ordinairement  aux  cartes  ,  mon- 
sieur. 

—  Ah  !  vous  ne  jouez  pas  aux  cartes  !  Eh  bien,  bon 
soir ,  dans  ce  cas  là  !  Je  serais  resté  six  semaines  chez  vous  -, 
mais  c'est  fini  -,  une  maison  où  on  ne  joue  pas  aux  cartes  ! 
J'aimerais  autant  ne  jamais  fumer  que  ne  pas  jouer  !  » 

Lucile  vit ,  d'un  coup-d'œil,  tout  le  malheur  qui  la  me- 
naçait. Fumer!  transformer  sa  maison  ,  si  propre,  si  bien 
tenue,  en  estaminet  et  en  tabagie!  Elle  se  tut,  et  son  mari, 
tout  aussi  effrayé  qu'elle ,  reprit  : 

«  Nous    trouverons  aisément    moyen   de   faire    votre 
partie  de  whist,  monsieur. 

—  A  la  bonne  heure-,  je  suis  à  vous  pour  un  mois.  Je 
m'en  vais  me  déshabiller.  Ah  çà,  à  quelle  heure  avez-vous 
dîné  aujourd'hui? 

—  Nous  n'avons  pas  encore  diné  ,  dit  Li>cile. 

—  Pas  encore  !  il  est  près  de  six  heures  !  Qu'est-ce  que 
vous  me  dites  là? 

—  Mon  oncle,  à  quelle  heure,  demanda  la  jeune  femme, 
dînez -vous  ordinairement? 

—  A  trois  heures,  madame,  ou  pas  du  tout.  Je  ne  dé- 
jeune pas,   ce  n'est  pas  mon  habitude.  Je  me  moque  de  la 

XV.  1  i 


162  I.E   RETOUR  DU  KABAH. 

mode.  Quand  ils  ont  voulu  dîner  à  cinq  heures,  à  Cal- 
cutta, tout  a  été  perdu.  La  nuit  n'est  pas  faite  pour  manger, 
mais  pour  jouer  aux  caries  ,  entendez-vous  ? 

— Nous  réglerons,  à  votre  gré,  les  heures  de  nos  repas, 
dit  Preston  -,  et  je  suis  certain  que  vous  vous  trouverez  bien 
chez  nous  ,  dès  que  nous  saurons  quelles  sont  vos  habi- 
tudes. 

—  Vous  êtes  fort  aimable,  mon  neveu  5  ah  çà  ,  condui- 
sez-moi à  ma  chambre,  s'il  vous  plaît  -,  je  vais  changer  de 
linge  :  vous  me  verrez  ici  dans  deux  secondes.  Et  vous,  la 
belle  ,  ajouta  le  nabah  en  se  retournant  vers  I^ucile,  vous 
songerez  aux  cartes  ?  et  nous  nous  retrouverons  ,  eh  !  » 

En  disant  ces  mots  ,  il  sortit ,  suivi  de  Preston ,  qui  lui 
indiqua  le  chemin.  L'étrange  et  grossier  personnage  avait 
à  peine  monté  trois  degrés,  qu'il  s'arrêta  ,  tourna  la  tête,  et 
dit  au  jeune  homme,  en  riant  assez  haut  :  «  Eh  !  eh  !  vous 
croyez  votre  femme  jolie!  vous  vous  trompez,  c'est  moi 
qui  vous  en  avertis.  » 

Preston  était  blessé  dans  ses  sentimens  les  plus  intimes 
et  les  plus  tendres.  Révoquer  en  doute  les  agrémens  de  sa 
femme  !  il  ne  l'aurait  pardonné  à  personne  5  mais  c'était  son 
oncle  ,  le  protecteur  futur  de  sa  famille  ;  il  se  tut. 

Le  nabah  resta  dans  sa  chambre^  Preston  se  garda  de 
communiquer  à  Lucile  l'aimable  confidence  que  son  oncle 
venait  de  lui  faire.  Mais  l'embarras  de  la  famille  augmen- 
tait à  chaque  instant.  Comment  monter  la  partie  de  whist? 
Lucile  n'y  entendait  rien,  et  M.  Tuwit ,  le  chirurgien ,  ne 
devait  venir  que  pour  dîner.  Si  Lucile  essayait  de  jouer, 
elle  ne  pourrait  s'empêcher  de  commettre  faute  sur  faute  , 
école  sur  école,  et  d'allumer  l'ire  terrible  du  nabah.  D'ail- 
leurs un  Anglo-Hindou  joue  gros  jeu,  et,  pour  plaire  à  un 
oncle  maniaque  ,  était-il  nécessaire  de  dépenser  en  une 
heure  son  rcvciui  de  six  mois  ?  Au  milieu  de  tant  de  di- 


LE    RETOfR   Dr   aABAH.  l63 

lemines  cmbarrassans,  M.  Dan  vers  descend  et  M.  Tmvit  le 
chirurgien  arrive  ^  Preston  et  Lucile  font  les  honneurs  de 
leur  salon. 

«  Comme  cela  sent  la  cuisine,  eh  !  s'écria  le  vieillard 
en  entrant  dans  la  salle.  Je  déteste  ces  cuisiniers,  et  leurs 
ragoûts  ,  et  leurs  sauces  du  diable.  C'est  votre  dîner,  je 
suppose.  Ah!  çà,  vous  dînez  à  de  belles  heures!  c'est  égal, 
je  suis  bon  enfant-,  dînez,  je  vais  m'asseoir  et  je  vous  re- 
garderai manger.  »  Il  s'assied  à  ces  mots,  et  tire  sans  céré- 
monie un  cordon  de  sonnette.  Un  laquais  se  présente. 

«  L'ami ,  tu  diras  à  mon  intendant  Rice ,  de  m'en- 
voyer  Swalbawhaljié  ,  avec  les  boîtes,  le  houka  et  les  trois 
pipes.  Ma  petite  demoiselle,  avec  votre  permission,  je  me 
donnerai  le  plaisir  de  fumer  une  ou  deux  pipes,  eh  !  Le  ta- 
bac ,  vous  savez!  c'est  ma  vie  à  moi  !  vous  pouvez  dîner 
vous  autres-,  ne  faites  pas  attention  à  moi-,  j'aime  que  l'on 
se  mette  à  son  aise.  » 

Enfin  l'on  annonce  le  dîner  ^  M.  Danvers  prend  sa  nièce 
par  la  main,  la  place,  ou  plutôt  l'enfonce  dans  son  fau- 
teuil, fait  approcher  trois  chaises  pour  son  usage  personnel, 
étend  ses  pieds  sur  l'une,  pose  son  houka  sur  la  seconde, 
et  s'assied  sur  la  troisième.  Etablissement  assez  incommode 
pour  les  dîneurs  qui  n'étaient  pas  à  un  demi-pied  de  dis- 
tance du  fumeur  et  des  tourbillons  aromatiques  que  sa 
bouche  exhalait  de  minute  en  minute.  Un  spectateur  dé- 
sintéressé eût  ri  de  voir  marcher  sur  une  ligne  parallèle , 
comme  disent  les  géomètres ,  la  double  opération  à  laquelle 
se  livraient,  l'Indien  d'un  côté,  les  convives  de  l'autre.  Il 
eût  admiré,  surtout,  l'aisance  parfaite  avec  laquelle  M.  Dan- 
vers accomplissait  toutes  ses  évolutions,  sans  j.enser  le 
moins  du  monde  à  ce  qu'elles  pouvaient  avoir  de  révol- 
tant pour  ceux  qui  l'entouraient  :  nonchalance  digne  d'un 
monarque ,  et  qui  mit  un  frein  aux  plus  robustes  appéùts. 

Bientôt  une  vapeur  épaisse  remplit  la  salle  :  elle  )>énè- 


lG4  LE  RETOUR  DU  KABAH. 

tre  touà  les  mets,  se  mêle  à  la  savear  du  vin,  saisi!  M"'Pres- 
ton  à  la  gorge,  et  étouffe  le  pauvre  Tu^Yit.  Maîtres,  con- 
vives, laquais  ,  tout  le  monde  tousse  ;  le  nabah  est  sourd, 
et  il  aspire  et  expire  gravement  sa  centième  bouffée. 

La  pauvre  Lucile,  incapable  de  supporter  long-tems  le 
bain  de  vapeurs  auquel  la  soumettait  son  oncle,  se  leva  de 
table  avant  le  dessert  -,  les  autres  convives  se  hâtèrent  de 
terminer  le  repas  et  l'on  passa  dans  le  salon ,  où  la  table 
du  whist  était  déjà  couverte  de  paquets  de  cartes  et  de  je- 
tons. ÎNI.  Tuwit  fit  la  partie  de  l'oncle  ,  et  tout  allait  assez 
bien  jusqu'au  moment  funeste  où  le  chirurgien ,  soit  igno- 
rance ou  distraction ,  fit  une  faute  qui  changea  le  calme  en 
orage.  Il  avait  dit  :  atout,  lorsqu'il  aurait  du  se  taire.  Aus- 
sitôt ,  habitué  à  commander  à  ses  coulies ,  le  nabah  se  lève, 
renverse  sa  chaise  ,  lance,  comme  une  gerbe  d'artifice,  ses 
cartes  qui  volent  au  loin  dans  toutes  les  directions  :  un 
torrent  d'injures  grossières  s'échappe  de  ses  lèvres  trem- 
blantes. Jamais  le  joli  salon  de  Preslon  n'avait  été  témoin 
d'une  scène  pareille. 

Le  chirurgien ,  accoutumé  à  parler  à  des  visages  plus 
polis,  était  sur  le  point  de  répondre  à  la  fureur  du  vieil- 
lard par  une  fureur  égale  :  mais  Lucile  s  interposa  entre 
les  combattans,  représenta  l'ùge  de  son  oncle,  ses  infir- 
mités ,  les  égards  qu'on  lui  devait  \  Preston  se  joignit  à  elle, 
excusa  sa  vivacité  en  faisant  l'éloge  de  son  cœur.  Enfin  le 
bon  ^L  Tuwit  ne  poussa  pas  la  chose  plus  loin  ,  et,  quand 
la  bourrasque  fut  passée,  il  accepta  même  l'invitation  de 
Preston  pour  le  lendemain. 

C'est  un  personnage  difficile  à  satisfaire  qu'un  nabah.  Il 
trouva  son  lit  trop  haut,  ses  chaises  trop  basses,  ses  fau- 
teuils trop  étroits;  on  clvangea  tout  cela.  L'escalier ,  d'ail- 
leurs fort  doux  à  monter,  lui  parut  pénible  -,  on  lui  sacrifia 
l'élégant  parloir  du  rez-de-chaussée.  La  fenêtre  était  trop 
liante  \  on  r.ibaissn.  L'ottomane  était  trop  courte-,  les  ta- 


LE  UF-TOVR  DC  >AUAn.  l65 

pissiers  se  mirent  à  l'ouvrai^c.  Lucilc  surveillait  tout  , 
multipliait  les  soins  délicats  ,  les  attentions  fines  -,  oubliait 
tout,  excepté  son  cher  oncle,  et  ne  se  plaignait  de  rien. 
Les  domestiques  de  M.  Danvers  et  ceux  de  la  maison 
étaient  en  querelles  journalières  j  Lucile  les  réconciliait , 
se  portait  arbitre  de  ces  différens,  et  (nous  devons  l'avouer) 
donnait  fort  souvent  tort  à  ses  gens  :  tant  les  personnes  les 
plus  aimables  et  les  plus  généreuses  ont  de  pencbant  à  sa- 
crifier la  justice  même  à  leur  idolâtrie  de  l'opulence  :  tant 
M"^  Preslon  crovait  devoir  d'égards  à  l'homme  énormé- 
ment riclie  ,  dont  la  condescendance  daignait  s'abaisser 
jusqu'à  porter  chez  elle  l'enBui ,  le  désordre  et  le  ravage  ! 
On  vit  affluer,  chez  les  Prestons,  tout  ce  que  le  voisi- 
nage avait  de  petits  gentilshommes,  de  marchands,  d'em- 
ployés aux  douanes  ,  de  médecins  et  de  gens  de  loi.  Il  fal- 
lait que  le  whist  du  nabab  ne  manquât  jamais  de  partenaires-, 
et,  comme  cette  partie  si  importante  n'était  pas  un  jeu  , 
mais  un  champ  de  bataille,  comme  sa  mauvaise  humeur  et 
ses  eraportemens  contre  ceux  qui  le  gagnaient  prenaient 
toutes  les  formes  de  la  vitupération ,  voire  même  de  l'apos- 
trophe directe  et  des  voies  de  fait ,  il  devenait  difficile  de 
fournir  chaque  jour  à  M.  Danvers  de  nouvelles  victimes. 
Lucile,  qui  s'était  tenue  sur  la  réserve  auprès  de  ses  voi- 
sins, fut  forcée  de  les  inviter  tour  à  tour,  jusqu'aux  plus 
humbles  ;  gens  fort  aimables,  dont  les  moitiés  et  les  filles  ne 
brillaient  guère  dans  un  salon  et  dans  un  boudoir.  Quand 
un  de  ces  pauvres  conviés  avait  une  fois  subi  les  fureurs  de 
rx\nglo-Hindou  ,  il  se  promettait  bien  qu'on  ne  l'y  repren- 
drait plus  ;  en  peu  de  jours,  tous  les  joueurs  de  whist ,  à 
une  lieue  à  la  ronde ,  se  trouvèrent  hors  de  combat,  et, 
comme  dans  ces  contes  arabes  où  un  dragon  dévore  chaque 
jour  un  enfant  que  les  habitans  des  villes  lui  apportent,  on 
vit  bientôt  Preston  et  sa  femme  se  demander  avec  chagrin 


ibO  LE  RETOX.R  DV  KABAII. 

quel  malheureux  ils  pourraient  encore  sacrifier  à  leur 
oncle. 

Cet  oncle  formidable  avait  produit  une  révolution  to- 
tale dans  les  mœurs  de  la  petite  république  dont  je  fais 
("histoire.  Tout  était  sens  dessous  dessous  :  les  enfans,  que 
Lucile  amusait  et  soignait  toute  la  journée ,  étaient  relé- 
gués dans  la  chambre  de  leurs  bonnes  ;  le  déjeuner  paisible, 
le  repas  du  soir ,  la  pêche ,  la  chasse,  la  lecture  ,  la  mu- 
sique ,  tous  les  plaisirs  qui  enchantaient  la  vie  de  Preston 
avaient  disparu.  Ou  déjeunait  à  la  hâte ,  on  dînait  à  trois 
heures.  Les  personnes  invitées  chez  nos  héros  étaient  forcées 
de  se  régler  à  leur  tour  sur  l'heure  qui  convenait  au  na- 
hah  ;  et  l'influence  des  bizarreries  de  ce  grand  personnage 
l)ouleversait  ainsi ,  non-seulement  Sandown-Cottage,  mais 
toutes  les  habitudes  des  ménages  d'alentoui-. 

En  un  mot,  si  le  grand  serpent  du  nabah  avait  causé  aux 
époux  une  juste  frayeur,  le  nabah  lui-même ,  par  l'impé- 
rieuse singularité  de  ses  caprices ,  les  faisait  vivre  dans  une 
contrainte  de  tous  les  momens,  dans  un  supplice  perpé- 
tuel, plus  fatigant  peut-être  qu'une  grande  douleur.  Per- 
sonne ne  se  doute  encore  du  résultat  de  cette  résidence  de 
M.  Dan  vers  chez  sa  nièce,  et  de  la  récompense  que  l'oncle 
réserve  aux  martyrs  de  sa  fortune.  Je  pourrais  tenir  en 
suspens  la  curiosité  de  mes  lecteurs  et  leur  ménager  adroi- 
tement le  bonheur  de  la  surprise  :  mais  mon  histoire  est 
véridique  j  loin  de  moi  les  artifices  et  les  ressources  de  l'art. 

11  y  avait,  parmi  les  espèces  dont  Preston  avait  con- 
voqué la  foule  pour  les  menus-plaisirs  de  son  oncle,  une 
demoiselle  bruvante ,  riante,  coquette,  laide,  vulgaire,  et 
prodigue  de  toute  la  magnificence  de  sa  parure  provin- 
ciale. Sally  Podgers,  aux  yeux  gris,  au  teint  noir,  aux  che- 
veux crépus,  à  l'embonpoint  remarquable,  était  la  fille 
(•adetlcdc  M.  Podgers,  marchand  en  détail,  retiré  du  corn- 


LE   KETOVR  VV  ^AT;AH.  l6y 

merce  5  cette  nymphe  (  lecteur,  ceci  entre  vous  et  moi) 
avait  formé  ,  dès  l'arrivée  de  M.  Danvers  à  Sandown-Cot- 
lage,  le  projet  hardi  de  conquérir  sa  fortune  et  son  cœur. 

Le  projet  était  nohle ,  mais  n'était  point  sans  obstacle. 
Un  officier,  en  garnison  dans  le  voisinage ,  avait  offert  ses 
vœux  à  Sally  Podgers,  qui  ne  les  avait  point  repoussés. 
Comment  parvint-elle  à  concilier,  avec  les  intérêts  de  son 
amant,  les  intérêts  de  sa  propre  ambition  ?  C'est  encore  là 
un  de  ces  faits  obscurs  qui  s'offrent  dans  les  annales  de  tous 
les  peuples ,  et  dont  les  causes  restent  cachées  5  je  ne  me 
donne  ni  pour  le  confesseur  de  miss  Podgers,  ni  pour  un 
Machiavel,  ni  pour  un  Tacite.  On  a  prétendu  (et  je  me  con- 
tente de  le  répéter  ici  pour  mémoire  )  que  l'officier ,  de 
connivence  avec  sa  fiancée,  voulut  bien  attendre  les  fruits 
probables  d'une  si  magnifique  union ,  et  que  l'espérance  du 
prochain  décès  de  M.  Danvers  offrit,  aux  deux  amans,  une 
perspective  qui  calma  les  regrets  de  l'un  et  de  l'autre ,  et 
leur  fit  entrevoir  la  possibilité  de  se  remarier  ensemble  et 
de  mettre  à  profit  ses  dépouilles. 

Sans  trop  approfondir  ces  mystères,  arrivons  au  dénoue- 
ment. Folie,  chez  la  jeunesse,  a  son  excuse  et  ses  bornes  ; 
chez  les  vieillards,  toute  folie  est  sans  limites,  par  cela 
même  qu'elle  est  impardonnable.  M"*  Podgers  flatta,  ca- 
ressa si  bien  le  nabab ,  qu'elle  trouva  le  chemin  de  sa 
bourse  et  de  ses  affections  les  plus  tendres.  Un  secret  or- 
gueil enfla  son  cœur  5  elle  captait  son  opulence  ,  il  la 
croyait  charmée  de  sa  personne.  On  le  vit  reprendre  des 
airs  de  jeunesse,  fredonner  un  fragment  d'antique  chan- 
son ,  quitter,  de  tems  à  autre ,  sa  partie  de  whist  chérie  -, 
s'asseoir  auprès  du  piano,  lorsque  miss  Sally  jouait,  hors 
de  mesure,  une  contredanse  commune  ^  notez  ici  que  la 
musique  était ,  depuis  son  enfance,  l'objcît  de  sa  plus  vé- 
hémente antipathie,  et  reconnaissez  l'influence  de  l'amour, 
ou,  si  vous  l'aimez  mieux,  celle  de  l'amour-propre. 


l68  LE  ÏIETOUR  DU  KABAH. 

Pour  dernier  terme  de  la  faveur  dont  M^^^  Podgers  avait 
atteint  le  plus  haut  point,  le  nabah  s'invita  lui-même  à 
dîner  chez  M.  Podgers  le  père ,  remarquable  condescen- 
dance, digne  d'être  à  jamais  citée  dans  les  annales  de  sa 
vie.  Alors  Preston  et  sa  femme  commencèrent  à  ouvrir  les 
yeux  :  miss  Podgers  redoublait  de  coquetterie  -,  l'oncle  de- 
venait toujours  plus  tendre-,  cette  fantaisie  du  vieillard  les 
amusa,  sans  que  l'idée  d'un  mariage  approchât  de  leur 
pensée.  Si  le  nabah  allait  dhier  chez  son  excellent  ami 
M.  Podgers  (comme  il  l'appelait),  c'était  pure  bonhomie,  di- 
sait Preston  ;  ouverture  de  cœur,  compensation  trop  juste 
pour  les  invectives  dont  jM.  Danvers  avait  accablé  la  veille 
même  cet  excellent  ami,  qui  lui  avait  gagné  deux  ou  trois 
parties. 

Rien  de  tout  cela:  au  lieu  de  Tamende  honorable  que 
les  époux  imaginaient,  c'était  l'hymen  de  leur  oncle  qu'on 
allait  débattre  autour  de  la  soupière  fumante  et  remplie 
du  punch  au  gin  du  marchand  en  retraite^  c'était  là,  près 
de  cet  autel,  dont  les  libations  avaient  plus  d'une  fois  fait 
chanceler  sur  son  trône  la  raison  du  nabah,  que  le  grand 
coup  allait  être  porté.  Là  devait  se  faire  la  déclaration  du 
millionnaire-,  là  miss  Sally  devait  rougir,  hésiter,  accep- 
ter,  recevoir  timidement  la  foi  jurée  et  sceller  son  alliance 
par  un  baiser  tendre  et  pudique.  Hélas  î  pauvre  Lucile! 
imprudent  Francis,  était-ce  pour  cela  que  vous  avez  livr('' 
votre  maison  aux  animaux  de  proie  ,  le  repos  et  le  bonheur 
de  votre  existence  aux  lubies  d'un  vieillard  bourru,  vos 
serins  et  vos  perroquets  au  serpent  à  sonnettes,  vosguinécs 
aux  tapissiers,  et  votre  salon  à  tous  les  campagnards  d'a- 
lentour? 

u  Ah  !  çà  ,  dit  le  lendemain  matin  le  nabah  aux  époux 
^  qui  déjeunaient  sous  ses  yeux;  monsieur  Preston  et  miss 
Lucile,  vous  êtes  terriblement  las  de  m'avoir,  hein? 

—  Oh  1  mon  oncle  ,  dit  Lucile  ,  mon  cher  oncle. . . 


LE  RETOrn  DV  KABAH.  169 

—  Pas  d'amphigouri,  pas  de  contes!  je  connais  les 
hommes.  Ce  n'est  pas  pour  ce  qu'il  est ,  mais  pour  ce  qu'il 
a ,  qu'on  fait  des  avances  et  des  mamours  à  un  vieux  bon- 
homme comme  moi  :  c'est  riiéritage,  Ihéritage...  eh! 
entendez-vous?  » 

On  entendait  trop  clairement  pour  répondre  5  et  Preston, 
revenant  de  sa  première  surprise,  mais  rougissant  un  peu  : 

«  C'est  partir  bien  vite,  mon  oncle,  dit-il  :  est-ce  que 
quelque  chose  vous  aurait  déplu  ici?  » 

Le  ton  de  l'oncle  s'adoucit  alors  un  peu  :  «  Non ,  vrai- 
ment, vous  avez  fait  de  votre  mieux-,   c'est  vrai. 

—  Qu'est-il  donc  arrivé,  mon  oncle?  demanda  Lucile. 

—  Mordieu!  madame,  vous  ne  le  saurez  que  trop  tôt: 
pas  tant  de  précipitation  !  ça  vous  étonnera  ,  j'en  suis  sûr. 
Tout  le  monde  ne  trouvera  pas  ma  vieillesse  aussi  insup- 
portable que  vous  pensez  !  » 

Il  appuya  cet  étrange  discours  d'un  regard  complaisam- 
ment  jeté  sur  le  miroir  et  d'un  petit  coup-d'œil  donné  sur 
cette  queue  dont  j'ai  parlé  ,  et  qui  était  sujette  par  son  exi- 
guïté à  se  replacer  au-dessus  de  l'oreille  au  lieu  de  rester 
sur  l'épaule, 

«  Je  crains  que  les  enfans  ne  vous  aient  dérangé,  reprit 
madame  Preston. 

—  Les  enfans!  je  les  adore!  pauvres  petits!  peut-être 
moi-même  en  aurai-je  un  jour  quelques-uns.  » 

Silence  après  cette  déclaration  :  Lucile  et  Preston  se  re- 
gardaient avec  surprise. 

«Marie,  dit  Lucile  à  une  femme  de  chambre  qui  tra- 
versait la  chambre  ,  apportez-moi  ma  corbeille  à  ouvrage. 

•^-  Oui ,  la  corbeille;  j'y  pense  aussi  moi,  s'écria  le  na- 
bab, en  riant  aux  éclats  du  misérable  jeu  de  mots  qui  n'é- 
tait entendu  que  de  lui  seul  5  la  corbeille  !  c'est  pour  cela 
que  je  vais  à  Londres.»  Lair  de  triomphe,  le  sourire  de  sa- 
tisfaction,  les  çoups-d'œil  donnés  à  la  glace,   toutes  les 


i'JO  LE  RETÛLR  DU  KABAH. 

manières  de  l'oncle  augmentaient  l'étonnement  des  as- 
sis tans. 

Il  appartient  aux  femmes  de  donner  les  mots  des  énigmes 
d'amour  :  dès  qu'il  est  question  de  mariage ,  d'afFaireg  de 
cœur,  leur  tact  est  sûr;  un  instinct  secret  les  conduit  ;  il 
n'y  a  point  de  mystères  pour  elles  ^  elles  pressentent  une 
liaison  ,  une  rupture  ,  un  raccommodement  ^  c'est  un  don 
accordé  à  leur  sexe,  refusé  au  nôtre.  Lucile,  toute  naïve 
qu'elle  fût,  pénétra  rapidement  le  fonds  de  ce  mystère: 
l'idée  paraissait  absurde  ;  si  Lucile  eût  confié  sa  découverte 
à  Preston,  il  se  serait  moqué  d'elle  j  il  ignorait  combien  sa 
haute  sagesse  était  inférieure  à  la  sagacité  de  sa  femme. 

Cependant  Rice  apporte  et  remet  entre  les  mains  de 
M.  Danvers  un  petit  billet  plié  angulairement,  qui  paraît 
exciter  toute  son  attention  ^  il  sort  aussitôt,  appuyé  sur 
Rice,  l'air  préoccupé,  et  rentre  dans  son  cabinet.  Quel 
important  message  exige  une  si  prompte  réponse  ?  Un  do- 
mestique desservait  alors ,  et  Lucile  lui  demanda  qui  avait 
apporté  cette  lettre.  «  Une  femme  de  chez  M.  Podgers, 
répondit  le  domestique.  » 

Ces  mots  sont  un  trait  de  lumière  pour  Lucile  :  elle  se 
rappelle  les  tendres  empressemcns  de  Sally  Podgers  -,  chan- 
sons ,  coquetteries ,  agaceries  ,  sourires ,  dîner  chez  M.  Pod- 
gers ,  tout  ce  qui  peut  Téclairer ,  tout  ce  qui  doit  confir- 
mer ses  soupçons  traverse  son  espoir  troublé.  Tel  Macbeth 
voyait  apparaître  dans  la  caverne  la  terrible  succession  des 
fantômes.  O  vision  formidable  !  les  héritiers  de  M.  Dan- 
Vers  s'élèvent  menaçans  entre  elle  et  ses  espérances! 
A  peine  le  domestique  s'est  retiré ,  qu'elle  communique  à 
Preston  tous  ses  doutes,  toutes  ses  pensées.  Il  hésite  d'a- 
bord et  ne  peut  l'écouter  sans  rire  ^  mais  elle  accumule 
preuve  sur  preuve  ,  induction  sur  induction  ,  finit  par  ren- 
verser le  scepticisme  de  son  mari  et  par  le  convaincre  de  la 
vérité  de  ses  remarques.  Jamais  il  ne  donna  des  regrets 


LE  RETOUR   Dr  &'ABAH. 


plus  vifs  que  dans  ce  moment  lucide  à  Tëlat  de  sa  maison  , 
à  la  solitude  de  sa  volière  ,  au  délabrement  de  son  verger, 
même  à  la  perte  de  son  fils,  perte  que  d'ailleurs  sa  femme 
semblait  prèle  à  réparer  sous  peu  de  tems. 

Au  surplus ,  bientôt  leurs  méditations  furent  suspendues 
par  le  retour  de  l'objet  de  ces  méditations  mêmes  ,  qui  se 
hâta  de  déclarer  à  ses  hôtes  que  son  départ  aurait  lieu  à 
une  heure. 

«  Décidément,  ditLucile. 

—  Décidément.   Je  vais  d'abord   à   Londres;    ensuite 

j'irai ma  foi.  je  ne  sais  où  :  cela  ne  dépendra  plus  de 

moi. 

—  Et  de  qui  donc  ?  interrompit  malignement  madame 
Preston,  dont  l  esprit  féminin  n'aurait  point  laissé  tomber 
cette  balle  sans  la  relever. 

—  D'une  personne,  madame,  dont  lavis  me  sera  de  la 
plus  haute  importance. 

—  En  vérité  ? 

—  En  vérité  -,  parole  d'honneur.  Il  ne  s'agit  plus  de 
tourner  autour  du  pot.  En  deux  mois  comme  en  cent,... 
je  me  marie.  Eh  !  entendez-vous  ?  Est-ce  clair  !  Voilà  tout  ! 
Qu'en  dites-vous?  Si  vous  aviez  eu  un  garçon ,  je  l'aurais 
adopté  peut-être  -,  mais  vous  n'avez  que  des  filles  ,  comme 
vous  savez  ;  le  garçon  n'a  pas  eu  lesprit  de  vivre,  eh  ?  » 

C'était  là,  comme  dit  Shakspeare,  un  coup  d'estoc 
inattendu,  qui  frappa  au  cœur  mes  deux  jeunes  gens,  et 
leur  ôta  la  force  même  de  répondre  à  cette  cruelle  atlaque. 

«  Vous  vous  mariez?  s'écria  Preston  ,  après  une  pause. 

—  Je  me  marie.  Certainement  je  me  marie.  Et  vous, 
est-ce  que  vous  ne  vous  êtes  pas  marié,  eh  ? 

—  Si,  mon  oncle 5  mais...  !  mais  ! 

—  Mais  cela  vous  dérange,  eh?jMes  enfans  vous  effraient, 
n'est-ce  pas  ?  Cela  vous  renvoie  à  tous  les  diables  et  j'en 
suis  bien  uise.  Ecoulez-moi,  mon  beau  monsieur.  Jamais 


1-Q  LE  KETOrR  DU  NABA.H. 

je  ne  laisserai  ma  fortune  à  un  dissipateur,  à  un;  prodigue, 
à  un  écervelé  comme  vous  éles.  Comment!  depuis  que  je 
suis  ici,  vous  avez  eu  tout  le  comté  à  votre  table  -,  on  a  joué 
ici  un  jeu  d'enfer  5  danse,  musique,  festins,  on  n'en  finissait 
pas  :  la  maison  n'a  pas  désempli.  Si  l'on  vous  faisait  cadeau 
de  la  dette  publique,  vous  trouveriez  moyen  de  la  dé- 
penser. » 

Ici  la  barbarie  de  l'oncle  allait  jusqu'à  l'atrocité.  C'était 
pour  lui  seul  que  toute  celte  dépense  extraordinaire  avait 
eu  lieu  ;  on  avait  sacrifié  à  ses  plaisirs  le  repos  et  l'an- 
cienne économie  de  la  famille  ;  et  les  folies  qu'on  avait 
faites  afin  de  lui  plaire  devenaient  la  base  de  l'accusation. 
L'infortuné  Preslon  se  taisait. 

«  Et  vos  enfans  !  continuait  l'oncle  -,  perchés  au  grenier 
comme  des  lapins  en  cage ,  confiés  à  des  bonnes  et  à  des 
servantes  ,  pendant  que  maman  fait  sa  toilette ,  s'étend  sur 
un  sofa,  et  caquette  avec  le  tiers  et  le  quart. 

—  Mon  cher  monsieur ,  dit  Lucile  d'une  voix  un  peu 
altérée  ,  nous  avons  eu  peur  que  le  bruit  des  enfans  ne  vous 
fût  incommode. 

—  Contes ,  niaiseries  !  j'aime  les  enfans  ,  je  les  adore  , 
moi.  INIais  non ,  cela  vieillit  les  mères  !  Et  puis  c'est  si  com- 
mun d'avoir  l'air  d'aimer  ses  enums  ! 

—  Et  dites-nous ,  je  vous  prie ,  mon  oncle,  lui  demandît 
Lucile  avec  un  sourire  où  se  mêlait  l'amertume  et  la  galle  , 
quel  est  l'heureux  objet  de  votre  choix?  Personne  du  voisi- 
nage, à  ce  que  je  présume. 

—  Tous  présumez!  Et  bien,  madame,  vous  avez  tort 
de  présumer.  C'est  quelqu'un  du  voisinage.  Une  personne 
très  -  aimable ,  très-spiri-tuelle  ,  qui  a  des  talens  et  qui  ne 
prend  pas  de  grands  airs.  Eh  !  comprenez-vous? 

—  Je  ne  devine  pas,  dit  Preslon. 

—  Xc  faites  pas  semblant  d'ignorer  ce  que  vous  savez 
très-bien,  vous  et  M""  Lucile^  cela  ne  prendrait  pas.  Rien 


LE  RETOUR  DU   NABAU.  1^3 

ne  me  fera  changer  d'avis  :  je  veux  ce  que  je  veux-,  c'est 
fini ,  tout  est  arrangé.  J'épouse  une  jeune  personne  désin- 
téressée ,  dont  l'affection  fera  mon  bonheur,  et  qui  ,  j'en 
suis  sûr  ,  ne  m'aime  que  pour  moi-même  ,  celle-là 

—  Vraiment ,  mon  cher  oncle  ,  vous  me  permettrez  , 
interrompit  Lucile 

—  Ah  !  vous  croyez  que  c'est  impossible?  je  vous  re- 
mercie; c'est  aimable  :  vous  voilà  démasqués;  voilà  votre 
affection  pour  moi ,  vos  soins  ,  votre  amour  ;  eh  !  la  mèche 
est  éventée  5  nièce  tendre  !  aimables  parens  !  respectueuse 
famille  !  adieu ,  bonsoir  !  Je  vous  salue  ;  je  suis  charmé  de 
savoir  qui  vous  êtes  5  et  je  vous  laisse  comme  je  vous  ai 
pris.  Dieu  merci  !  voici  le  carrosse.  Je  me  lave  les  mains 
de  tout  ceci,  madame.  Je  n'ai  pas  oublié  vos  plaisanteries 
contre  miss  Sally  Podgers,  excellente  fdle ,  qui  vaut  à 
elle  seule  deux  mille  parens  insupportables.  Je  vous  par- 
donne, après  tout.  Adieu.  Francis,  donne-moi  la  main, 
j'y  consens;  mais,  vois-tu,  il  faut  en  faire  son  deuil. 
Tout  est  découvert,  et  j'en  suis  bien  aise.  Votre  serviteur, 
madame  !  Ah  !  on  ne  peut  pas  avoir  d'amour  pour  moi  ! 
Un  vieux  bonhomme  !  c'est  ce  que  disait  votre  imbécille  de 
mère.  Bonsoir  ,  bonsoir;  si  j'ai  des  garçons  ,  ils  vivront  , 
ceux-là  ;  j'en  réponds.  Au  revoir  ,  au  revoir  :  je  suis  un 
vieux  fou  ,  n'est-ce  pas  ?  Eh  1  eh  !  eh  !  « 

Le  feu  roulant  jaillissait  encore  de  la  voiture  où  le  nabab 
était  monté,  appuyé  sur  son  fidèle  Achale.  Cependant, 
comme  si  de  rien  n'eût  été  ,  il  secoua  vivement  la  main  de 
Preston  ,  le  cocher  fouetta  ;  et  les  roues  ,  dans  leur  mou- 
vement rapide  ,  l'entraînèrent  à  Londres  et  au  bonheur 
d'un  si  singulier  hyménée. 

Le  désappointement,  la  colère,  le  dépit,  le  regret, 
mille  petites  passions  que  l'ame  douce  et  pure  de  Lucile 
n'avait  jamais  connues  et  n'aurait  point  dû  connaître,  l'agi- 


174  LE  RETOIR  ni:  KABAH. 

taient  violemment  depuis  que  le  nabah  avait  quitté  San- 
down-Cottage. 

Miss  Podgers  était  pour  toute  la  famille  Preston  un 
objet  d'aversion  invincible  5  et  elle  allait  être  la  tante  de 
Lucile  !  La  fille  de  Tépicier  en  retraite ,  petite  personne  qui 
réunissait  tous  les  vices  bas  et  vulgaires  et  toutes  les  pré- 
tentions de  la  bourgeoisie ,  allait  entrer  dans  la  famille  à 
un  litre  si  respecté  :  c'était  là  une  pensée  affreuse.  Le 
vieux  Podgers  ,  né  dans  la  dernière  classe  du  peuple  ,  s'é- 
tait élevé  ,  à  force  d'économie  ,  d'usure  ,  de  cbicane  et  de 
rapine,  au  rang  qu'il  occupait  dans  le  monde,  rang  fort  peu 
considérable  sans  doute,  mais  beaucoup  au-dessus  de  ce 
que  devait  attendre  un  homme  qui  ne  savait  ni  lire  ni  écrire. 
Ses  filles,  dont  les  amours  avec  les  subalternes  des  garni- 
sons voisines  étaient  connues  de  tout  le  comté,  cherchaient 
à  compenser  par  la  vivacité  affectée ,  la  coquetterie  peu 
décente  et  le  ton  impudent  de  leur  conversation ,  la  se  - 
duction  dont  les  avait  privées  la  nature  et  les  charmes  qui 
leur  manquaient.  Une  fille  vertueuse  et  jolie  peut  bien  ne 
pas  se  marier  ,  si  sa  dot  est  petite  j  la  laide  intrigante  est 
plus  sûre  de  son  fait. 

Savez-vous  ce  qui  plaît  à  certaines  gens,  tropnonchalans 
pour  se  donner  la  peine  de  gagner  un  jeune  cœur-,  malheu- 
reux qui ,  ne  sentant  pas  quel  bonheur  c'est  d'épanouir 
soi-même  une  ame  naïve  et  pure,  de  voir  naître,  sous  son 
influence,  les  premières  et  timides  flammes  de  l'amour? 
Un  ton  leste  ,  un  air  de  légèreté  brusque  ,  un  regard  mu- 
tin ,  une  démarche  sautillante ,  une  facilité  peu  louable 
à  tout  comprendre,  à  tout  interpréter  :  ce  sont  là  ,  qui  le 
croirait  ?  des  appâts  qui  ne  manquent  presque  jamais  de 
réussir.  Si  celles  qui  les  emploient  sont  toujours  en  fa- 
veur auprès  des  hommes  ,  elles  tombent  prodigieusement 
dans  l'estime  de  leur  sexe  ^  et  l'on  peut  deviner  de  quelles 
couleurs  se  scivil  Lucile  pour  tracer  le  j)ortrait  aimable 


1.K  RETOl'R  DU   Nx\BiH.  I  n5 

et  ressemblant  de  sa  nouvelle  tante;  combien  fut  lon- 
gue cette  dissertation  sur  ses  qualités  physiques  et  morales  -, 
et  de  combien  de  manières  on  retourna,  colora  et  amplifia 
ce  thème,  d'ailleurs  d'une  grande  vérité;  que  la  future 
j^jme  Danyers  offrait  le  résumé  succinct  et  complet  des  mau- 
vaises manières,  de  la  laideur,  de  l'impertinence,  de  la 
sottise  et  de  la  disgrâce  féminines. 

La  conversation  se  ressentit  pendant  trois  jours  de  l'a- 
mertume qui  s'était  répandue  sur  toute  la  vie  de  Preston 
et  de  sa  femme.  Mais  son  amour  vrai  pour  elle  ,  la  fermeté 
avec  laquelle  il  supporta  ce  choc,  sa  douceur  et  sa  complai- 
sance ,  finirent  par  ramener  la  sérénité  sur  le  front  de  Lu- 
cile.  Tous  deux  sentirent  qu'ils  se  suffisaient  à  eux-mêmes, 
et  que  le  bonheur  était  ailleurs  que  dans  les  coffres  du  nabah  ; 
le  petit  Eden  de  Sandown-Cottage  reprenait  sa  gaîté ,  sa 
grâce ,  son  élégance  ;  on  avait  presque  oublié  l'oncle  et  ses 
calamités,  quand  une  circonstance  légère  vint  rappeler 
cruellement  aux  jeunes  gens  son  passage  funeste,  leur  dé- 
sappointement et  le  dégoût  de  leur  alliance  forcée  avec  les 
Podgers. 

Une  semaine  après  le  départ  Je  M.  Danvers,  mademoi- 
selle Podgers  elle-même,  accompagnée  d'une  amie  in- 
time, miss  Midge,  vint  rendre  visite  à  madame  Preston; 
démarche  impurîente  que  Lucile  était  loin  de  prévoir. 
Le  ton  de  la  fiancée  était  celui  d'une  familiarité  vul- 
gaire, leste,  protectrice.  Miss  Midge,  son  aide-de-camp, 
gardait  le  silence  ;  mais  le  sourire  sardonique  qui  contrac- 
tait ses  lèvres  et  élevait  les  coins  de  sa  bouche ,  parlait  assez 
haut  :  c'était  l'accompagnement  agréable  de  la  trivialité ,  du 
dédain  et  de  la  nonchalance  de  miss  Sally.  Qu'on  se  fasse 
une  idée  du  supplice  enduré  par  notre  héroïne ,  et  {[ue 
l'on  veuille  bien  me  permettre  de  rejeter  dans  la  coulisse 
ce  dialogue  ennuyeux  qui  dura  près  d'une  demi-heure. 


it6  le  retolr  du  nabah. 

Lucile  apprit  que  le  mariage  de  M.  Danvei"s  devait  avoir 
lieu  dans  huit  jours,  et  que  Preston  et  elle  pouvaient  se 
dispenser  d'honorer  la  cérémonie  de  leur  présence ,  parce 
que ,  disait  la  demoiselle  Midge  avec  autant  de  délicatesse 
que  de  grâce,  ce  spectacle  pourrait  ne  pas  leur  être  infini- 
ment agréahle. 

Ce  dernier  trait  acheva  de  bouleverser  madame  Preston. 
Le  dégoût,  la  colère,  le  chagrin,  se  concentraient  dans  son 
ame,  et,  en  dépit  des  efforts  qu'elle  avait  faits  pour  étouffer 
ces  passions  diverses,  et  conserver  son  sang-froid ,  miss 
Midge  et  miss  Podgers  purent  s'apercevoir,  en  la  quittant, 
du  triomphe  qu'elles  remportaient  sur  l'objet  de  leur  an- 
cienne envie  -,  elles  purent  se  réjouir  ensemble ,  non  de 
l'avoir  fait  sortir  des  bornes  de  la  politesse  et  de  la  décence 
qui  lui  étaient  naturelles,  mais  d'avoir  troublé  son  repos 
et  agité  son  cœur. 

C'en  est  fait  :  Sallv  devient  femme  b'gilime  du  nabab  , 
et  tous  les  papiers  publics  annoncent  avec  emphase  la  mé- 
tamorphose qui  fait  de  l'épicière  une  millionnaire,  et  du 
vieux  célibataire  une  dupe.  Les  écrivains  jurés,  qui  tra- 
vaillent éloqueniment  ces  articles,  n'ont  pas  d'assez  vives 
couleurs  pour  peindre  la  beauté  de  l'épouse ,  la  bonne  grâce 
de  l'amant,  les  charmes  de  miss  Midge,  le  bon  ton  de  la 
famille  Podgers  ,  l'élégance  de  Frumpton  Danvers.  L'im- 
perlinent  feuilliste  s'étend  avec  complaisance  sur  l'éclat 
des  costumes,  la  magnificence  des  fêtes,  et  spécialement 
sur  la  grâce  ineffable,  angélique,  qui  distinguait  miss 
Sally  -,  tant  les  écus  ont  de  pouvoir  ! 

Tel  fut  le  dénouement  de  celte  comédie ,  qui  eut,  comme 
on  le  voit  ,  son  exposition,  ses  péripéties  et  son  nœud.  Un 
mois  après ,  j  eus  occasion  d'aller  rendre  visite  à  Preston 
et  à  sa  femme  -,  j'appris  de  leur  propre  bouche  tous  les  dé- 
tails de  celle  histoire.  Le  bonheur  paisible,  et  le  plaisir 


NOUVELLES  DES  SCIENCES,    ETC.  l'J'J 

sans  bruit,  d'heureux  et  simples  amusemens,  de  doux  loi- 
sirs ,  d'aimables  travaux  avaient  remplacé  le  nabab  ,  sa 
suite  insolente  ,  ses  animaux  et  ses  joueurs  de  wbist.  La 
famille ,  rendue  à  elle-même ,  avait  retrouvé  sa  première 
félicité.  J'admirais  la  douceur  de  Lucile  ,  qui  tempérait 
par  son  aimable  caractère  l'ardeur  et  la  vivacité  de  Pres- 
ton  :  en  un  mot,  par  le  plus  heureux  accord  de  sympathies 
et  de  contrastes  ,  vivant  l'un  pour  l'autre  et  pour  leurs  en- 
fans  ,  qui  constituaient  une  partie  de  leur  existence  ,  ils 
faisaient ,  comme  on  l'a  dit  dans  un  roman  ,  du  bonheur  à 
deux.  Mais  qu'advint-il  de  miss  Podgers  et  de  son  mari  ? 
je  m'en  informerai  peut-être,  et  si  le  public  s'y  intéresse  , 
j'en  ferai  dans  mes  jours  de  loisir  la  confidence  au  public. 

(  Sajings  and  D oings.  ) 


DE    LA    LITTÉRATURE,     DES    BEAUX-ARTS,    DU    COMMERCE,    DES 
ARTS    INDUSTRIELS  ,   DE  l'aGRICULTURE  ,    ETC. 


)t;\iX(m     ^^ÇctjSt(|tte5, 


Services  que  V élan  pourrait  rendre  dans  les  pays  du 
Nord. — On  assure  que  ce  bel  animal,  ornement  des  forets 
du  Nord  ,  réunit  la  vitesse  du  cheval  à  la  force  du  bœuf, 
et  qu'il  est  très-propre  à  tramer  de  pesantes  voitures.  L'é- 
preuve en  fut  faite,  dit  Fischerstroënn  ,  sous  le  règne  de 
Charles  IX  ,  roi  de  Suède  :  cet  animal  était  alors  beaucoup 
plus  commun  qu'il  ne  l'est  aujourd'hui  dans  toute  la  Scan- 
dinavie. Des  traîneaux,  attelés  d'élans,  transportèrent  des 
courriers  avec  plus  de  célérité  que  des  rennes  n'auraient 

XV.  12 


NOUVELLES  DES  SCIEKCES, 


pu  le  faire  :  on  prétend  qu'ils  étaient  en  état  de  parcourir 
en  un  seul  jour  284  milles  anglais,  plus  de  -78  lieues  de 
poste  ;  ce  qui  est  assez  difficile  à  croire.  Mais  on  ne  sera 
pas  aussi  disposé  à  douter  de  ce  que  M.  Darelli ,  gentil- 
homme suédois,  raconte  d'un  élan  mâle,  pris  très-jeune  et 
conservé  pendant  plusieurs  années  dans  l'un  de  ses  do- 
maines. Cet  individu  s'était  accoutumé  facilement  à  la  vie 
domestique  ,  et  donna  souvent  des  preuves  de  sa  docilité 
et  de  son  intelligence.  Les  facultés  de  cet  animal  pourraient 
être  très-utilement  employées  à  la  guerre ,  dit  M.  Darelli  5 
un  seul  escadron  d'élans,  montés  par  des  cavaliers  aguer- 
ris, mettrait  infailliblement  en  déroute  un  régiment  de 
cavalerie  ordinaire.  Et  qUel  parti  ne  tirerait-on  pas  d'une 
artillerie  légère  traînée  par  ces  rapides  coureurs  ?  Ils  se- 
raient partout  où  leur  présence  n'aurait  pu  être  soupçon- 
née, déconcerteraient  toutes  les  combinaisons  de  tacti- 
que, inquiéteraient  les  généraux  ,  jetteraient  la  confusion 
dans  toutes  les  manœuvres  ,  etc. ,  et  pour  les  correspon- 
dances du  général  en  chef  avec  les  diiïerens  corps  de  son 
armée ,  combien  ne  seraient-ils  pas  utiles ,  surtout  dans 
une  campagne  d'hiver?  M.  ^\ise,  consul-général  de  la 
Grande-Bretagne  en  Suède ,  envoya  dernièrement  à  son 
souverain,  un  très-bel  individu ,  âgé  de  près  de  deux  ans  5 
mais  quoiqu'il  fût  très-familier  et  très-facile  à  conduire, 
ses  gardiens  ne  parvinrent  pas  à  l'amener  jusqu'à  Londres: 
un  accident  le  fit  périr  entre  Harwich  et  Londres.  Quoi- 
qu'il n'eût  pas  encore  pris  tout  son  accroissement,  sa  hau- 
teur était  déjà  de  6  pieds  4  pouces  anglais  (près  de  6  pieds 
de  France),  et  surpassait  les  plus  grands  chevaux.  On  es- 
tima qu'il  devait  croître  encore  d'un  pied  en  hauteur  (1). 

(i)  Note  du  Tr.  Ces  délails,  extraits  des  voyages  du  capitHiiie'  Brook 
en  Laponle,  ont  besoin  de  quel(]ues  rectifications.  11  est  vrai  que  l'élan 
pris  très-jeune  s'apprivoise  aisément  et  devient  très-familier;  mais  par  des 
causes  q*ie  l'on  n'a  pu  découvrir  encore,  il  est  rare  qu'on  puisse  le  conserver 


DU  COMMERCE,   DE  L  INDUSTRIE,   ETC.  I^Q 

Osscniens  fossiles  d'un  lézard  gigantesque  découverts 
près  de  V embouchure  du  Mississipi. — M.  Bullock,  au- 
quel on  doit  une  description  de  ces  débris  de  l'ancienne 
population  de  la  terre ,  les  a  observés  hors  de  leur  gise- 
ment, exposés  à  la  curiosité  du  public.  En  entrant  dans  le 
local  où  l'on  montrait  ces  ossemens  extraordinaires,  il  s'at- 
tendait à  voir  un  squelette  de  mammouth  :  c'était  une 
partie  du  squelette  d'un  lézaid  qui ,  s'il  eût  été  complet , 
n'aurait  pas  eu  moins  de  cent- cinquante  pieds  de  lon- 
<  gueiir.  Je  mesurai,  dit  M.  Bullock,  le  côté  droit  de  la  mâ- 
choire inférieure,  je  trouvai  vingt |3ieds  de  développement 
à  la  courbure  de  cet  os ,  et  quatre  pieds  et  demi  de  largeur. 
Les  autres  os ,  qui  consistaient  en  vertèbres ,  fémur  et  pha- 
langes des  doigts,  étaient  proportionnés  à  la  mâchoire,  et 
pouvaient  avoir  appartenu  au  même  individu.  Quelques 
dents  réunies  à  la  même  collection  semblaient ,  au  con- 
traire ,  hors  de  toute  proportion  avec  les  autres  débris  ; 
mais  la  personne  qui  avait  fait  cette  découverte  assura 
qu'on  avait  enlevé  de  sa  collection  d'autres  dents  de  même 
forme  ,  mais  beaucoup  plus  grandes  ,  et  dégradé  ainsi  ce 
précieux  monument  de  la  zoologie  fossile ,  sans  grand  pro- 
fit pour  le  voleur.  Il  y  avait  alors  peu  de  tems  que  ces  osse- 
mens avaient  été  trouvés  dans  une  terre  marécageuse,  près 
du  fort  Philippe  ,  et  l'on  y  a  trouvé  aussi  quelques  parties 
d'un  autre  squelette  d'une  taille  prodigieuse ,  mais  muti- 
lées et  difficiles  à  reconnaître.  Le  propriétaire  de  ces  ri- 
chesses géologiques ,  très-instruit,  et  bon  juge  en  anatomie 

plus  de  deux  ans  dans  l'e'tal  de  captivité'  ou  de  domesticité.  La  mort  de  celui 
qu'on  amenait  au  roi  d'Angleterre  ne  doit  probablement  pas  être  impute'e  à 
ses  gardien.s  :  cet  animal  avait  atteint  l'âge  fatal  que  lis  jeunes  élans  dé- 
passent bien  rarement  sous  la  tutelle  de  l'homme.  L'espèce  a  disparu  des 
Gaules  ,  de  la  Germanie  ;  elle  est  aujourd'hui  très-rare  en  Pologne  et  dans 
la  Russie  d'Europe  :  il  semble  que  la  nature  l'ait  destinée  à  grossir  la  liste 
des  animaux  dont  l'intérieur  de  la  terre  ou  les  travaux  de  l'intelligence  hu- 
maine   coaserveront  seuls  le   souvenir. 


é^ 


l8o  NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 

comparée ,  doit  publier  une  description  de  sa  découverte  , 
et  prouvera  clairement  qu'on  ne  peut  y  reconnaître  la 
charpente  osseuse  d'une  baleine,  mais  bien  celle  d'un  cro- 
codile ,  ou  de  quelque  espèce  du  même  genre.  Ce  fut  en- 
vain  que  M.  Bullock  fit  des  offres  très-considérables  pour 
obtenir  au  moins  le  partage  de  ces  trésors  :  le  possesseur 
ne  se  montra  nullement  disposé  à  s'en  laisser  dépouiller  : 
il  y  attachait  plus  de  prix  qu'à  ce  que  l'opinion  vulgaire 
a  décoré  du  nom  ào.  fortune. 

Mastodonte  du  sud  de  VAsie. —  L'histoire  naturelle  des 
animaux  fossiles  éprouvera  bientôt  l'embarras  des  richesses  : 
des  conjectures  que  l'on  croyait  très-probables,  et  sur  le 
]>oint  d'être  converties  en  certitudes ,  sont  repoussées  par 
les  découvertes  récentes  -,  les  géologues  sont  fréquem- 
ment occupés  à  démolir  ce  qu'ils  avaient  édifié  dans  une 
saison  peu  convenable.  Le  mastodonte  était  regardé  comme 
l'éléphant  des  régions  froides  :  et  voilà  qu'on  le  trouve 
dans  le  royaume  d'Ava  !  Les  succès  des  armées  anglaises 
dans  ce  pays  n'ont  point  tardé  à  devenir  profitables  pour 
le  progrès  des  sciences,  et  ce  que  l'histoire  naturelle  vient 
d'y  acquérir  est  un  garant  de  ce  que  les  autres  divisions 
des  connaissances  humaines  eh  recevront  à  leur  tour. 

On  ne  peut  douter,  d'après  l'inspection  des  dents  de 
l'animal  fossile  du  pays  d'Ava ,  que  ce  ne  soit  un  masto- 
donte :  on  y  reconnaît  tous  les  caractères  assignés  par 
M.  Cuvier  à  ce  genre  d'animaux.  Celui-ci  est  peut-être 
une  espèce  distincte  qu'il  faudrait  joindre  aux  cinq  dont  le 
naturaliste  français  a  déjà  constaté  l'existence  :  dans  ce  cas, 
l'espèce  la  plus  voisine  serait  le  grand  mastodonte  de  l'Ohio, 
car  elle  n'est  tout  au  plus  que  de  la  grandeur  de  celle  de 
l'Inde.  H  est  vrai  qu'on  trouve ,  près  de  ces  squeletlcs  gi- 
gantesques, quelques  d('bris  d'animaux  de  même  espèce, 
et  beaucoup  plus  petits  -,  mais  c'était  peut-être  de  jeunes 


nu  COMMENCE,   DE  l'iKDUSTRIE  ,   ETC.  l8l 

individus.  On  n'est  pas  encore  parvenu  à  trouver  autre 
chose  que  des  fragmens  de  défenses  du  mastodonte  indien; 
malgré  ces  mutilations ,  les  débris  que  Ton  possède  font 
assez  bien  connaître  la  forme  de  cette  arme  des  éléphans. 

Des  molaires  de  rhinocéros  fossiles  ont  pris  place  à  côté 
du  nouveau  mastodonte  ,  dans  le  musée  de  Calcutta.  Elles 
ressemblent  beaucoup  à  celles  de  l'une  des  espèces  recon- 
nues par  M.  Cuvier,  mais  elles  sont  beaucoup  plus  grandes 
que  toutes  celles  que  l'on  avait  trouvées  et  décrites  jus- 
qu'à présent. 

Autre  découverte  analogue  aux  deux  précédentes  :  l'Inde 
possédait  aussi  le  genre  d'animaux  que  M.  Cuvier  a  nommés 
anthrocothenum. 

Parmi  ces  débris  d'une  nature  vivante  qui  a  totale- 
ment disparu ,  on  a  cru  reconnaître  quelques  espèces  ac- 
tuelles 5  un  cheval ,  un  bœuf ,  un  crocodile  du  Gange  : 
mais ,  à  cet  égard  ,  on  n'a  que  des  soupçons ,  et  les  frag- 
mens que  Ton  a  recueillis  ne  peuvent  rien  éclaircir. 

Les  couches  qui  recèlent  ces  ossemens  ont  donné  aussi 
beaucoup  d'échantillons  de  coquilles  d'eau  douce,  les  unes 
remplies  d'argile  bleuâtre,  et  les  autres  de  silice  :  on  trouve 
encore  aujourd  hui  les  mêmes  espèces  dans  les  lacs  et  les 
rivières  de  l'Inde.  On  pense  bien  que  les  végétaux  fossiles 
ne  manquent  point  dans  les  mêmes  lieux  ;  on  y  a  trouvé 
des  troncs  d'arbres  de  cinq  à  six  pieds  de  tour.  L'aspect  de 
ces  lieux  est  aujourd'hui  fort  triste  -,  des  collines  sablon- 
neuses ,  séparées  par  des  ravins  étroits-,  un  sol  stérile,  nu  , 
où  quelques  plantes,  éloignées  les  unes  des  autres,  ne 
parviennent  point  à  la  hauteur  de  leur  espèce.  Le  terrain 
est  pourtant  une  formation  peu  ancienne,  un  atlerrissement 
dans  le  lit  d'une  rivière  ou  au  fond  d'un  lac.  On  n'y  voit 
que  quelques  acacias,  des  micocouliers  (  cettis),  des  su- 
macs ,  des  barringionias ,  des  jujubiers,  et  très-peu  de  fi- 
guiers d'Inde.  On  n'a  pu  savoir  si  les  bois  fossiles  sont  de 


102  NOUVELLES  DES  SCIÈIXCES, 

même  espèce  que  ceux  qu'on  trouve  maintenant  sur  la  terre  ; 
mais  on  en  doute,  parce  que  ceux  qui  sont  enfouis  sur- 
passent beaucoup  en  grosseur  ceux  qui  les  ont  remplacés. 
Cette  contrée,  si  cligne  de  l'attention  des  géologues,  est  sur  la 
rive  gauche  de  l'Irrawadi,  à  quatre  ou  cinq  milles  dans  l'in- 
térieur des  terres,  entre  le  20"  et  le  2i°de  latitude  nord.  On 
y  trouve  des  sources  de  pétrole  qui  ont  quelque  réputation. 
Les  ossemens  fossiles,  les  coquilles,  et  même  les  bois 
qui  les  accompagnent  sont  toutprès  de  la  surface ,  quelque- 
fois découverts  ,  et  cependant  ils  ne  sont  presque  pas  dé- 
composés. On  n'y  remarque  aucune  altération  que  l'on 
puisse  attribuer  à  un  déplacement,*  au  frottement  des  sa- 
bles, au  roulement  dans  le  lit  d'une  rivière  :  il  paraît  que 
les  animaux  enfouis  avaient  péri  dans  le  lieu  même  où  leurs 
squelettes  ont  été  enveloppés  par  le  dépôt  des  eaux.  Il  pa- 
raît aussi  que  l'homme  n'était  point  alors  sur  la  terre,  ou 
que  son  espèce  était  si  peu  répandue  qu'elle  n'a  laissé  au- 
cuns vestiges  de  son  existence  dans  les  lieux  où  les  ani- 
maux de  toute  grandeur  et  de  toute  nature  étaient  en  si 
grand  nombre. 

Bourrasques  sur  les  côtes  d'Afrique. —  C'est  principa- 
lement à  l'ouest  et  entre  les  tropiques  que  les  cotes  de  celle 
partie  du  monde  sont  exposées  à  des  tempêtes  d'une  na- 
ture particulière.  On  ne  peut  douter  que  l'électricité  at- 
mosphérique n'en  soit  la  cause  principale;  car  ses  effels 
s'y  manifestent  avec  plus  d'éclat  que  dans  aucun  autre 
j)hénomène  météorologique;  mais  tous  ces  feux,  ces  pé- 
lillemens,  celte  lumière  si  vive,  tout  ce  brillant  spectacle 
est  beaucoup  moins  redoutable  que  les  orages  fulminans 
des  climats  plus  froids.  Sur  les  côtes  d'Afrique,  les  marins 
n'ont  point  à  craindre  la  foudre,  mais  seulement  un  dé- 
luge de  pluie  et  d'inipélueux  tourbillons  de  venl;  la  loni- 
pêle  est  annoncée  par  des  nuages  d'vui  noir  de  jais,  formée 


Df  COMMERCE,   DE  l' INDUSTRIE  ,  ETC.  l83 

sur  la  teïre,  et  que  le  vent  pousse  vers  la  mer,  tandis 
qu'une  jolie  brise  souffle  vers  la  côte.  Dès  que  les  marins 
expérimentés  aperçoivent  ces  dispositions  dans  Tair,  ils  se 
hâtent  de  faire  serrer  toutes  les  voiles  et  d'envovcr  tout 
Téquipage  sur  le  pont.  A  l'approche  de  la  bourrasque,  des 
torrcns  de  pluie  se  précipitent  avec  une  prodigieuse  abon- 
dance, et  la  lumière  électrique  semble  jaillir  de  chaque 
goutte  d'eau-,  mais  cet  éclat  est  renfermé  dans  un  espace 
peu  étendu  ,  car  il  cesse  dès  que  le  tourbillon  est  seulement 
à  un  quart  de  lieue  du  vaisseau ,  quoique  la  pluie  continue 
de  tomber  aussi  fort.  Si  le  bâtiment  se  trouve  sur  la  di- 
rection de  l'orage,  au  moment  où  il  en  est  atteint,  de 
bravantes  étincelles  sont  tirées  des  agrès,  des  mâts,  de 
tout  ce  qui  présente  des  pointes  ou  seulement  des  angles, 
des  nœuds,  des  arêtes.  S'il  était  possible  de  considérer  à 
l'aise  pendant  la  nuit  la  magnificence  de  ces  feux ,  on  les 
préférerait  certainement  à  ceux  que  le  luxe  des  souverains 
fait  préparer  pour  les  grandes  solennités  publiques.  Quand 
les  nuages  électrisés  se  rapprochent  de  la  surface  de  la  mer, 
les  lames  deviennent  étincelantes  :  on  dirait  que  l'éclair  part 
du  sein  des  flots. 

Ce  phénomène  est  quotidien  à  une  époque  de  Tannée 
que  l'on  nomme  VHarmatan.  Vers  neuf  heures  du  malin, 
les  nuages  électrisés  se  détachent  des  montagnes ,  et  vers 
deux  heures  après  m.idi  ils  sont  sur  la  mer  j  dès  qu'ils  sont 
à  sept  ou  huit  lieues  des  côtes,  ils  commencent  à  s'étendre  ; 
ils  descendent  visiblement,  et  c'est  en  se  rapprochant  de 
la  surface  de  la  mer  qu'ils  en  tirent  les  nombreuses  et  bril- 
lantes étincelles  qui  font  un  si  bel  efiet. 

Influence  du  clinunt  sur  V économie  animale.  —  On  sait 
que  les  médecins  anglais  envoient  une  partie  de  leurs  vt- 


l84  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

clies  malades  à  Madère,  à  peu  près  comme  les  nôtres  en- 
voient ceux  qu'ils  soignent  à  Plombière  ,  ou  aux  eaux  des 
Pyrénées. Le  climat  de  Madère  était  surtout  considéré  comme 
très-avantageux  pour  les  affections  de  poitrine.  Mais  voilà 
que  ledr.  Heine-Ken  conteste  les  avantages  de  cette  tempé- 
rature qu'il  regarde,  au  contraire,  comme  très-dangereuse. 
Ses  observations  ont  été  faites  à  Funchal,  capitale  de  Tile, 
pendant  un  séjour  de  plusieurs  années.  Les  écrivains  qui 
ont  parlé  jusqu'à  présent  de  celte  intéressante  station  euro- 
péenne, près  des  côtes  de  TAfrique,  n'ont  pas  eu  le  tems 
de  vérifier  ce  qu'un  coup-d'œil  rapide  leur  a  fait  aperce- 
voir, et  lorsqu'ils  ne  sont  pas  d'accord  avec  M.  Heine-Ken, 
il  est  probable  que  Terreur  est  de  leur  côté. 

Ce  médecin  observait  les  trois  instrumens  météorologiques 
aux  différentes  heures  du  jour,  aussi  souvent  qu'il  le  pou- 
vait-, mais  dans  ce  pays,  dont  le  climat  est  réputé  si  favo- 
rable à  la  santé,  il  y  a  ,  dit  M.  Heine-Ken  ,  neuf  mois  de 
l'année  où  il  est  dangereux  de  s'exposer  en  plein  air,  après 
le  coucher  du  soleil.  Ce  qu'il  dit  du  sirocco ,  ou  vent  du 
sud-sud-est,  mérite  d'être  rapporté  en  entier. 

«  Ce  vent  ne  souffla  que  rarement  en  1826,  et  il  fut 
assez  modér(' ;  mais  durant  la  première  année  de  mon  sé- 
jour, il  produisit  ici  tous  les  effets  qui  le  caractérisent. 
L'hvgromètre  marquait  alors  45°  de  sécheresse.  Cette  pro- 
priété remarquable  du  sirocco  à  INIadère  est  un  fait  cons- 
tant et  généralement  reconnu;  mais  je  ne  puis  en  assigner 
la  cause.  Lorsqu'il  souffle  sur  les  côtes  de  l'Italie,  il  est, 
comme  on  sait,  excessivement  chargé  d'humidité -,  ici  pas 
un  nuage  ne  couvre  le  ciel  :  tant  que  ce  vent  se  maintient, 
l'air  est  d'un  bleu  magnifique;  c'est  avec  celte  couleur 
(ju'un  peintre  doit  représenter  l'atmosphère  des  pays 
chauds.  Le  sirocco  dure  à  peu  j)rès  trois  jours,  et  quand 
on  s'y  expose,  l'impression  qu'on  ('prouve  diffère  peu  de 
rc  (pie  l'on  s«nt  en  respirant  l'air  soi  li  d'iin  four.  Les  veux 


DU   COMMERCE  ,    DE  l'iNDTJSTRIE  ,    ETC.  l85 

et  les  lèvres  en  sont  aficetés  beaucoup  plus  que  lorsqu'on 
est  exposé  à  l'action  des  vents  glacés  du  nord.  Les  oiseaux 
et  les  insectes  paraissent  soufirir  de  cette  température  et 
de  cette  sécheresse  excessives,  et  les  volailles,  quoique 
renfermées  dans  des  cours  et  à  l'abri  du  vent,  participent 
à  ce  malaise  général.  Les  meubles  se  déjettent  et  se  fendent, 
les  livres  se  déforment  et  les  reliures  sont  déchirées,  comme 
si  on  les  avait  exposées  à  un  feu  ardent.  Quelques  habitans 
m'ont  assuré  que,  lorsque  le  sirocco  souffle,  le  thermo- 
mètre exposé  au  soleil  s'élève  quelquefois  jusqu'à  iSo"  de 
Fahrenheit  (46°  6'  de  Réaumur),  et  à  90°  (3o°  Réaumur), 
à  l'ombre;  quant  à  moi  je  ne  l'ai  jamais  trouvé  plus  haut 
que  85"  (26°  1'  Réaumur),  quand  il  était  bien  garanti  de 
tous  les  reflets ,  parfaitement  à  l'ombre ,  ce  que  plusieurs 
observateurs  paraissent  avoir  négligé.  » 

La  quantité  des  pluies  qui  tombent  à  Funchal  est  pres- 
que double  de  celle  qui  tombe  en  France.  Il  paraît  que 
cette  mauvaise  qualité  du  climat  lient  à  des  causes  assez 
récentes,  car  les  anciens  habitans  de  l'ile  s'accordent  à 
dire  que  les  pluies  étaient  autrefois  moins  abondantes, 
quoique  de  même  durée.  Mais  on  connaîtrait  mal  cette  île 
au  moyen  des  évaluations  moyennes  de  la  température ,  des 
pluies,  des  vents,  etc.  -,  des  années  de  sécheresse  opiniâtre 
et  désastreuse  y  succèdent  quelquefois  à  des  pluies  non 
moins  funestes  par  leur  continuité.  Les  climats  tempérés 
et  même  un  peu  froids,  où  les  saisons  sont  plus  régulières, 
offrent  à  l'homme  un  séjour  bien  plus  propre  au  dévelop- 
pement de  ses  facultés,  quoique  la  nature  n'y  étale  pas  la 
magnificence  qu'elle  a  réservée  pour  les  régions  où.  la  cha- 
leur et  la  lumière  exercent  toute  la  puissance  de  leur  action. 


Ile  de  Lingga  ,  dans  le  détroit  de  la  Sonde. —  On  a 
beaucoup  écrit  sur  les  principales  îles  de  la  Sonde  ,  telles 


lB6  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

que  Bornéo,  Sumatra  et  Java,  mais  on  a  toujours  négligé 
de  recueillir  des  détails  exacts  sur  la  position  et  le  degré 
d'importance  des  petites  îles  qui  environnent  Sumatra  ;  à 
peine  connaît-on  le  nom  de  celles  de  Billiton  et  de  Banca  , 
de  Nyas  et  de  Poggy,  et  c'est  un  sujet  de  regrets  que  de 
n'avoir  encore  que  des  notions  imparfaites  sur  cet  archipel 
si  remarquable. 

Dans  le  dernier  volume  des  Transactions  de  la  Société 
des  sciences  et  arts  de  Batavia,  on  trouve  un  mémoire 
fort  intéressant  de  M.  Yan  Angelbeck,  sur  l'île  de  Lingga 
ou  Lingan  ,  sur  laquelle  les  voyageurs  ne  nous  ont  trans- 
mis jusqu'ici  aucune  observation. 

C'est  dans  celte  île  que  les  Malais  primitifs  ont  fixé  leur 
demeure  5  sa  capitale ,  appelée  Rouala-day,  est  la  résidence 
ordinaire  du  sultan.  Le  climat  est  sain,  et  l'on  n'y  observe 
en  général  que  des  maladies  cutanées.  L'île  est  couverte  de 
montagnes  et  de  forets  où  l'on  remarque  le  bel  arbre  chal- 
cas  paniculala.  Le  sol  indique  la  présence  de  riches  mines 
d'étain  et  quelques-unes  d'or.  La  nature  s'y  montre  dans 
tout  son  éclat,  et  l'on  voit  avec  peine  que  les  habitans  ne 
cherchent  point  à  tirer  parti  de  sa  fertilité  5  ils  dédaignent 
l'agriculture,  et  la  pèche  est  leur  seule  occupation. 

^orftcttfhtrc. 

Sur  les  dahlias.  —  Les  soins  donnés  à  la  culture  de  ces 
plantes  n'ont  pas  été  perdus  pour  les  amateurs  des  jardins; 
on  possède  lîiain tenant  des  variétés  naines  qui  s'empareront 
bientôt  des  plates-bandes,  et  en  chasseront  leurs  aînées  à 
haute  taille,  trop  volumineuses  et  trop  garnies  de  fleurs. 
Celles  dont  on  est  redevable  à  INL  William  AVells  et  à  son 
jardinier  réunissent  les  qualités  le  plus  précieuses:  peti- 
tesse de  la  plante  ,  floraison  abondanle  et  précoce.  Les  pre- 
mières fleurs  se  développent  au  mois  de  juin  ,  lorsque  la 
plante  n'a  pas  encore  ini  pied  de  haul^  d'autres  Heurs  suc- 


DU  COMMERCE,  DE  L  INDUSTRIE  ,  ETC.  l8^ 

cèdent  à  celles-ci,  jusqu'à  ce  que  les  gelées  dépouillent  les 
jardins  de  tous  leurs  ornemens.  A  celte  époque  les  nouvelles 
variétés  de  dahlias  ont  tout  au  plus  troispieds  de  haut;  quel- 
ques pieds  sont  décidément  nains,  et  ce  sont  les  plus  jolis. 

Ces  plantes  introduites  depuis  peu  dans  les  jardins  vont 
y  multiplier  à  l'infini  leurs  variétés  comme  les  renoncules. 
On  a  remarqué  les  changemeus  rapides  qui  se  sont  opérés 
dans  le  goût  des  amateurs  de  dahlias  :  celles  qui  reçurent 
leurs  premiers  hommages  ont  totalement  disparu;  la  nou- 
velle génération  qui  leur  a  succédé  ne  durera  sans  doulc 
pas  plus  long-tems,  et  fera  place  à  son  tour  à  un  autre  ob- 
jet du  caprice  de  la  mode  ;  et  comme  ces  variations  ne 
laissent  aucune  trace  qui  en  transmette  la  connaissance  à 
la  postérité,  elles  seraient  tout-à-fait  ignorées  si  le  dessin 
ou  l'écriture  ne  se  chargeait  point  d'en  conserver  la  mé- 
moire. Il  ne  sera  donc  pas  inutile  d'apprendre  à  nos  des- 
cendans,  par  une  description  exacte,  ce  qu'était  une  belle 
dahlia  en  1827,  et  il  faut  espérer  que  cette  définition 
pourra  se  maintenir  jusqu'à  la  fin  de  1828  ;  mais  sans  né- 
gliger les  intérêts  de  nos  contemporains ,  c'est  de  la  posté- 
rité que  nous  allons  nous  occuper  principalement. 

Caractères  d'une  belle  dahlia  double.  —  Fleur  toul-à- 
fait  double ,  c'est-à-dire ,  sans  vide  au  centre  -,  que  les  pé- 
tales, soit  en  pointe,  soit  arrondis  à  l'extrémité,  soient 
entiers  ,  disposés  régulièrement ,  réfléchis  -,  que  leur  en- 
semble et  leur  disposition  donnent  à  la  fleur  la  figure 
d'un  demi-globe  ;  que  les  péduncules  soient  assez  forts  pour 
bien  porter  la  fleuret  la  faire  paraître  à  son  avantage-,  que 
la  longueur  de  ces  supports  soit  telle  que  la  fleur  soit  bien 
dégagée  du  feuillage,  sans  en  être  trop  éloignée.  On  peut 
supporter  qu'ils  se  courbent  un  peu  sous  le  poids  d'une 
grande  fleur  bien  épanouie;  et  même  cet  air  penché  n'est 
pas  sans  élégance  ;  que  les  plantes  soient  chargées  i\Q  fleurs 
jusqu'à  la  fin  des  beaux  jours;  les  couleurs  brillantes  et 
veloutées  sont  celles  que  l'on  estime  le  plus. 


l88  NOtJVELLES  DES  SCIENCES, 

Venons  maintenant  à  Tinventaire  de  nos  richesses  nou 
vellement  acquises  au  profit  des  parterres  grands  et  petits. 
On  compte  actuellement  cinquante  variétés  de  grandes 
dahlias  et  dix  de  petites,  classées  par  couleurs^  c'est  une 
très-jolie  collection  que  l'on  peut  se  procurer  et  conservei 
aisément  dans  les  jardins  5  nous  en  plaçons  ici  la  nomen- 
claturey/eumfe ,  afin  de  guider  le  choix  des  amateurs. 

GRANDES   DAHLIAS    (l). 

Fleurs  BLANCHES,  i.  J)uich'whhe (Jiollanclaise blanche). 
2.   Agathe  royal  (agate  j^oyale). 

LiLAS.  3.  Great  Alexander  (le  grand  Alexandre).  4« 
Agathe  impérial  (  agate  impériale  ).  5.  Lilas  stripped 
(lilas  panaché).  6.  Spring-grove  lilas  (bosquet  printanier 
lilas). 

PoTjRPRE  CLAIR,   'j .  Ma  favoritc  (1).   8.   Speciosa. 

Pourpre  foncé.  9.  Changeahle  purple  (pourpre  chan- 
geante). 10.  Pulclira.  1 1.  Atro-purpurea  de  Wells.  12. 
Douglas's  royal  purple  (^pourpre  royale  de  Douglas).  i3. 
Purpurea  nigra. 

RoLGE  BRUN.  \^.  La  morison.  i5.  Young's  crimson 
(écarlate  d'Young).  16.  La  sabini.  ly.  Heterington's  Wa- 
ratch.  18.  Douglas's  chancelier.  19.  Douglas's  superb 
crimson  (superbe  écarlate  de  Douglas).  20.  Douglas  du- 
chess  of  Gloucester.  21.  Douglas's  marquis.  22.  Young's 
fimhriata.  28.  AVells's  crimson. 

Rouge-pourpre  brillant.  1^.  Douglas's  beauty  of  En- 
gland  (beauté  d Angleterre  de  Douglas).  25.  Douglas's 
elegans.  26.  Millers's  royal  sovereign  (royal  souuerairi  de 
Miller).  27.  Douglas's  ruby.  28.  Lee's  mutabilis.  29.  Mil- 
Icr's  sans  rival. 

(i)  Note  du  Th.  On  a  conservé  les  noms  anglais  ,  afin  (]uc  les  fleuristes 
français  iiuissent  demander  aux  jardiniers  de  Londres  les  esjièces  dont  ils 
voudront  faire  l'ai-(|iiisili()n. 

(3)  Celte  varlclé  a  |)out-clrc  [uissc  de  France  en  Angleterre. 


DU  COMMEUCE,    DE  LIADtSTUIE^  ETC.  1  89 

Rouge  clair.  3o.  L'honneur  d'Anvers.  3i.  Dodonœus. 
82.  Princess  Elizabeth. 

Rouge  foivcé  ou  couleur  de  sang.  33.  Wells's  insignis. 
34.  Miller's  beauté  suprême.  35.  Middleton's  sovereign. 
36.  Wells's  éclipse.  3^.Wells'ssunflower(5o/ei7(ie  Jfells). 

Écarlate  pur.  38.  WelFs  cornet  (comèle  de  TVells). 
89.  Wells's  fulgida. 

Orangé.  4o.  Belvidere.  4i«  Orange  hog.  42.  Koning  aza. 

Fauve.  43.  Wells's  fawn  coloured  (ventre  de  biche  de 
Wells).  44- Royal  olive.  45.  Caraelliae  flora.  4^.  Henriette. 

Jaune.  47-  Sulphurea  grandi-flora.  4^.  Luteola.  49* 
Sulphurea  speciosa.  5o.  Miller's  straw  coloured  (jaune 
paille  de  3Iillei). 

DAHLIAS   NAINES. 

Pourpre  clair.  5i.  Wells's floribunda. 

Maron  ,  ou  RouGEBRUN.  52.  Wclls's victory .  53.  Wells's 
sanguinea.  54-  Wells's  princess  Alexandrina  Victoria. 

Ecarlate  brillant.  55,  Wells's  brightpurple  (pourpre 
brillant  de  Jf^ells).  56.  Wells's  floribunda  nana.  5^. 
Wells's  excellent. 

Fauve.  58.  Wells's  gris  de  lin.  59.  Tendre  agate. 

Jaune.  60.  Wells's  dwarftyellov  (nain  jaune  de  JVells), 

Cette  nomenclature  semble  moins  riche  que  celle  de 
Y  Almanach  du  bon  jardinier  publié  à  Paris  pour  182^5 
mais  en  comparant  les  deux  catalogues,  on  sera  porté  à 
penser  qu'il  y  a  plus  de  diversité  dans  les  60  dahlias  an- 
glaises que  dans  les  ii5  françaises  5  de  plus,  on  n'a  pas 
obtenu  en  France  la  diminution  de  taille  qui  rend  ces 
plantes  bien  plus  propres  à  la  décoration  des  petits  jardins 
et  même  des  plates-bandes  de  moyenne  grandeur. 

Les  dahlias  dégénèrent  promptement  5  si  elles  font  un 
trop  long  séjour  dans  la  même  place  :  leurs  racines  épuisent 
le  meilleur  sol  -,  il  est  indispensable  de  le  renouveler  fié- 
quemmenl^  si  les  pieds  ne  peuvent  être  transportés  ailleurs. 


igo 


NOUVELLES   DES  SC^E^'CES  , 

BOURSE  DE  LONDRES. 


P/ù:  des  actions  dans  les  différens  canaux ,  docks ,  travaux  hj' 
drauliques ,  compagnies  des  mines  ,  etc.  ,  etc.  ,  pendant  le 
mois  de  novembre  1827. 


CANADX. 

Ashton ., , 

Birmini;bam 

Coventry 

Ele.-iiiere  et  Cli  ester 

Grande  Jonction , 

HuddersCelrl 

R.eunet  et  Avon 

Lancastre 

Leeds  et  Liverpool 

Oxford 

Ré»ent 

Rocl.dale 

Stafford  et  Worcester 

Trent  et  Mcrfey 

AVarwîck  et  Birmingham 

Worcester  et  idem 

DOCKS. 

Commercial 

Indo  orientales 

Londres 

Ste.-Catliorine 

ludcs  occidentales 

TRAVAUX  HYDRAULIQUES. 

Londres  (orientale) 

Grande  Jonction 

Kent 

Londres  (méridionale) 

Middlesex  occidental 

COMPAGNIES  DU  GAZ. 

Cité  de  Londres 

ÎVouvellc  cité  de  Londres 

Phénix 

Impériale 

Générale  unie 

Westminster 

COMPAGNIES  D'ASSURANCE 

Albion 

Alliance 

Jd.    maritime 

Atlas 

liritish  commercial 

Glohe 

Gardian 

Hopc. 

Irapérialr 

id,    sur  la  vie 

Ijw  lifc 

Londres 

Protecteur 

K.wk 

Lchanjc   rojal 


Priï 
primitif 

des 
Actions. 


100 
'So 


Montant 

des 
versemen> 

des  Ac- 
tion naire.- 


100 

17   10 
100 
i33 


100 

4" 

S5 


s 

5 

.1 

100 


i35 
3oo 

124" 

ii3 

309 

=9 

3a 

392  ■ 

'3o 

28 


210   10 


46 


\ 

10 

<) 

5 

4 

10 

So 

10 

11 

4 

i5 

0"! 

^ 

3G0 


DU  COMMERCE,    DE  L  IRDLSTUIE  ,   ETC. 


ï9f 


COMPAGNIES  DES  MINES. 

Aii^lii-Mcxicaine 

/(/.  Chilienne 

Bnlanos 

1)rc>i]ienae 

C.olnnibienne 

Mexicaine 

Real   del   monte 

Mexicaine- Unie 

SOCIÉTÉS  DIVERSES. 

Compaj^nîc  d'Agriculture  Australienne.   , 

Kxplditalioii  du  for    anglais 

Compagnie  d'A?ricultnre  du  Canada.   .   . 

/(/.        de  la  Colombie .  .   . 

Navigation  par   la  vapeur 

Banque  provinciale-irlandaise 

Compagnie  de  Rio  delà  Plata 

Tii.         de  la  terre  de  Van  Dleraen.   .  .  , 

Ueversionary  interest  societv 

('ompagnie  du  passage  sous  la  Tamise..  ,  . 

Pont  de  Waterloo 

Pont  de  Vauxball 


Prix 
primitif 

des 
Arlions. 


4oo 

100 
lOO 
lOO 

400 

40 


100 
100 
100 
100 
5o 

lOtJ 
100 


Monta 
des 


2G   I. 
3 


Cours  des  fonds  publics    anglais    et    étrangers ,  depuis 
le  i:\  octobre  iS9^'^  jusqu'au  24  novembre  182^. 


FO^DS    ANGLAIS.  Plus  haut.  Plus  bas.      dern.  cours. 

Bank  Stock ,   8   p.  o/o 216   1/2 ...  204  .    ...   2o5    .... 

3  pour  0/0  consolidés 88  1/2 . . .  84 84  3/4 

3  p.  0/0  réduit 873/4...     83  1/4..     84.... 

3  I  /ï  p.  0/0   réduit t) ^  3/8 ...     89  7/8 . .      90   1/2 

Nouveau  4  p- 0/0 102  .yS...  100  i/S..    joo  .H/4 

Longues  annuités  expirant  en  18G0 iq5/8...      10   11/16     18  3/4 

Fonds  de  rin  Je,    10  1/2  p.  0/0 267    1/2...  -i^c^     ....    25o.... 

Obligations  de  l'Inde  ,  4  p-  c/o loos.p.m.     78s. p. m.  82s. p.m. 

Billets  Je  rÉchiquiei-,  3  d.  par  jour G3s.p.m.     5isp.m.  53s. p.m. 


IQ21  NOUVELLES  DES  SCIENCES  ,   ETC. 

FONDS  Étrangers.  p'"'  """'■  P'""  '«•*•  «'""•  o"" 

Obligations  autrichiennes,  5  p.  o/o ^4  'Z^..  f)i   1/2...     c)i  » 

/cf.  du  Brésil tVf 61   1/2..  Sg 60   1/4 

/(/.  de  Buenos- Ayres. .. .   6  p.   0/0 5i  1/2..  45 ^&  » 

/J.  du  Chili »W -28 25 38» 

Id.  de  Colombie  ,    1822 . .   id. 27  i/4   .  23 27    1/4 

Id.  id. ,  1 824 .  •  id 3 1  1/4 • .  27 3o  » 

Id.    du  DaneinDtck 3  p.  0/0 62  1/4.  •  60 60  i/4 

Rentes  françaises 5  p.  0/0 102  3/4  • .  loo  1/2 . .  100   1/2 

Id 3p.  0/0 721/2..  691/2..  691/2 

Obligations    grecques....   5  p- 0/0 igi/4..  15  3/4-.      i8   1/2 

Id.  jSIexicaines 5  p.  0/0 44 4^ 4^   " 

Id.         Id 6p.  0/0 551/2..  533/4..  533/4 

Id-  Péruviennes 6  p.  0/0. .....      4' ^4 35   » 

Id.  Portugaises.. 5  p.  o,'o... . . . .      761/4..  75  i/4' •  7^   i/4 

irf.  Prussiennes,  1818 id. 100  3/8..  991/4.-  99  3/4 

Id.  id.         1822 id ICI  5/8.  .  1001/2..  ici   » 

Id.  Russes id 94  3/4.  •  91  3/4. .  92   » 

Id.  Espagnoles id 1 1  1/2 . .       9  5/8 .  •  11    i /4 


ERRATA. 


Page  'j3,  à  la  fin  du  premier  alinéa  ,  au  lieu  de  :  un  parti  démocratique 
redoutable  se  formerait  dans  les  classes  instruites  de  cette  i/taniè''e  ;  lisez  : 
un  parti  déinocrnlique  redoutable  se  formerait ,  de  cette  manière ,  dans  les 
classes  instruites. 

Page     5  ,  ligne  5,  au  lieu  de  :  nobiliere  ,  lisez  :  nobiliaire. 

Page  27,  deuxième  Jirnica,au  Wtnàe.-.qu^ils'asseie ,  lise»  :  qu'il  s'asseye. 

Page  120,  troisième  alinéa,  au  lieu  de  :  le  maire  de  l'endroit,  lisez; 
l'Homère  de  l'endroit. 


DECEMCKK   iti^r. 


^%\\\\^^\\\\\\.\\K\\K\\\\'\x'\'\%.\'\\,\fv\'V'\\\\\/\n.%/k/\.%.'\f\\\'v\/\/\.\.x\\,\\\.\\\\\\\\\\'\  \.\^\^.^  i*- 


REVUE 


REVOLUTIONS  DE  LA   NATURE 


DANS     LA     FRANCE     CENTRALE. 


A  Tissue  de  la  dernière  guerre,  ceux  de  nos  compa- 
triotes qui  avaient  fait  une  courte  excursion  sur  le  conti- 
nent ne  manquaient  pas,  à  leur  retour,  de  comparer  la 
France  à  un  volcan  éteint,  et  de  parler,  en  phrases  so- 
nores, des  traces  profondes  laissées  par  les  commotions  qui 
avaient  ébranlé  son  système  social,  et  de  l'état  d'épuise- 
ment où  elle  était  tombée ,  après  avoir  au  loin  étendu  ses 
ravages.  Notre  intention  n'est  pas  de  reproduire  ces  bril- 
lantes métaphores  :  c'est  sur  des  faits  matériels  et  des  ré- 
volutions d'un  tout  autre  genre  que  nous  allons  diriger  Tal- 
lention  de  nos  lecteurs.  Nous  voudrions  que  cette  foule  de 
voyageurs  qui  traversent  incessamment  la  France  sur  les 
mêmes  roules,  et  qui  se  plaignent  que  ses  paysages  sont 
dépourvus  de  grandeur  et  de  charme,  renonçassent  à  ces 
courses  monotones,  et  se  rendissent  en  Auvergne  ,  dans  le 
Velay  et  le  ^  ivarais.  Les  phénomènes  les  plus  remarquables 
de  l'Auvergne  peuvent  être  étudiés  à  Clermont,  ville  qui 
n'est  qu'à  cinquante  postes  de  Paris,  dans  laquelle  on  se 
rend  dans  moins  de  quarante  heures,  et  oii  on  trouve 
d'excellentes  au.berges*,    et  cependant  cette  partie  de  la 

XV.  I  ') 


1C)|  UÉVOLUTIONS    DE   LA   X ATURE 

France  n'est  pas  moins  inconnue  aux  explorateurs  anglais 
que  l'intérieur  de  la  Nouvelle-Hollande  aux  planteurs  des 
colonies  naissantes  établies  sur  la  côte.  Que  les  curiosités 
naturelles  de  ce  canton  n'aient  été  découvertes,  parles 
Français  eux-mêmes ,  que  vers  le  milieu  du  siècle  der- 
nier, et  que,  depuis,  ils  les  aient  bien  rarement  visitées, 
cela  n'est  pas  étonnant;  car,  selon  l'observation  à  la  fois 
judicieuse  et  satirique  de  M™^  de  Staël  :  «  En  France,  on 
ne  pense  qu'à  Paris,  et  on  a  raison,  puisque  c'est  toute  la 
France.  »  Mais,  ce  qui  n'est  guère  plus  facile  à  expliquer 
que  les  problèmes  résolus  par  M,  Scrope,  dans  le  mémoire 
qu'il  vient  de  publier  sur  la  géologie  de  la  France  Cen- 
trale (i),  c'est  que  nos  compatriotes  qui  ont  franchi  les  Alpes 
et  les  Apennins,  en  si  grand  nombre,  qu'il  semblerait  que  Na- 
poléon n'ait  construit  les  routes  superbes  sous  lesquelles  il  a 
courbé  ces  montagnes,  que  pour  eux  et  leur  plaisir,  n'aient 
point  examiné  les  champs  phlégréens  de  l'Auvergne,  et 
que,  poussés  par  leur  ardente  et  infatigable  curiosité  ,  ils 
ne  soient  pas  venus  visiter  les  magnifiques  colonnes  en  ba- 
salte de  Montpezat  et  de  Jaujac  ,  comme  ils  vont  voir  celles 
de  la  Chaussée  du  Géant  ou  de  la  Grotte  de  Fingal. 

Il  serait  bien  difficile  de  trouver,  dans  aucune  chaîne 
de  montagnes  ,  des  aspects  d'un  caractère  plus  imposant 
que  ceux  de  quelques-unes  des  vallées  du  Bas-Vivarais  et 
de  l'Auvergne.  La  riche  verdure  de  leurs  bois  de  châtai- 
gniers, si  agréablement  colorée  par  une  atmosphère  à  lu 
fois  douce  et  brillante,  convient  bien  davantage  à  la  pein- 
ture, que  les  tons  durs  et  crus  des  Alpes  et  des  Pyrénées, 
de  leurs  chutes  d'eau  et  de  leurs  forêts  de  pins.  Mais  la 
mode  n'a  pas  encore  pris  sous  son  patronage  cette  partie 
de  la  France  -,  les  baigneurs  du  Mont-d'Or  y  jettent  à  peine 

(i)  Memoir  on  the  f;eology  nf  Central  France  ;  iiicliiding  the  volcanic 
formations  of  Auvergne. ,  the  Velay,  and  the  Vlvarai.s,  with  a  volume  of 
maps  aiitl  [ilalcs.  By  (i.  P.  Scrope.  î.ondon  ,  1827. 


DANS  LA   FRANCK  CENTRALE.  l  9  J 

quelques  regards  distraits;  et  celte  foule  vulgaire,  qui  n"a 
d'autres  impressions  que  celles  qu'on  lui  communique , 
va  porter  ailleurs  sa  stérile  curiosité  et  ses  extases  de  com- 
mande. 

Ces  beaux  lieux,  où  la  nature  ne  se  montre  plus  que  sous 
des  traits  d'une  grandeur  paisible,  ont  été,  dans  un  passé 
bien  loin  de  nous  ,  bouleversés  par  des  catastropbes  ef- 
froyables, dont  l'histoire  n'a  conservé  aucun  souvenir,  mais 
dont  la  géologie  a  reconnu  la  trace.  De  grands  dépôts  d'eau 
douce  dont  il  est  facile  d'assigner  les  limites,  et  auxquels 
on  ne  pourrait  comparer  aucun  lac  de  l'occident  de  l'Eu- 
rope moderne ,  ont  disparu  de  ces  contrées  ,  après  en  avoir 
occupé  une  partie  ;  et  une  redoutable  aggrégation  de  vol- 
cans, qui  s'v  est  formée,  à  deux  reprises  séparées  par  de 
longs  intervalles,  devait  tout  ébranler  autour  d'elle  ,  à  des 
distances  énormes  (i). 

A  l'ouç.st  de  la  vallée  de  la  Limagne ,  et  immédiatement 
derrière  Clermont,  s'élève  un  plateau  de  granit,  d'enviroi\ 
seize  cents  pieds  au-dessus  de  la  vallée,  et  trois  milles  au- 
dessus  de  la  mer.  Ce  plateau  sert  de  base  à  soixante-dix 
montagnes  volcaniques  de  dimensions  diverses  ,  appelées 
les  Puys  des  Monts-Dômes ,  qui  forment,  avec  les  amas  de 
cendres  et  de  scories  répandues  autour  d'elles ,  une  chaîne 

(i)  Note  DuTr.  Sir  Stamfort  Raffles  a  rapporté  un  fait  dont  il  a  été  le 
témoin,  qui  peut  donner  une  idée  de  la  force  prodigieuse  de  l'action  vol- 
canique ,  et  de  la  distance  à  laquelle  les  effets  peuvent  en  être  ressentis. 
Pendant  une  irruption  du  Tomboro,  dans  Tîle  de  Sumbawa  de  l'Océan 
Indien,  la  terre  trembla  dans  tontes  les  îles  ^loluques,  à  Java,  dans  une 
portion  considérable  des  Célèbes,  de  Bornéo,  de  Sumatra,  c'est-à-dire  dars 
une  circonférence  de  mille  milles  (plus  de  trois  cents  lieues),  à  partir  du 
centre.  A  Java,  qui  en  est  éloigné  de  trois  cents  milles  (cent  lieues),  le 
ciel  fut  obscurci  en  plein  midi  par  des  nuages  de  cendres ,  qui,  en  tombant , 
formèrent  une  épaisseur  de  plusieurs  pouces  dans  la  campagne.  «  Au  milieu 
des  ténèbres,  dit  Sir  Stamfort,  les  explosions  se  faisaient  entendre,  par  in- 
tervalles, comme  des  décharges  d'artillerie,  ou  le  bruit  d'un  tonnerre 
lointain.»  S- 


ig()  RÉVOLtTlOXS  Hr.   I.A  NATURE 

élevée  et  irrégulière  d'environ  six  lieues  de  long  sur  deux 
de  large.  La  hauteur  de  ces  montagnes  varie  de  5oo  à 
i.ooo  pieds,  à  partir  de  leurs  bases.  Elles  se  composent 
de  blocs  de  laves ,  de  fragmens  de  trachyte  ,  de  roches  gra- 
nitiques, etc.  Leur  forme  affecte  plus  ou  moins  celle  d'un 
cône  tronqué.  Le  cratère  de  plusieurs  est  intact  -^  mais  , 
en  général ,  il  est  brisé  du  côté  par  lequel  la  lave  sortait. 
Les  coulées  descendent  sur  les  flancs  de  la  montagne,  oc- 
cupent une  portion  considérable  du  plateau ,  ou  rem- 
plissent le  creux  de  quelque  vallée.  Elles  présentent  une 
succession  raboteuse  de  scories  informes  :  on  dirait  une 
mer  sombre  et  tuibulcnte  de  matières  visqueuses  ,  con- 
gelées tout- à-coup  au  moment  même  de  la  tempête. 
Dans  certaines  parties  ,  la  lave  tuméfiée  forme  une  es- 
pèce de  voûte -,  les  ruisseaux  dont  elle  a  usurpé  le  lit  cou- 
lent par  dessous  et  sortent  à  Textrémité,  de  la  même  ma- 
nière queFArvéron  sort  de  son  glacier,  près  de  Chamoui  ; 
les  habitans  sont  souvent  obligés  d'aller  puiser ,  à  plu- 
sieurs milles,  Teau  qui  est  au -dessous  de  leurs  propres 
maisons. 

Un  des  plus  grands  cônes  volcaniques  de  la  chaîne  dont 
nous  venons  de  parler  est  le  Pelit-Puv-de-Dôme,  élevé  de 
plus  de  4^000  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  com- 
posé entièrement  de  scories  ,  de  sable,  de  cendres,  et  con- 
tenant un  cratère  très-régulier,  dq  trois  cents  pieds  de 
profondeur,  et  d'un  diamètre  égal.  Une  autre  de  ces  mon- 
tagnes, le  Puv  de  Côme  ,  remarquable  par  la  régularité 
de  sa  forme  conique ,  s'élève  majestueusement  au-dessus 
de  la  plaine,  à  une  hauteur  de  neuf  cents  pieds.  Ses  flancs 
sont  couverts  de  bois  ,  et  le  sommet  présente  deux  cra- 
tères distincts  et  très-réguliers ,  dont  1  un  n'a  pas  moins  de 
deux  cent  cinquante  pieds  de  profondeur  verticale.  La  cou- 
lée de  lave  ,  au  lieu  de  sortir  de  l'un  ou  de  l'autre  de  ces 
cratères,  commence  à  la  hase  occidentale  de  cette  éleva- 


DA^'S  LA   HIAKCE   CF,ATl\Al.i:.  UjJ 

Uoii.  A  une  diskuKc  Irès-rapprocliée,  elle  a  leuconlré  une 
roche  angulaire  de  granit,  qui  l'a  forcée  de  se  diviser  en 
deux  brandies.  La  plus  considérable  ,  celle  de  la  droite  , 
après  avoir  trouvé  dans  sa  course  plusieurs  obstacles  qui 
l'ont  contrainte  de  la  modifier,  s'est  dirigée  vers  le  lieu 
où  sont  aujourd'hui  le  château  et  la  ville  de  Pont-Gibaud, 
et  après  avoir  franchi  ensuite  une  collir.e  de  granit  fort 
escarpée,  elle  s'est  rendue  dans  la  A'allée  de  la  Sioule,  qu'elle 
a  dépossédée  de  son  lit  et  qui  s'en  est  fait  un  autre  entre 
la  lave  et  le  granit  d'une  de  ses  rives.  L'excavation  ef- 
fectuée par  cette  rivière  a  découvert  un  mur  de  lave ,  de 
cinquante  pieds  d'élévation,  divisé  verticalement  par  des 
colonnes  régulières  de  forme  prismatique. 

Mais  la  Sioule  ne  devait  pas  souffrir  de  cette  seule  inva- 
sion. L'autre  courant  de  lave,  qui,  à  partir  du  point  de 
séparation,  suivit  une  direction  ouest-nord-ouest,  attei- 
gnit bientôt  le  lit  de  cette  rivière ,  à  environ  une  lieue  au- 
dessus  de  l'autre  irruption  ;  et  franchissant  ses  rives  , 
remplit  toute  la  vallée  d'une  digue  de  cent  cinquante 
pieds  de  haut.  Epuisée  par  cet  effort ,  elle  s'arrêta  à  une 
courte  distance  ,  à  l'endroit  oij  se  trouve  maintenant  le 
village  de  Masayes.  Les  eaux  de  la  Sioule,  arrêtées  ici 
comme  à  Pont-Gibaud  par  la  digue  immense  qui  barra  lout- 
à-coup  son  lit,  durent  nécessairement  produire  un  lac 
])ar  leur  stagnation  ^  et  probablement,  elles  auraient  fini , 
comme  dans  l'autre  cas,  par  s'ouvrir  un  passage  parallèle 
au  premier,  si  la  colline  qui  forma'it  la  rive  de  l'ouest, 
composée  d'un  terrain  d'alluvion  très-mou,  n'avait  pas 
cédé  à  l'énorme  pression  des  eaux.  Une  grande  excava- 
tion, qui  subsiste  encore,  s'ouvrit  dans  la  colline,  et  les 
eaux  du  lac  se  déchargèrent,  par  cette  voie,  dans  le  lit  de  la 
Monges.  L'observateur  le  plus  inallcnlif  peut  reconnaître  ces 
cbangemens.  La  superficie  totale  du  plateau  couvert. par  la 
lave  descendue  diiP.uy-de-Côme  ne  peut  pas  être  estimée  à 


iy8  r.ÉvoLUTioiNS  i>e  i.a  nature 

moins  de  trois  lieues  carrelés.  Elle  est  extrêmement  rabo- 
teuse ;  elle  offre  une  succession  continuelle  d'aspérités 
(juise  suivent  comme  les  flots  d'une  mer  battue  par  l'orage. 
Eu  marchant  sur  ce  plateau  ,  ce  qui  n'est  pas  fecile ,  on 
reconnaît  qu'il  se  compose  de  blocs  informes  de  basalte  , 
jetés  dans  le  plus  grand  désordre  à  côté  les  uns  des  au- 
tres. Cependant,  dans  les  étroits  et  profonds  intervalles 
qui  les  séparent ,  on  aperçoit  de  petites  portions  de  terre 
couvertes  de  gazon  et  de  fleurs  des  champs ,  et  des  buissons 
dont  la  riante  verdure  contraste  singulièrement  avec  l'as- 
pect désolé  de  cette  triste  solitude. 

Le  Puy-de-Louchadière  est  complètement  isolé  des  au- 
tres 5  il  forme  un  cône  superbe  dont  l'élévation  est  de 
1,000  pieds  au-dessus  de  la  plaine  de  l'ouest,  et  de  3,966 
pieds  de  hauteur  absolue.  Il  est  couvert  de  forets  qui  en 
augmentent  beaucoup  la  beauté  ,  et  qui  ont  fait  disparaître 
le  caractère  terrible  qu'il  aurait,  s'il  n'était  pas  revêtu 
d'arbres  et  de  verdure.  Son  cratère  mesure  4^6  pieds  ver- 
ticaux ;  le  courant  de  laves  tombe  d'abord  brusquement 
par  une  pente  escarpée,  et  va  ensuite  remplir  la  plaine  des 
vagues  gigantesques  de  ses  scories. 

Au  sud  du  Puy-de-Laschamp,  se  trouve  une  réunion  de 
cônes  volcaniques ,  qui  forme  un  cercle  irrégulier.  C'est  le 
produit  d'éruptions  fréquemment  renouvelées  dans  un  pe- 
tit espace,  et  qui,  selon  toute  apparence ,  exercèrent  leurs 
lavages  à  de  très-courts  intervalles,  et  presque  simultané- 
ment. C'est ,  sans  contredit,  la  porlion  la  plus  intéressante 
de  loute  la  chaîne.  Cette  scène  imposante  laisse  dans  la 
mémoire  une  trace  ineflaçable.  Peut-être  n'y  a-t-il  aucun 
endroit,  dans  les  champs  phlégréens  de  l'Ilalie  ou  de  la  Si- 
cile, qui  réunisse  à  un  plus  haut  point  tous  les  caractères 
d'un  pays  désolé  par  des  phénomènes  volcaniques.  Il  est 
vrai  que  ces  cônes,  jetés  çà  et  là  ,  sont  en  général  couverts 
Hc  vordun>  ;  il  y  en  a  cependanl  quchpuîs-uns  dont  les  flancs 


DA>S  LA   KRAKCE   CEISTRALE.  1  f)C) 

sont  dépouillés,  et  rintérieur  de  leurs  cratères  noirs,  ra- 
boteux, scorifiés,  ainsi  que  les  aspérités  dont  les  courans 
délaves  ont  rempli  la  plaine,  ont  une  fraîcheur  d'aspect 
que  le  feu  peut  seul  conserver  à  ses  produits,  et  offrent  un 
effravant  tableau  des  opérations  de  cet  élément  dans  sa  re- 
doutable énergie. 

Il  y  a  une  coulée  de  laves  dont  la  longueur  est  de  plus 
de  trois  lieues,  et  dont  la  chute  a  1,900  pieds.  Une  autre, 
dont  la  longueur  est  de  quatre  lieues ,  a  une  différence  de 
niveau  de  3,23o  pieds,  entre  l'endroit  où  elle  commence  et 
celui  où  elle  se  termine.  Cette  dernière  a  interrompu  le 
cours  de  ces  deux  rivières ,  près  de  leur  confluent ,  et  donné 
ainsi  naissance  à  deux  la(^ ,  celui  de  la  Caissière  et  celui 
d'Aidat,  qui  forment  une  nappe  d'eau  étendue  et  très-pit- 
toresque. 

A  l'extrémité  de  la  petite  coulée  septentrionale  de  Gra- 
venère ,  près  de  Clermont,  se  trouve  une  caverne  qui  re- 
produit tous  les  phénomènes  de  la  fameuse  Grotte  du  Chien. 
Il  s'échappe  sans  cesse  de  son  sein  et  de  ses  flancs  des 
émanations  d'acide -carbonique,  dont  les  qualités  mé- 
phitiques ont  été  démontrées  par  de  nombreuses  expé- 
riences. Une  industrie  patienle  est  parvenue  à  mettre  ce 
courant  en  culture  ,  par  des  procédés  analogues  à  ceux 
employés  pour  féconder  les  flancs  de  l'Etna  et  du  Vésuve^ 
on  y  a  planté  des  vignobles  qui  rivalisent,  par  l'abondance 
de  leurs  produits,  avec  ceux  de  ces  deux  volcans. 

Le  problème  le  plus  embarrassant  que  présente  cette 
chaîne,  résulte  de  cinq  à  six  montagnes  jetées  irrégulière- 
ment au  milieu  des  autres,  mais  dont  la  structure  et  la  com- 
position sont  tout-à-fait  différentes.  Une  d'elles,  le  Puy-de- 
Dôme,  qui  n'a  pas  moins  de  5, 000  pieds  de  hauteur 
absolue  ,  s'élève  fièrement  au-dessus  de  celles  qui  l'envi- 
ronnent. Nous  reviendrons  sur  l  origine  probable  de  ces 
montagnes. 


200  KLN OLtTiO^S  DE   LA  >ATVRE 

Les  roclies  d'origine  volcanique  ,  dans  la  France  Cen- 
trale, ont  ordinairement  été  divisées  en  anciennes  et  en  mo- 
dernes. M.  Scrope  reconnaît  la  convenance  de  cette  clas- 
sification ^  mais  il  assure  qu'on  en  a  fait  une  application 
très-arbitraire.  «  Des  dates  très-diverses,  dit-il,  doivent 
être  assignées  aux  éruptions  considérées  comme  les  plus 
modernes  ^  car  les  surfaces  des  coulées  ont  éprouvé  des  de- 
grés très-différens  de  décomposition  ;  et  il  y  en  a  qui  sont 
beaucoup  plus  stériles  et  plus  raboteuses  que  les  autres. 
Cette  indication  ne  suffirait  pas  toutefois  pour  en  détermi- 
ner l'âge  respectif,  puisque  l'action  du  tems  sur  les  laves 
se  modifie  avec  les  variétés  de  leur  constitution  minérale. 
Mais  elles  nous  fournissent  des^données  certaines  ,  quand 
elles  coïncident  avec  d'autres  ,  telles ,  par  exemple ,  que 
la  conservation  plus  ou  moins  grande  du  cône,  ou  l'éléva- 
tion relative  du  courant  au-dessus  du  niveau  le  plus  bas 
des  cours  d'eau  actuels.  Les  inductions  que  l  on  tire  de 
cette  dernière  circonstance  méritent  surtout  de  fixer  notre 
attention.  » 

L'ancienne  province  d'Auvergne  comprend  dans  ses 
limites,  non -seulement  la  Limagne,  les  Monts -Dôme, 
et  les  terrains  d'eau  douce  occupés  jadis  par  les  grands 
lacs  dont  nous  avons  parlé ,  mais  aussi  le  Cantal  et  le 
Mont -d  Or  avec  ses  dépendances.  Le  dernier  se  joint 
géograpbiquemeut  au  district  que  nous  venons  de  dé- 
crire. C'est  une  vaste  montagne  dont  la  pojtion  la  plus 
élevée  a  sept  à  liuit  sommets  groupes  ensemble,  dans 
une  circonférence  d'environ  un  mille  de  diamètre  -,  la 
plus  baute  de  ces  cimes  s  élève  à  6,21^  pieds  au-dessus 
du  niveau  de  la  mer.  Cette  masse  se  compose  de  coucbes 
successives  d'origine  volcanique ,  d'une  grande  épais- 
seur,  et  qui  cacbcnt  presqu'entièremcnt  le  sol  j>rimilif. 
Elle  est  entamée  sur  les  côtés  [)ar  deux  vallées  profondes, 
celle  de  la  Dordogne  et  celle  de  Chiimbon  ,  et  sillonnée  par 


DANS  LA  FnANCE  CENTRALE.  20I 

une  douzaine  de  cours  d'eau  moins  considérables,  qui  ont 
leurs  sources  près  des  éminences  centrales ,  et  qui  se  diri- 
gent indifféremment  vers  tous  les  points  de  l'horizon.  On 
ne  reconnaît ,  dans  cette  montagne ,  la  trace  d'aucun 
cratère  régulier.  Cependant  M.  Scrope  ne  doute  pas  que 
ce  ne  soit  le  squelette  d'un  immense  volcan,  dont  les  dé- 
jections les  moins  fortes  ont  été  entraînées  par  les  pluies, 
et  forment  les  amas  qui  tapissent  ses  flancs  ,  tandis  que  ses 
produits  plus  durables,  ses  coulées  de  laA'es  ,  ses  brèches, 
ont  résisté  à  l'action  de  ces  agens  destructeurs.  Il  observe  que 
si  un  jour  les  feux  de  l'Etna  s'éteignaient ,  ce  volcan  présen- 
terait le  même  aspect  que  le  Mont-d'Or,  puisque  ses  flancs 
sont  déjà  profondément  sillonnés  par  des  ravins,  produits 
des  tremblemens  de  terre  et  des  torrens  de  pluie.  ^  ers  la 
base  de  la  montagne  ,  où  l'inclinaison  moins  forte  a  permis 
aux  coulées  de  laves  de  s'étendre  en  largeur,  elles  compo- 
sent une  série  de  vastes  plates-formes,  dont  la  pente,  à 
l'extrémité  inférieure  ,  est  à  peine  sensible.  Les  courans 
de  basalte  ont  coulé  dans  toutes  les  directions,  à  la  dis- 
tance de  quinze  à  vingt  milles,  et  même,  dans  quelques 
cas,  à  la  distance  de  vingt-cinq  à  trente  (dix  lieues),  à 
partir  des  hauteurs  centrales.  Les  plateaux  de  Irachyte,  au 
contraire,  excèdent  rarement  une  longueur  de  dix  milles-, 
mais  ils  ont,  en  élévation  et  en  largeur,  ce  qui  leur  manque  en 
longueur.  Les  traînées  de  laves  du  Mont-d'Or,  toutes  prodi- 
gieuses qu'elles  paraissent,  sont  égalées  par  quelques-unes 
des  coulées  modernes  de  l'Etna,  et  surpassées  par  celles  de 
l'Islande.  Les  matières  jetées  du  Mont-d'Or  par  fragmens 
semblent  avoir  égalé  autrefois  le  volume  de  ces  torrens 
de  laves.  On  en  trouve  jusqu'à  un  éloignement  de  vingt 
milles,  depuis  le  sommet  de  la  montagne;  éloignement 
auquel  ils  auront  été  transportés,  soit  par  les  torrens  pro- 
duits de  la  fonte  de  la  neige  en  contact  avec  la  lave  brû- 
lante ,  soit  par  ces  pluies  d'orage  qui  accompagnent  d'ordi- 


202  RÉVOUJTIOKS  DE  LA  KATUWE 

naire  les  éruptions,  ou  peut-être  par  ces  déluges  d'eau  qui 
sortent  quelquefois  de  certains  volcans  et  surtout  de  ceux 
d'Amérique.  On  supposait  jadis  que  l'eau  bouillante  et 
fangeuse  que  les  volcans  du  jNouveau-Monde  répandent 
de  tems  à  autres  avait  une  source  aussi  profonde  que 
la  lave  elle-même  (i),  jusqu'à  ce  que  M.  de  Humboldt  y 
découvrit  des  petits  poissons  en  si  grande  quantité  qu  ils 
infectaient  l'atmosphère.  Depuis  cette  observation,  on  a 
pensé  que  ces  eaux  provenaient  de  lacs  formés  dans  l'in- 
térieur de  la  montagne.  Dans  la  grande  éruption  du  \é- 
suve  ,  en  1822  ,  la  pluie  entraîna  les  cendres  et  le  sable 
jetés  par  le  volcan ,  et  ce  torrent  bourbeux  descendit  avec 
une  telle  rapidité  dans  les  rues  de  Portici ,  que  plusieurs 
soldats,  buvant  dans  une  taverne,  furent  en  quelque  sorte 
emprisonnés  dans  la  boue,  et  eurent  beaucoup  de  peine  à 
sauver  leur  vie. 

A  l'extrémité  inférieure  de  la  vallée  de  la  Couse,  un  des 
cours  d'eau  qui  descendent  du  Mont-dOr,  on  a  récemment 
découvert  les  restes  fossiles  d'une  grande  variété  de  mam- 
mifères, tels  que  des  mastodontes,  des  éléphans,  des  rhi- 
nocéros ,  des  hippopotames ,  des  tapirs  ,  des  ours ,  dif- 
férentes espèces  dhiènes ,  de  panthères  et  autres  animaux 
des  tropiques.  M.  Bukland  a  reconnu  que  les  dents  d'ours 

(i)  Note  du  Tr.  11  est  reconnu  aujourd'hui  que  les  volcans  puisent  à 
J'imnienses  profondeurs  et  même  à  de  très-grandes  distances,  les  matières 
(ju'ils  jettent  sur  la  surface  du  sol,  car  ceux  qui  brûlent  depuis  plusieurs 
siècles  ne  pourraient  pas  conserver  leuis  dimensions  primitives  s'ils  ali- 
mentaient leurs  éruptions  avec  leur  propre  substance.  Sénèque  avait  déjà 
dit  que  le  feu  des  volcans  ///  ipsu  monte  non  alimentuni  habet ,  sed  viain. 
11  est  remarquable  que  ce  grand  homme,  répudié  par  la  frivole  pédanterie 
des  collèges,  sous  prétexte  que  sa  latinité  est  moins  élégante  que  celle  de 
l'Age  précédent ,  ait  pressenti ,  par  la  seule  force  de  son  génie  ,  presque  toutes 
les  vérités  naturelles  démontrées,  depuis,  par  l'observation  ou  le  calcul.  Sé- 
nèque  peut,  à  certains  égards,  être  considéré  comme  un  chaînon  intermé- 
diaire entre  la  philosophie  positi\c  et  prati<|uc  des  tems  modernes  et  les 
hypothèses  hardies  de  la  philoNUjihie  des  anciens.  S. 


I 


l)A»S  LA   Fr.A^CE    CE>TKALE.  2o3 

appartiennent  à  V ursus  cullvidens ,  espèce  éteinte  ,  la  même 
que  celle  qui  a  été  découverte  dans  la  cave  aux  hiènes 
de  Torquay  dans  le  Devonshire,  et  que  celle  trouvée  an- 
térieurement dans  le  ^  al  d'Arno  ,  mêlée  à  des  débris  d'é- 
léphans. 

Au  sud  du  IMont-d'Or  s'élève  le  Cantal,  avec  un  cratère 
central  dont  M.  Scrope  a  reconnu  la  trace.  Le  sommet  du 
Cantal  est  à  une  distance  de  vingt-cinq  milles  de  celui  du 
Mont-d"Or.  Le  sommet  du  premier  est  plus  conique.  Ses 
laves  trachy tiques  ont  coulé  à  une  plus  grande  distance  , 
mais  ont  moins  de  volume  et  sont  plus  anciennes  que  ses 
courans  de  basalte.  Elles  cacbent  presqu'entièrement  les 
produits  d'eau  douce  qui  sont  aii-dessous. 

Si  nous  quittons  TAuvergne  pour  nous  rendre  dans  l'au- 
cienne  province  de  ^  elav,  nous  trouvons  des  rocs  volcani- 
(jues  aussi  anciens  que  ceux  du  iNIont-d'Or  et  du  Cantal, 
et  que  l'on  croit  être  le  produit  d'un  troisième  volcan 
nommé  le  Mont-Mézène.  Cette  montagne  est  inférieure  en 
bauteur  absolue  au  ^lont-d  Or  et  au  Cantal ,  car  elle  a  seu- 
lement 5,820  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  Il  y  a 
en  outre,  dans  cette  partie  de  la  France,  des  cônes  vol- 
caniques comme  ceux  d'Auvergne  ,  dont  cbacun  probable- 
ment a  été  produit  par  une  seule  éruption.  Ces  cônes  sont 
plus  dégradés  que  ceux  qui  sont  près  de  Clermont ,  chaîne 
de  montagnes  dont  ils  paraissent  faire  le  prolongement.  Ils 
sont  serrés  si  étroitement  les  uns  contre  les  autres,  sur 
l'axe  de  la  chaîne  granitique  qui  sépare  la  Loire  et  l'Al- 
lier ,  de  Pahaguet  à  Pradelle ,  que  presque  tous  se  tou- 
chent par  la  base  et  forment  une  série  non  interrompue. 
M.  Scrope  en  a  compté  plus  de  cent-cinquante!  On  en 
trouve  encore  quelques  autres  plus  avant  dans  la  direction 
du  sud-est.  Ces  derniers  se  présentent  d'une  manière  inat- 
tendue au  milieu  des  roches  de  eranit.  Leurs  flancs  sont 


2o4  RÉvoL^:TIO^s  de  la  aatuke 

revêtus  de  la  végétalion  magnifique  du  châtaignier  d'Es- 
pagne. Ce  bel  arbre  y  atteint  même  une  plus  grande  éléva- 
tion ,  et  y  donne  des  fruits  plus  abondans  que  sur  le  sol 
primitif  du  voisinage.  Les  coulées  de  basalte  sorties  de  ces 
cratères ,  suivent  les  inégalités  de  la  vallée ,  précisément 
comme  aurait  pu  faire  un  courant  de  métal  en  fusion. 
Depuis  que  les  volcans  ont  vomi  ces  laves,  des  rivières  s'y 
sont  creusé  de  nouveaux  lits ,  et  non-seulement  elles  y  cou- 
lent au  milieu  de  murailles  de  basalte  de  i5o  pieds,  mais 
elles  ont  même  entamé  le  roc  de  granit  qui  est  au-des- 
sous. On  sent  combien  de  tenis  il  leur  a  fallu  pour  pé- 
nétrer à  une  telle  profondeur  dans  des  matières  si  rebelles, 
et  par  conséquent  à  quelle  haute  antiquité  doivent  re- 
monter ces  éruptions  ! 

Les  murailles  de  basalte  dont  nous  venons  de  parler  ont 
l'aspect  d'une  vaste  colonnade.  Celle  de  Jaujac,  qui  a  cent 
cinquante  pieds  d'élévation ,  est  d'une  beauté  sans  égale. 
On  en  trouve  une  autre  de  la  même  hauteur  dans  le  lit  de 
l'Ardèche,  près  du  village  de  Thuyts.  Sa  longueur  est  d'un 
mille  et  demi.  Il  n'y  a  que  la  nature ,  patiente  parce  qu'elle 
est  éternelle  et  qu'elle  dispose  du  tems  comme  de  l'espace, 
qui  puisse  exécuter  d'aussi  prodigieux  ouvrages. 

Nous  venons  d'esquisser  rapidement  les  grands  traits 
sous  lesquels  elle  se  présente  aujourd'hui  en  Auvergne  et 
dans  le  Vivarais-,  mais  c'était  sous  des  traits  plus  imposans 
encore  qu'elle  s'otfrit  aux  regards  de  l'homme  ,  s'il  existait 
alors  pour  la  contempler,  dans  ces  époques  dont  nous 
sommes  séparés  par  un  tems  dont  la  durée  épouvante  l'i- 
magination. C'est  avec  une  admiration  mêlée  de  crainte 
(|ue  nous  abordons  les  lieux  où  fume  le  ^  ésuve.  Quel  spec- 
l;>cle  ne  devaient  donc  pas  offrir  les  feux  de  cent  cinquante 
volcans,  réunis  dans  une  même  chaîne  et  se  louchant  par 
leurs  bases  comme  les  ondulations  de  l'Océan  !  Le  Non- 


DANS    L\   FUAKCF.   CEISXr.Al.E.  2o5 

veau-Monde  lui-même,  où  la  nature  a  construit  sur  une 
si  grande  éehellc ,  n'a  rien  ,  dans  ses  pompes  tenibles  ,  qui 
puisse  être  comparé. 

En  récapitulant  les  phénomènes  que  nous  venons  d'in- 
*  diquer  comme  les  plus  inléressans  pour  le  géologue  ,  dans 
Tinlérieur  de  la  France,  nous  les  classerons  dans  leur 
ordre  chronologique  ,  et  non  dans  celui  de  leur  origine  ou 
de  la  position  géographique  qu'ils  occupent.  Notre  revue 
sera  divisée  en  quatre  grandes  époques.  La  quatrième  com- 
prend tout  le  tems  qui  s'est  écoulé  depuis  la  dernière  érup- 
tion volcanique  jusqu'à  nos  jours.  Le  silence  de  l'histoire  sur 
cette  dernière  éruption  est  une  preuve  qu'elle  ne  peut  guère 
être  arrivée  il  y  a  moins  de  deux  mille  ans.  On  trouve  , 
il  est  vrai,  près  deClermont,  des  laves  qui  paraissent  aussi 
récentes  que  plusieurs  de  celles  qui  ont  coulé,  en  der- 
nier lieu,  de  l'Etna  et  du  Vésuve.  Mais  des  circonstances 
très- variables  influent  sur  la  conservation  des  laves,  et  sur 
la  durée  du  tems  qui  leur  est  nécessaire  pour  pouvoir  pro- 
duire de  la  végétation.  Si  elles  sont  très-vitrifiées ,  elles 
peuvent  rester  stériles  pendant  un  tems  indéfini.  Si  le  tissu 
en  est  poreux ,  l'eau  ne  se  maintiendra  pas  à  la  surface,  et  par 
conséquent  la  décomposition  sera  retardée.  Il  arrive  aussi 
que  des  pluies  de  cendres  ont  eu  lieu  après  leur  éruption  , 
et  alors  elles  sont  promptement  fertilisées.  Si  quelques-uns 
des  volcans  d'Auvergne  eussent  été  en  ignition  du  tems 
de  César,  ce  grand  homme  qui  campa  dans  ses  plaines, 
lorsqu'il  faisait  le  siège  de  Gergovie,  située  piès  de  Cler- 
raont,  en  aurait  sans  doute  parlé  dans  ses  Commentaires. 
Lors  même  que  le  souvenir  de  ces  éruptions  aurait  seule- 
ment été  conservé  par  la  tradition  ,  du  tems  de  Pline  et 
de  Sidoine  Apollinaire ,  le  premier  n'eût  pas  manqué  de 
les  mentionner  dans  son  Histoire  Naturelle .  et  le  second 
d'y  faire  quelqu' allusion  dans  les  descriptions  qu'il  nous  a 
laissées  de  la  province  où  il  avait  vu  le  jour  5  d'autant  plus 


■2o6  RÉVOLtîTIONS   UE  LA  >.\TUTVE 

qu'il  habitait  sur  les  bords  du  lac  Aidât,  qui  doit  son  exis- 
tence à  l'un  des  volcans  les  plus  récens.  Ces  grands  phé- 
nomènes ne  peuvent  pas  non  plus  avoir  eu  lieu  dans  le 
moyen  âge,  car  quand  bien  même  l'usage  de  l'écriture  eût 
été  inconnu,  la  tradition  orale  aurait  suffi  pour  nous  en 
transmettre  le  souvenir.  La  France ,  dans  les  tems  d'anar- 
chie qui  suivirent  la  mort  de  Charleraagne ,  était  sans  con- 
tredit presque  retombée  dans  sa  barbarie  aborigène.  Ce- 
pendant les  monastères  n'avaient  pas  cessé  d'exister  -,  et 
dans  cet  âge  superstitieux ,  de  semblables  prodiges  auraient 
été  racontés  dans  les  chroniques,  même  de  préférence  aux 
événemens  politiques  les  plus  importans.  Quoique  le  tems 
qui  s'est  écoulé  depuis  la  dernière  éruption  soit  considé- 
rable, proportionnellement  à  l'antiquité  des  monumens  his- 
toriques des  divers  peuples ,  il  n'a  apporté  aucun  change- 
ment notable  dans  l'aspect  du  pays.  Le  Puy-de-Pariou,  près 
de  Clermont ,  peut  être  pris  pour  spécimen  des  cônes  les 
plus  récens.  Le  cratère  est  presqu'intact  ;  les  arêtes  en  sont 
si  bien  conservées,  qu'on  peut  difficilement  s'asseoir  au- 
dessus  ;  mais  il  est  revêtu  de  gazon  dans  l'intérieur,  et  les 
bestiaux  qui  vont  y  paître  descendent  par  Tinclinaison  des 
côtés.  La  lave  produite  par  la  dernière  éruption  n'est 
couverte  que  dans  quelques  endroits,  d'une  fliible  végéta- 
lion,  et  d'un  petit  nombre  d'arbres  qui  croissent  dans  les 
ravins.  Elle  est  tellement  raboteuse,  qu'on  l'a  comparée  à 
une  rivière  gelée  tout-à-coup  par  l'arrêt  cl  la  réunion 
d'immenses  blocs  de  glaces. 

Le  période  qui  a  précédé  immédiatement  celui-là  est 
marqué  par  l'éruption  du  plus  grand  nombre  des  volcans 
de  la  seconde  classe;  c'est-à-dire  de  ceux  qui  se  sont  formés 
postérieurement  à  l'époque  où  le  Mont-dOr  était  en  acti- 
vité. On  compte  à  peu  près  trois  cents  volcans  de  celte 
espèce  distribués,  comme  on  l'a  déjà  vu,  sur  une  seule 
ligne  qui  se  dirige  du   nord  au  sud.   Ces  cônes  ont  tous 


DARS  LA  FHAR'CE  CENTRALE.  20^ 

]eté  des  cendres,  et,  dans  beaucoup  de  cas,  des  coulées 
de  laves  sorties  de  leurs  cratères  ou  de  leurs  ba^es.  Ils  ont 
du,  en  général,  se  former  dans  un  espace  de  tems  peu 
considérable  ;  car  dans  l'île  de  Lancerotte,  une  des  Cana- 
ries, plus  de  trente  cônes  qui  ne  sont  point  inférieurs, 
dans  leurs  dimensions,  à  ceux  d'Auvergne,  ont  surgi 
dans  le -dernier  siècle  ,  de  i^3o  à  i^36.  Cependant  il  y  a 
lieu  de  croire  que  de  longs  intervalles  ont  séparé  la  forma- 
tion des  différens  groupes  de  cônes,  car  c'est  aujourd'hui 
le  caractère  de  l'action  volcanique,  telle  qu'elle  se  mani- 
feste dans  tout  le  globe ,  que  de  longues  époques  de  repos 
alternent  avec  celles  d'activité.  La  diversité  de  l'élévation 
des  coulées  de  laves  au-dessus  des  vallées  existantes ,  la 
végétation  dont  quelques-unes  sont  recouvertes,  la  nudité 
d'un  plus  grand  nombre,  la  conservation  inégale  des  diffé- 
rentes montagnes,  et  beaucoup  d'autres  signes,  prouvent 
que  les  lois  qui  régissaient  jadis,  en  France,  les  commotions 
souterraines,  sont  analogues,  si  ce  n'est  identiques,  avec 
celles  qui  les  régissent  aujourd'hui  dans  tout  l'univers. 
Nous  pensons  que  c'est  au  milieu  ou  au  commencement 
de  ce  troisième  période  que  vivaient  les  mastodontes,  les 
rhinocéros,  leséléphans,  les  tapirs,  les  hippopotames,  les 
hiènes  et  les  autres  animaux  de  proie,  dont  on  trouve  au- 
jourd'hui les  débris  fossiles. 

Le  second  période  s'étend  depuis  les  dernières  érup- 
tions des  volcans  de  la  première  classe ,  jusqu'à  l'évacua- 
tion des  grands  lacs.  Vers  la  fin  de  ce  période,  selon 
M.  Scrope,  des  volcans  de  la  seconde  classe  s'ouvrirent  sur 
le  Mont-d'Or,  à  peu  près  comme  les  cônes  parasites  qui  s  é- 
lèvent  de  tems  en  tems  sur  les  flancs  de  l'Etna  (i).   Ces 

(i)  NOTK  DU  Tr.  En  1811,  neuf  [)etits  cônes,  dont  la  plupart  onl  versé 
des  laves,  se  formèrent  sur  le  colé  nord-ouest  de  l'Etna.  Ils  sont  dispose's 
sur  une  seule  ligne,  comme  une  partie  de  ceux  dont  il  est  question  d.uis  li; 
texte.  En  ififiq  ,  Monte  Rossi  s'éleva  sur  les  flancs  de  la  même  montagne.  Il 


208  KÉVOLLTIOXS  DE  LA  >ATLr.E 

volcans  ,  dans  l  opinion  du  géologue  que  nous  venons  de 
citer,  forment ,  en  quelque  sorte ,  les  anneaux  qui  réunis- 
sent les  deux  grandes  époques  des  explosions.  Quoique 
le  période  dont  nous  nous  occupons  ne  s'étende  pas  jus- 
qu'aux premières  explosions  ,  cependant  il  comprend  k 
peu  près  toute  la  durée  du  tems  pendant  lequel  les  trois 
grands  volcans  primitifs  lancèrent  cet  amas  de  rochers  qui 
encombrent  la  France  Centrale ,  et  les  époques  plus  ré- 
centes marquées  par  les  ouvertures  que  les  rivières  par- 
vinrent à  se  creuser,  non-seulement  dans  le  basalte  ,  mais 
aussi  à  travers  le  granit  et  les  terrains  d'eau  douce  qui 
se  trouvent  au-dessous.  Ces  grandes  catastrophes  ont  été 
séparées  par  de  si  longs  intervalles,  que  la  nature  a  pu 
quelquefois  cacher  la  trace  des  incendies  volcaniques,  sous 
ses  tapis  de  verdure,  comme  le  prouvent  les  débris  de  vé- 
gétaux interposés  entre  deux  couches  de  laves.  On  peut  se 
faire  une  idée  approximative  du  tems  qu'il  a  fallu  pour  cela, 
par  celui  qui  est  nécessaire  pour  que  les  laves  de  l'Etna  sup- 
portent de  la  végétation.  Nous  ne  sommes  pas  surpris  qu  à  . 
la  vue  des  preuves  irrécusables  de  ces  superbes  phéno-  | 
mènes,  les  géologues  ,  ne  sachant  comment  les  expliquer, 
aient  souvent  comparé  la  nature  elle-même  à  un  volcan  à 
demi  éteint,  fléchissant  sous  le  poids  de l  âge,  et  incapable, 
dans  sa  caducité,  de  reproduire  les  jeux  de  sa  terrible  en- 
fance. 11  est  d'autant  plus  facile  de  faire  impunément  ces 
assertions,  qu  elles  ne  peuvent  pas  être  démenties  par  un 
appel  au  court  espace  de  tems  dans  lequel  nos  observations 
sont  circonscrites.  Toutefois  le  sort  des  premiers  historiens 
de  l  espèce  humaine  doit  nous  prémunir  contre  le  danger 
de  ces  conclusions  trop  hâtives.  La  philosophie  des  âges 
plus  éclairés  a  invariablement  réduit  aux  proportions  or- 

esl  (le  la  iiicmc  dimension  que  la  grandeur  moyenne  des  montagnes  de  la 
chaîne  des  Puys  de-Dôme  ,  et  il  a  un  cône  double  de  même  que  le  Puy- 
de-Cyme.Scs  couraiis  de  lavej  ont  détruit  en  partie  l,-i  petite  villcde  Catane. 


OANS   LA  F1\A^•CE  CENTRALE.  20() 

^iinaires  la  stature  gigantesque  et  les  attributs  divins  des 
demi-dieux  et  des  héros  -,  tandis  que  des  prodiges  et  des 
phénomènes  merveilleux,  décrédités  d'abord  par  un  scep- 
ticisme trop  absolu ,  se  sont  trouvés  parfaitement  conformes 
aux  lois  de  la  nature. 

Le  premier  période  comprend  tout  le  tems  qui  s'est  écoulé 
depuis  la  destruction  définitive  des  lacs  jusqu'au  moment 
de  leur  apparition.   Ces   lacs   durent  ,  dans  le  principe  , 
ressembler  beaucoup  au  Lac  Supérieur ,  dans  l'Amérique 
du  Nord.  Près  d'un  millier  de  fleuves  ,  de  rivières  ,  de 
ruisseaux  vont  confondre  leurs  ondes  dans  cette  énorme 
mer  intérieure.  Au  printems,  à  l'époque  de  la  fonte  des 
neiges ,   tous  ces  cours  d'eau  grossissent ,   et  entraînent 
avec  eux  des  graviers ,  des  cailloux ,  du  bois ,  dont  ils  for- 
ment souvent  de  petites  îles ,  près  de  leur  embouchure. 
Le  géologue  ne  peut  pas  penser  sans  effroi  à  tout  ce  qui 
arriverait ,  si  l'Amérique  septentrionale  était  soumise  de 
nouveau    à    l'action    volcanique  ;    nous    disons   de   nou- 
veau ,  car  les  anciennes  couches  de  cette  partie  du  globe 
fournissent  des  preuves  nombreuses,  qu'elle  a  été  plu- 
sieurs fois  bouleversée  par  le  feu  des  volcans,  à  des  époques 
distinctes.  Des  ingénieurs,  chargés  de  déterminer  les  limites 
des  Etats-Unis  et  du  Canada ,  assurent  qu'un  exhaussement 
de  neuf  pieds  dans  les  eaux  du  Lac  Supérieur  suffirait 
pour  les  faire  déborder  sur  les  sources  du  Missouri  ;  elles 
cesseraient  par  conséquent  de  se  diriger  à  l'est  vers  l'At- 
lantique. Supposons  maintenant  que  cette  contrée  éprouve 
un  jour  un  tremblement  de  terre  semblable  à  celui  qui 
eut  lieu  au  Chili,  en  182.4 ,  lorsqu'une  grande  étendue  de 
côtes  fut  exhaussée  de  plusieurs  toises  au-dessus  de  l'an- 
cien niveau ,  et  que ,  dans  l'intérieur ,  les  roches  de  granit 
du  pied  des  Andes  se  sillonnèrent  de  profondes  crevasses. 
Il  est  évident  que,  dans  cette  hypothèse,  tout  l'aspect  du  pays 
serait  changé  j  car,  selon  toute  apparence,  les  eaux  du  Lac 


2IO  REVOLUTIOKS  DE  LA  »"ATURE 

Supérieur  prendraient  une  autre  direction ,  ce  qui  aurait 
des  conséquences  d'autant  plus  importantes ,  que  la  super- 
ficie de  ce  superbe  lac  n'est  inférieure  que  d'un  tiers  à  la  su- 
perficie totale  de  l'Angleterre.  Comme  il  est  évident  que 
des  pluies  de  cendres  et  d'autres  produits  volcaniques  sont 
tombés  dans  les  lacs  de  l'Auvergne  et  du  Cantal ,  avant 
qu'ils  fussent  desséchés ,  on  doit  croire  que  des  tremble- 
mens  de  terre  en  ont  accéléré  l'évacuation  finale.  Le  lac 
F^rié ,  en  Amérique  ,  n'a  pas  aujourd'hui  plus  de  quinze 
toises  de  profondeur  movenne ,  et  cette  profondeur  dimi- 
nue sans  cesse  par  les  accumulations  de  sables ,  de  cail- 
loux, de  limon  ,  de  coquillages,  de  roseaux.  On  a  constaté 
dernièrement  que  Longue-Pointe  avait  augmenté  de  plus 
de  trois  milles,  dans  l'espace  de  trois  ans,  par  des  terres 
d'alluvion.  Certes,  il  serait  possible  que,  dans  quelques 
siècles,  ce  grand  lac  fut  entièrement  desséché,  surtout  si, 
indépendamment  des  agens  qui  existent  aujourd'hui,  il  y 
avait  des  pluies  de  cendres  et  des  traînées  de  laves,  ainsi 
que  des  sources  de  matières  siliceuses  ou  calcaires,  telles 
que  celles  qui  se  trouvent  dans  les  contrées  volcaniques,  et 
qui  étaient  en  pleine  activité  dans  l'intérieur  delà  France  , 
au  tems  dont  nous  parlons. 

Nous  devons  nécessairement  nous  attendre  à  une  grande 
différence  entre  les  animaux  qui  vivaient  pendant  la  durée 
du  troisième  période,  et  ceux  du  second.  ?.Ième  dans  le  troi- 
sième un  changement  très-remarquable  se  fait  déjà  aper- 
cevoir. On  a  découvert  quarante  espèces  de  quadrupèdes 
fossiles  qui  appartiennent  pour  la  plupart  à  des  espèces  tout- 
à-fait  nouvelles  pour  nous  ^  et  comme  l'examen  de  ces  pré- 
cieuses antiquités  de  la  nature  n'a  commencé  que  depuis 
quelques  années ,  il  y  a  tout  lieu  de  croire  que  l'on  en  dé- 
couvrira d'autres  ,  et  qu'il  existait  alors  en  Auvergne  une 
aussi  grande  variété  dans  la  création  animale  que  celle 
qu'on  peut  observer  aujourd'hui  dans  les  contrées  oii  elle 


DAKS   la    FRANCE  CENTlîALE.  211 

est  le  plus  riche.  Les  oiseaux  appartenaient  à  des  genres  qui 
nous  sont  tout-à-fait  inconnus-,  et  les  reptiles  qui  vivaient 
dans  ces  tems  reculés  ne  se  retrouvent  plus  que  dans  les 
latitudes  les  plus  chaudes.  Les  testacées  qui  sont  ahondans 
différent  tous  des  espèces  vivantes 5  cependant,  ils  en  ap- 
prochent davantage  que  les  animaux  contemporains  d'un 
ordre  plus  élevé.  Les  espèces  des  plantes  terrestres  ou  aquà> 
tiques  étaient  plus  nombreuses  que  celles  qu'on  rencontre 
même  dans  les  couches  de  houille.  On  a  découvert,  entre 
autres,  des  débris  fossiles  de  palmiers  5  ce  qui  prouve  que 
le  sol  était  pénétré  d'une  température  plus  haute,  soit  que 
les  feux  qui ,  selon  certains  géologues ,  brûlent  au  sein  de 
la  terre  ,  eussent  plus  d'intensité  ^  ou  que  le  globe,  roulant 
sur  un  autre  axe ,  s'inclinât  différemment  vers  le  soleil. 

La  plupart  des  géologues  se  sont  mis  fort  à  l'aise  ,  eu 
avançant  que  les  anciennes  formations  appartenaient  à  un 
état  du  globe  tout-à-fait  différent  de  celui  qui  existe  au- 
jourd'hui. Ils  se  sont  ainsi  dispensés  de  raisonner  par  ana- 
logie ;  ils  ont  pu  donner  libre  cours  à  leur  imagination  ; 
et  quand  ils  ne  parvenaient  pas  à  expliquer  les  anciens 
phénomènes  de  la  nature  ,  ce  n'était  point ,  suivant  eux  , 
parce  qu'ils  ignoraient  les  lois  qui  la  gouvernent  actuelle- 
ment ,  mais  parce  qu'ils  ne  connaissaient  pas  celles  qui  la 
gouvernaient  dans  les  premiers  âges.  Maintenant  nous  de- 
manderons à  ceux  qui  sont  témoins  de  l'explosion  du  vol- 
can ,  des  secousses  du  tremblement  de  terre  ,  des  ravages 
des  torrens  et  des  pluies,  de  la  crue  du  banc  de  corail  , 
du  reculement  des  coles,  des  empiètemens  du  delta,  et 
qui  soutiennent  encore  que  la  nature  est  désormais  im- 
muable et  à  l'abri  des  perturbations  qui  l'ont  troublée  jadis  5 
nous  leur  demanderons  ,  disons -nous,  ce  qu'ils  eussent 
pensé,  s'ils  avaient  considéré  les  grands  lacs  de  la  Fiance 
Centrale,  dans  leur  antique  repos  et  toute  leur  beauté  pri- 
mitive ?  Qu'auraient-ils  dit,  s'ils  avaient  observé  la  lente  in- 


2  12  RÉVOLUTIONS  DE    LA   NATURE 

crustation  des  plantes  aquatiques  et  des  coquillages,  par  les 
sources  pétrifiantes  ;  s'ils  avaient  vu  des  myriades  d'insectes 
répandues  dans  la  campagne ,  des  crocodiles  et  des  tortues 
sortant  du  sein  des  flots ,  des  oiseaux  aquatiques  nageant  à 
la  surface  ,  et  des  troupeaux  broutant  en  paix  l'herbe  des 
prairies,  à  l'ombre  des  forêts  de  palmiers?  Auraient-ils  pu 
croire  que  cette  scène,  où  la  nature  se  produisait  dans  toute 
sa  grâce  et  toute  sa  magnificence  ,   n'était ,  cependant , 
qu'une  scène  transitoire  ?  Leur  sécurité  eût-elle  été  ébran- 
lée ,  si  des  coquillages  marins  leur  avaient  démontré  que 
l'Océan  roulait  jadis  ses  grandes  ondes  dans  le  lit  même  des 
lacs  et  dans  les  contrées  voisines,  et  qu'alors  elles  étaient 
peuplées  d'animaux  tout-à-fait  distincts  de  ceux  de  la  mer 
la  plus  prochaine?  Auraient-ils  témoigné  quelques  doutes 
ou  quelques  craintes  en  découvrant ,  dans  les  couches  de 
houille  ,  des  troncs  de  fougère  et  de  quelques  autres  plan- 
tes dont  les   proportions  gigantesques    annonçaient    que 
la  température  de  cette  antique  époque  était  encore  plus 
chaude  que  celle  de  la  nouvelle? Ces  indications  auraient- 
elles  suffi  pour  détruire  la  confiance  que  leur  inspirait  l'as- 
pect tranquille  du  tableau  qu'ils  avaient  devant  eux  ?  Le 
bouleversement  des  couches  et  des  vastes  catacombes  où 
étaient  enfouis  les  débris  organiques  d'un  autre  âge,  leur 
eût-il  fait  concevoir  la   possibilité  de  catastrophes  et  do 
révolutions  à  venir?  Auraient-ils  supposé  que  les  animaux 
qui  circulaient  dans  la  plaine  et  qui  nageaient  dans  le  lac 
seraient  arrachés  violemment  du  livre  de  la  vie  ,  et  qne 
les  ossemens  de  quelques-uns  seraient  exhumés  par  les  gc'- 
néralions  de  tems  bien  postérieurs  dont  ils  cxcileraienl  la 
surprise?  Avec  quelle  incrédulité  eût  été   accueillie  une 
voix  prophétique  qui  aurait  prédit  que  ces  superbes  lacs 
seraient  un  jour  desséchés  ;  que  le  lit  en  serait  consolidé  et 
recouvert  de  laves ,  à  travers  lesquelles  les  rivières  et  les 
ruisseaux  creuseraient  ensuite  des  vallées  profondes  ;  que 


DANS  LA  FTIANCE    CENTRALE.  2l3 

ces  vallées  se  couvriraient  plus  tard  d'une  création  nou- 
velle de  plantes  et  d'animaux;  que  le  granit  donnerait 
naissance  à  des  volcans  d'une  hauteur  prodigieuse,  et  à 
plus  de  trois  cents  cônes  moins  élevés  dont  des  torrens  de 
laves  s'élanceraient  avec  furie-,  en  un  mot,  que  les  mon- 
tagnes ,  les  vallées  ,  les  lacs,  les  fleuves,  les  innombrables 
êtres,  qui  jouissaient  du  bienfait  de  la  vie  ,  disparaîtraient 
entièrement  ,  comme  l'intérieur  d'un  parchemin  qu'on 
roule,  pour  nous  servir  de  la  belle  expression  de  l'Ecri- 
ture !  Celte  révolution  épouvantable ,  dont  les  traces  sont 
partout  en  Auvergne  ,  succédant  à  une  longue  suite  de 
siècles  paisibles,  devrait  cependant  ébranler  un  peu  la 
confiance  présomptueuse  de  certains  naturalistes  ,  et  leur 
faire  comprendre  qu'ils  prennent  avec  le  monde  un  enga- 
gement téméraire  ,  quand  ils  garantissent  que  la  nature 
maintenant  assoupie  ne  troublera  plus  son  repos. 

Au  surplus,  bien  des  générations  s'écouleront  encore 
avant  que  le  géologue  puisse  entièrement  reproduire  l'as- 
pect de  la  surface  de  la  terre  et  de  ses  habitans,  dans  ces 
époques  reculées.  Il  faut ,  pour  cela ,  qu'il  prenne  une  con- 
naissance plus  intime  des  débris  entassés  dans  les  couches 
antiques ,  et  qu'il  étudie  de  nouveau  les  ouvrages  vivans  , 
afin  d'expliquer  les  phénomènes  des  premiers  âges  par  les 
résultats  des  causes  actuellement  agissantes.  C'est  alors  seu- 
lement que  ses  élèves  le  suivront  avec  la  même  confiance 
que  le  Dante  suivait  son  guide,  quand  il  considérait ,  avec 
une  admiration  mêlée  de  crainte,  dans  les  spirales  qui  en- 
vironnent le  sombre  abîme  ,  les  ombres  de  ceux  qui  avaient 
jadis  marché  à  la  lumière  du  jour ,  et  qui ,  tout  changés 
qu'ils  étaient,  et  incapables  de  sentir  le  présent,  pouvaient 
soulever  le  voile  des  mystères  de  l'avenir,  et  arracher  à 
l'oubli  les  secrets  du  passé. 

Mais ,  tout  imparfait  que  soit  le  tableau  que  nous  pou- 
vons nous  faire  de  la  nature ,  dans  les  tems  primitifs ,  il 


ai 4  kévoh;tio:ns  de  la  jsAtlue 

n'est  pas  cependant  dépourvu  d'intérêt  ;  et  cet  in(^rét 
ne  doit  pas  diminuer  parce  qu'il  résulte  d'un  sentiment 
de  curiosité  qui  n'a  point  de  rapport  prochain  avec  notre 
condition  et  nos  besoins  actuels.  Quoique  nous  ne  soyons 
placés  ici  que  pour  de  courts  instans ,  et  que  nous  sachions 
tous  combien  notre  vie  est  bornée  ,  nous  éprouvons  le 
désir  impérieux  de  connaître  ce  qui  s'est  passé  dans  les  siè- 
cles les  plus  éloignés  ,  et  la  Providence  elle-même  a  pris 
soin  de  satisfaire ,  par  d'inépuisables  alimens,  ces  appétits 
intellectuels. 

Chaque  progrès  que  nous  faisons  dans  l'étude  de  la  géo- 
logie nous  enfonce  davantage  dans  les  profondeurs  d'un 
passé ,  pour  ainsi  dire ,  sans  bornes.  L'idée  qui  se  présente 
dans  toutes  nos  recherches  ,  que  chaque  observation  nous 
rappelle,  et  que  la  voix  imposante  de  la  nature  fait  retentir 
sans  cesse  à  l'oreille  de  ceux  qui  l'étudient ,  c'est  le  lems  ! 
mais ,  dit-on ,  quand  l'homme  dirige  sa  pensée  sur  cette 
prodigieuse  antiquité  du  globe,  il  se  sent  rabaissé  <à  ses 
propres  yeux  ;  son  existence  ne  lui  paraît  plus  qu'une 
goutte  dans  le  fleuve  ,  un  point  imperceptible  dans 
l'espace^  et  il  la  trouve  aussi  éphémère  que  celle  de  l'in- 
secte qui  naît  et  meurt  entre  deux  soleils.  C'est ,  effeclive- 
ment,  ce  qui  doit  arriver  à  tous  ceux  qui  croient  que  l'eS" 
pèce  humaine  appartient  seulement  au  monde  physique,  et 
qui  la  confondent  avec  les  animaux  dont  les  besoins  sont 
concentrés  dans  cette  vie,  et  dont  l'instinct  ne  s'élève 
point  au-dessus  des  exigences  du  moment  présent. 

Ce  même  examen  produit  des  impressions  bien  diffé- 
rentes ,  quand  on  se  dégage  des  liens  d'une  philosophie 
matérielle.  Rien ,  au  fond  ,  ne  prouve  mieux  la  supériorité 
de  notre  amc,  que  cette  fsculté  d'interroger  les  tems  qui 
ne  sont  plus.  Si  nous  sommes  obligés  d'exclure  de  notre 
"existence  intellectuelle  l'époque  de  noire  enfance,  pen- 
dant laquelle  nous  n'avions  aucune  idée  du  monde  qui 


DANS  LA  IRAKCE    CENTRALE.  2».  l  5 

nous  environnait,  et  où  nous  n'étions  susceptibles  d'aucun 
genre  d'impression  mentale  ,  nous  devons  ,  par  la  même 
raison  ,  renfermer  dans  les  limites  de  notre  vie  rationnelle 
tous  les  âges ,  quand  bien  même  ils  comprendraient  des 
milliers  de  siècles ,  puisque  la  science  nous  permet  de  les 
considérer,  et  que  l'étude  que  nous  en  faisons  nous  procure 
des  idées  nouvelles  et  de  vivesjouissances.  Ce  qui  distingue 
surtout  l'homme  des  autres  animaux,  c'est  son  aptitude  à 
des  améliorations  proM"essives.  Celte  faculté,  la  plus  élevée 
de  son  être,  prend  un  redoublement  de  vigueur,  quand  il 
reconnaît  qu'un  champ  sans  limites  a  été  ouvert  à  ses  ob- 
servations, par  la  géologie  et  les  sciences  qui  en  dépendent. 
Déjà  nos  progrès  ont  été  fort  accélérés  par  la  connaissance 
que  des  mondes  nouveaux  étaient  accessibles  à  nos  recher- 
ches, de  même  que  l'Europe  avait  redoublé  d'énergie  en 
apprenant  qu'un  continent  immense  s  ouvrait,  au-delà  de 
l'Atlantique,  à  l'activité  de  ses  entreprises.  En  examinant  les 
lois  qui  régissent  l'univers ,  nous  exerçons  une  prérogative 
que  la  nature  n'a  donnée  qu'à  nous  seuls-,  celle  de  pou- 
voir comprendre  et  admirer  ses  merveilleux  ouvrages.  C'est 
alors  que  l'ame,  planant  sur  l'abîme  des  âges  ,  semble  en- 
tièrement affranchie  de  son  grossier  compagnon,  et  rendue, 
par  son  isolement  même,  à  sa  force  et  à  sa  beauté  première. 
Mais,  sans  nous  occuper  plus  long-tems  de  ces  vues  spé- 
culatives, nous  observerons  que  déjà  une  importante  leçon 
morale  a  découlé  des  recherches  de  la  géologie.  De  quel- 
que manière  qu  on  en  interprète  les  phénomènes  ,  il  est 
incontestable  que  les  idées  qu'on  s'était  faites,  jusque 
dans  ces  derniers  tems,  de  l'histoire  et  de  la  structure  du 
globe ,  étaient  aussi  inexactes  que  celles  que  nos  pères  se 
faisaient  de  la  structure  des  cieux,  avant  le  seizième  siècle. 
Au  nombre  des  causes  qui  ont  le  plus  contribué  à  affranchir 
l'esprit  humain  des  entraves  par  lesquelles  l'ignorance  elles 
préjugés  paralysaient  son  énergie  pendant  le  moyen  âge , 


2l6  KÉVOLUTIOKS   DE  LA  AATL'RE 

il  faut  compter  surtout  l'étude  des  sciences  physiques,  quand 
le  système  analytique  a  commencé  à  être  établi.  Aucune 
science  n'a  peut-être  été  plus  utile  à  la  civilisation  que  l'as- 
tronomie ,  moins  encore  à  cause  de  ses  services  directs  , 
quoiqu'ils  soient  d'un  très-grand  prix  ,  que  par  suite  de 
Tébranlement  profond  qu'elle  adonné  à  toutes  les  opinions 
reçues.  Galilée  apprit  au  soleil ,  chaque  fois  qu'il  s'élevait 
au-dessus  de  l'horizon  ,  et  qu'il  poursuivait  dans  les  cieux 
sa  course  apparente,  à  proclamer  dan^toute  l'Europe  «  qu'il 
n'existait,  sur  la  terre,  aucune  puissance  infaillible.  «Les 
souffrances  qu'il  supporta  pour  la  cause  de  la  vérité  n'é- 
teignirent pas  l'esprit  de  l'Inquisition,  mais  elles  donnèrent 
un  coup  mortel  à  son  pouvoir  5  et,  depuis ,  aucune  opposi- 
tion ,  du  moins  directe  et  manifeste ,  n'a  osé  entraver  les 
progrès  des  sciences  expérimentales.  Les  hommes  qui  se  li- 
vraient spécialement  à  ces  études  reconnurent  bientôt  com- 
bien, dans  leur  immensité,  elles  dépassaient  les  bornes  de 
l'esprit  humain  ;  tandis  que  ceux  qui  étaient  restés  étrangers 
à  ces  recherches,  et  qui  ne  s'occupaient  des  sciences  que 
lorsqu'il  en  résultait  quelqu'application  utile  pour  les  be- 
soins de  la  vie  ,  ne  pouvaient  pas  s'empêcher  d'observer 
quelle  diversité  d'opinions  prévalait  parmi  les  savans  les 
plus  instruits  et  les  plus  sincèrement  animés  de  l'amour  de 
la  vérité,  sur  des  choses  tangibles  ,  des  faits  et  des  résul- 
tats de  l'expérience.  On  remarqua  combien  ,  malgré  toute 
leur  sagacité ,  il  leur  arrivait  de  tomber  dans  les  erreurs 
les  plus  grossières;  quelle  confusion  introduisaientdansleurs 
débats  l'ambiguité  du  langage ,  et  ces  théories  si  nom- 
breuses qu'ils  étaient  obligés  d'abandonner,  après  les  avoir 
d'abord  épousées  et  soutenues  avec  chaleur.  Même  les  plus 
ignorans  ne  pouvaient  pas  être  témoins  des  doutes  et  des 
difficultés  des  savans ,  sans  regarder  comme  absurde  et  ri- 
dicule cet  attachement  enthousiaste  pour  certains  dogmes 
métaphysiques  qui  excitaient  un   intérêt  si  profond  dans 


DANS  LA  FRANCE  CENTRALE.  Il'j 

toutes  les  classes  de  la  société  pendant  le  moyen  âge ,  et  qui 
conduisit  même  sur  le  terrain  les  armées  des  réalistes  et  des 
nominaux.  Dès-lors  on  comprit  mieux  la  cruauté  et  la 
folie  criminelle  de  contraindre,  par  des  lois  pénales  et  des 
persécutions  sanguinaires,  une  conformité  extérieure  à  cer- 
taines doctrines  spéculatives  qui  ne  se  rapportaient  pas  au 
monde  matériel,  mais  au  monde  immatériel  et  invisible-, 
tels,  par  exemple  ,  que  l'examen  des  attributs  de  l'Etre - 
Suprême  ,  ou  celui  des  noms  qu'il  convient  le  mieux  de  lui 
donner. 

L'influence  qu'exercent,  sur  la  direction  des  esprits,  les 
vérités  nouvelles  que  découvrent  de  tems  en  tems  les 
naturalistes  (i) ,  est  facilement  méconnue  par  les  histo- 
riens, parce  que  cette  influence  s'opère  insensiblement  et 
indirectement  -,  mais  elle  n'en  est  que  plus  sûre  et  plus 
durable.  Chose  admirable,  tandis  que,  d'un  côté,  la 
science  humilie  l'orgueil  des  esprits  superbes  qui  tendent 
d'aborder  ces  hautes  régions  inaccessibles  à  la  raison  hu- 
maine ,  de  l'autre  elle  relève  les  hommes  timides  courbés 
sous  le  poids  de  terreurs  superstitieuses  ;  et ,  par  cette 
double  action  ,  elle  sert  également  les  intérêts  de  l'espèce 
humaine ,  dont  elle  accélère  la  marche  progressive  vers 
les  hautes  destinées  que  l'avenir  lui  prépare. 

(  QuaHerly  Review.  ) 

(i)  Voyez,  dans  notre  i4^  numéro,  un  article  curieux  sur  l'influence 
morale  de  l'étude  de  la  chimie. 


.^nbttsfric 


DILIGENCE  A  VAPEUR  (i). 


Jlsqu'a  présent,  les  voitures  à  vapeur  dont  on  se  servait 
dans  la  Grande-Bretagne  ,  et  qu'on  se  disposait  à  intro- 
duire en  France  ,  ne  pouvaient  se  passer  du  dispendieux 
appareil  des  rainures  en  fer.  Cependant  ce  mode  de  trans- 
port avait  été  introduit  dans  tous  les  districts  de  mines,  et 
dans  la  plupart  des  districts  de  grande  fabrication  ,  à  cause 
des  avantages  et  même  de  Téconomie  qu'il  présentait  dans 
beaucoup  de  cas,  comme  on  a  pu  s'en  convaincre  par  la 
lecture  de  l'article  inséré  dans  notre  premier  numéro  sur 
les  canaux  et  les  routes  à  rainures  {p.).  Toutefois,  un 
grand  pas  restait  encore  à  faire.  Il  s'agissait  de  construire 
une  voiture  qu'on  pût  mianœuvrer  par  la  vapeur,  sur  toutes 
les  routes,  et  sans  qu'on  fût  obligé  de  les  sillonner  à  grands 
frais  par  des  conduits  de  fer.  Ce  problème  paraît  enfin  ré- 
solu ,  et  l'Angleterre  ,  dans  cette  fougue  d'enthousiasme  qui 
la  caractérise,  songe  déjà  à  détacher  les  attelages  des  in- 
nombrables voitures  lancées  sur  toutes  ses  routes,  et  à 
combler  ces  mille  canaux  qui  la  divisent  de  toutes  parts. 
Quel  mode  de  transport  pourrait,  en  effet,  soutenir  la  con- 
currence avec  les  nouvelles  voitures  porlant  vingt  à  vingt- 
cinq  voyageurs,  des  bagages  considérables  ,  et  s'avançaut 
sur  les  voies  ordinaires  ,  sans  chevaux,  avec  un  seul  guide, 
et  sans  autres  frais  journaliers  qu'un  pou  de  charbon  !  Afin 
de  ne  pas  dissiper  d'énormes  capitaux  dans  des  entreprises 

(i)  Voyez  la  planche  en  tète  ilu  niiine'ro. 

(2)  Voyez  pag.  11  et  suivantes,  dans  le  i^r  caliicr  An  \"  volume. 


DILIGENCE  A  VAPEUll.  a  I  C) 

improductives,  il  serait  peut-être  prudent  de  suspendre  , 
en  France,  raclièvemenl  des  canaux  et  l'ouverture  de  la 
route  en  fer  de  St. -Etienne  ,  jusqu'au  moment  où  on  se- 
rait fixé,  par  de  nombreuses  expériences,  sur  les  avantages 
ou  les  inconvéniens  des  nouvelles  voitures.  Voici,  au  sur- 
plus, les  détails  que  notre  correspondant  de  Londres  nous 
transmet  à  cet  égard  : 

«  La  voilure  à  vapeur  dont  nous  allons  vous  donner  la 
description  a  été  inventée  par  M.  Gurney  ,  connu  en  An- 
gleterre par  un  ouvrage  sur  la  chimie,  et  qui,  après  deux 
années  d'essais  continuels  et  d'expériences ,  a  vu  enfin  le 
succès  le  plus  complet  couronner  ses  efforts  et  sa  persévé- 
rance. La  voiture  à  vapeur,  parfaite  maintenant  dans  toutes 
ses  parties,  a  été  examinée  dernièrement  par  un  grand 
nombre  de  personnes  éclairées.  Elle  a  été  mise  en  mouve- 
ment en  leur  présence.  Ils  ont  été  à  même  d'observer  la 
simplicité  de  sa  construction  ,  la  rapidité  de  sa  marche  ,  la 
facilité  avec  laquelle  on  la  dirige,  et  surtout  la  sécurité 
parfaite  qu'elle  présente.  Le  résultat  de  cette  expérience  a 
convaincu  les  spectateurs  les  plus  incrédules,  que  la  nou- 
velle invention  obtiendrait  nécessairement  la  faveur  et  la 
protection  du  public,  et  que  l'application  du  principe  sur 
lequel  la  voiture  de  M.  Gurney  est  construite  s'étendrait 
bientôt  à  toute  espèce  de  chariots,  et  deviendrait  ainsi  d'un 
usage  à  peu  près  universel.  Nul  doute,  en  effet,  que  cette 
invention,  par  l'économie  qu'elle  offre,  ne  soit  inférieure 
au  système  actuel  de  charroi.  On  doit  s'attendre  que  les 
intérêts  privés  des  propriétaires  de  canaux  ,  de  routes  à  rai- 
nures ,  etc.,  et  que  les  préjugés  de  toute  espèce  se  ligue- 
ront contre  cette  précieuse  machine  ^  la  révolution  qu'elle 
est  appelée  à  faire  dans  le  mode  de  transport  usité  jusqu'à 
présent  ne  peut  pas  avoir  lieu  sans  une  forte  opposition. 
Mais  il  en  sera  de  cette  invention  comme  de  beaucoup  d'au- 


220  DILIGENCE  A  VAPEL'R. 

très  qui  lui  ressemblent,  qui,  après  une  lutte  plus  ou  moins 
longue  contre  des  intérêts  individuels  qu'elles  froissaient, 
ont  fini  par  profiter  à  la  masse  de  la  nation. 

»  On  commencera  incessamment  à  faire  faire  quelques 
voyages  d'essai  à  la  nouvelle  voiture.  On  la  dirigera  d'abord 
sur  Windsor,  afin  de  la  faire  voir  au  roi-,  elle  fera  ensuite, 
de  jour,  le  voyage  de  Bristol  (à  4©  lieues  de  la  métropole), 
d'où  elle  reviendra ,  de  nuit ,  à  Londres.  C'est ,  comme 
on  le  pense  bien  ,  du  résultat  de  ces  voyages  que  dé- 
pendra le  succès  que  l'invention  doit  obtenir.  jMais  on  a 
tout  lieu  d'espérer  que  M.  Gurney  recevra  enfin  le  prix 
de  ses  infatigables  efforts,  et  qu'il  sera  clairement  démon- 
tré qu'il  a  atteint  le  grand  but  qu'il  s'était  proposé. 

»  Nous  allons  donner  ici  une  description,  aussi  exacte  que 
possible  de  cette  ingénieuse  machine.  Nous  parlerons  ,  en 
premier  lieu  ,  de  ce  qui  a  rapport  à  la  sécurité  des  voya- 
geurs ;  car  c'est  principalement  contre  ce  point  essentiel 
que  les  attaques  les  plus  violentes  seront  dirigées.  Nous  ne 
serions  pas  surpris  que  les  esprits  timides  s'alarmassent  de 
l'idée  devoir  une  machine  à  vapeur  appliquée  aune  voiture: 
lesaccidens  produits  par  l'explosion  de  quelques  chaudières 
ne  justifieraient  que  trop  ces  craintes.  Mais  hâtons-nous 
de  dire  que  M.  Gurney,  par  la  découverte  d'un  procédé 
aussi  sûr  qu'ingénieux  ,  a  dissipé  toute  espèce  de  crainte  à 
cet  égard  -,  et  nous  pouvons  affirmer  avec  confiance  que 
l'explosion  même  de  la  chaudière  ne  pourrait  jamais  faire 
courir  le  moindre  danger  aux  voyageurs. 

»  Ce  procédé  ,  qu'on  se  hâtera  sans  doute  d'appliquer  à 
toutes  les  autres  machines  à  vapeur,  consiste  dans  l'emploi 
de  chaudières  cylindriques  ou  tubulaires  (tubular  boiler)  , 
construites  d'après  des  principes  et  sur  un  plan  tout  à  (\\it  dif- 
férent de  celui  en  usage  jusqu'à  ce  jour  pour  la  construction 
des  chaudières  des  machines  à  vapeur.  La  nouvelle  chau- 
dière ,  au  lieu  d'être,  comme  celle  en  usage  maintenant,  un 


DILIGENCE   A   VAPEUR.  l'il 

vaisseau  herméliquement  fermé  de  tous  les  côtés,  à  Texcep- 
tion  des  trous  destinés  aux  soupapes  de  sûreté  ,  aux  tuyaux 
conducteurs  de  Teau  et  de  ceux  de  la  vapeur,  est  formée 
par  la  réunion  d'environ  ^o  cercles  de  fer,  ou  plutôt  de 
barils  sans  fonds,  de  la  largeur  de  quelques  pouces  ,  juxta- 
posés ,  et  fixés  les  uns  aux-  autres ,  à  la  manière  des  tuyaux 
conducteurs  du  gaz  éclairant ,  par  de  fortes  vis  disposées 
de  distance  en  distance  sur  la  périphérie  des  tubes  ou  cer- 
cles. Ces  tubes  s'étendent  d'abord  en  ligne  droite  et  en 
plusieurs  rangs,  vers  un  petit  réservoir  d'eau ,  et ,  se  re- 
courbant ensuite  de  manière  à  former  un  demi-cercle  d'en- 
viron 20  pouces  de  diamètre  ,  retournent ,  en  suivant  une 
ligne  parallèle  aux  tuyaux  au-dessus  desquels  ils  sont  placés, 
se  mettre  en  communication  avec  un  réservoir  fixé  au-des- 
sus ,  formant  ainsi  une  espèce  de  fer  à  cheval  renversé. 
Nous  dirons  bientôt  comment  l'eau  arrive  dans  celte  chau- 
dière, et  comment  la  vapeur  est  distribuée  dans  les  cy- 
lindres à  piston.  Le  milieu  de  ce  fer  à  cheval  est  occupé 
par  le  fourneau.  Tout  cet  appareil ,  outre  la  solidité  des 
parois  des  tubes  ,  est  entouré  de  larges  feuilles  d'un  fer 
très-épais.  L'avantage  de  cette  disposition  est  facile  à  ap- 
précier. Car  lorsque,  par  une  cause  quelconque,  la  vapeur 
serait  produite  en  beaucoup  plus  grande  quantité  que  celle 
nécessaire  pour  donner  le  mouvement ,  le  seul  accident 
qui  pourrait  résulter  de  cette  surabondance  de  vapeur 
serait  l'explosion  d'un  de  ces  tubes,  et  une  diminution  mo- 
mentanée de  force  dans  la  machine  ,  d'environ  un  quaran- 
tième. On  n'aura  donc  à  craindre  qu'une  explosion  par- 
tielle, au  lieu  d'avoir  à  redouter,  comme  dans  le  procédé 
en  usage  aujourd'hui,  une  explosion  totale  de  la  chaudière, 
explosion  toujours  accompagnée  des  plus  funestes  consé- 
quences. Mais,  même  en  admettant  la  rupture  d'un  des 
cercles  de  la  chaudière  de  M.  Gurney,  les  effets  de  cet  ac- 
cident ne  seraient  ressentis  que  dans  l'enceinte  formée  par 


225  DILIGE>"CE    A  VAPEVU. 

les  feuilles  de  fer  dont  nous  avons  déjà  parlé',  et  l'hi^ 
génieur-guide  pourrait  aisément  ,  et  en  dix  minutes  au 
plus,  réparer  le  dommage  en  faisant  l'extraction  du  cercle 
brisé  et  en  le  remplaçant  par  un  autre.  Enfin,  et  pour 
rassurer  complètement  les  plus  timides,  avant  de  faire 
usage  de  ces  cercles,  ou  tubes,  ils  ont  été  soumis  à  l'action 
d'une  pression  cinq  cents  fois  plus  forte  que  celle  contre 
laquelle  ils  pourront  avoir  à  lutter.  Il  n'est  donc  pas 
possible  que  cet  accident  ait  jamais  lieu.  La  meilleure 
preuve  que  nous  puissions  donner  de  cette  assertion  est 
que  la  chaudière  cylindrique,  destinée  par  M.  Gurney  à 
la  voiture  dont  nous  parlons,  a  été  emplovée  dans  ses  ate- 
liers à  faire  mouvoir  d  autres  machines,  et  que,  depuis 
deux  ans  que  celle  chaudière  tj'availle  chaque  jour,  elle 
s'est  maintenue  parfaitement  intacte. 

»  Passons  aux  autres  parties  de  la  machine  :  on  sait  que 
la  chaudière  est,  dans  une  machine  à  vapeur,  le  siège  du 
principe  vital,  et  qu'elle  en  est,  à  quelques  égards,  comme 
le  cœur.  Celte  machine  que ,  par  son  admirable  compli- 
cation, on  pourrait  comparer  au  corps  humain,  offre  en 
effet  une  grande  analogie  avec  les  organes  du  svstème  san- 
guin. Les  réservoirs  d'eau  et  de  vapeur  d'une  machine  de 
ce  genre ,  ou,  comme  on  les  appelle,  les  séparateius ,  sem- 
blent V  remplir  l'office  du  cœur  j  les  tuyaux  inférieurs  de 
la  chaudière  y  agissent  à  la  manière  des  artères,  et  les 
tuyaux  supérieurs  y  exécutent  les  fonctions  attribuées  aux 
veines.  L'eau  qui ,  dans  une  machine  à  vapeur  ,  lient  la 
même  place  que  le  sang  dans  le  phénomène  de  la  circula- 
tion ,  passe  des  réservoirs  dans  le  tnyau  :  l'aclion  du  fou 
sur  l'eau  produit  bientôt  la  vapeur  cpii  s'élève,  au  moven 
des  tuyaux,  vers  la  partie  supérieure  du  réservoir,  entraî- 
nant avec  elle  une  portion  d'eau  qu'elle  dépose  dans  les 
séparateius.  Celle  porlion  d'eau  retombe  d'autant  nlus 
promptement  à  la  parlie  inférieure  du  séparateur  et  re- 


DILIGENCE  A   VAPEUR. 


tourne  d'autant  plus  vite  remplir  les  tuyaux  qui  ont  été 
épuisés  par  l'évaporation  de  la  vapeur,  qu'elle  est  elle-même 
pressée  parla  force  élastique  de  cette  vapeur.  Par  ce  moyen, 
les  tuyaux  sont  toujours  remplis,  et  la  circulation  géné- 
rale est  régulière.   Les  tuyaux   conducteurs  de  la  vapeur 
partent  du  centre  des  séparateurs ,  et  s'élèvent  presque 
jusqu'à  l'extrémité  supérieure  de  ceux-ci ,  qui  sont  fermés 
hermétiquement  afin  d'empêcher  la  vapeur  de  s'échapper. 
La  vapeur  descend,  avec  sa  force  accoutumée,  à  travers 
les  tuyaux  conducteurs  ,   dans  un  tuyau  principal  qui  oc- 
cupe toute  la  longueur  de  la  voiture,  et  qui,  après  avoir 
passé  sous  une  espèce  de  plate-forme  servant  de  réservoir 
à  l'eau  (water-tank)  et  occupant  tout  le  dessous  de  la  voi- 
ture ,  se  divise  en  deux  branches  qui  communiquent  avec 
les  deux  cylindres  renfermant  les  pistons.  Ce  sont,  comme 
on  le  sait ,  ces  deux  pistons  qui  donnent  le  mouvement  à 
toute  la  machine.  Les  manivelles  fixées  à  l'essieu  sont  alors 
mises  en  action,  et  le  mouvement  de  rotation  est  aussitôt 
imprimé  aux  roues.  La  force  motrice  de  la  vapeur  met  éga- 
lement en  mouvement  une  pompe  qui ,  au  moyen  d'un  tube 
de  cuir,  lance  sans  cesse  dans  la  chaudière  une  quantité 
d'eau  suffisante  pour  produire  constamment  de  la  vapeur. 
Le  réservoir  (wafer-toziA)  sera  rempli  d'eau  au  moyen  d'un 
procédé  très-simple  :  cette  eau  sera  fournie  par  les  diverses 
stations  qu'on  établira  sur  la  route^  mais  on  compte  que  ce 
réservoir  pourra  contenir  la  quantité  d'eau  nécessaire  à  la 
consommation  d'une  heure  (  CMviron  3oo  litres).  Le  four- 
neau contiendra  aussi  une  quantité  de  coke  ou  de  charbon 
de  bois ,  pour  alimenter  le  feu  pendant  la  même  période 
de  tems.  Ce  fourneau  pourra  aussi  être  rempli  avec  une 
grande  facilité  et  sans  perte  de  tems,  aux  lieux  où  la  voi- 
ture s'arrêtera  pour  prendre  ses  relais  d'eau  et  de  charbon. 
Nous    allons  maintenant  nous  occuper  de  la  voiture. 
Sous  le  rapport  de  sa  forme  extérieure,  elle  ne  diffère  pas 


224  DILIGENCE  A  VAPEIT.. 

des  autres  diligences  anglaises  5  seulement  elle  est  plus 
longue  €t  plus  élevée ,  l'impériale  se  trouvant  à  9  pieds  de 
terre.  Les  sièges,  à  l'extérieur,  sontplacés  comme  ceux  des 
autres  diligences  (5fao^e5  ou  coaches)^  c'est-à-dire  les  uns 
devant  la  caisse  ou  berline,  et  les  autres  derrière.  On  ob- 
jectera sans  doute  que  les  voyageurs  qui  occuperont  ces 
derniers  sièges  seront  importunés  par  la  fumée  qui  s'é- 
chappera des  tuyaux  de  la  fournaise-,  mais  cette  crainte 
s'évanouira  si  l'on  veut  bien  considérer,  1°  qu'on  n'em- 
ploiera, dans  le  fourneau,  que  du  coke  ou  du  charbon  de 
bois  ,  substances  qui  ne  laissent  pas  dégager  de  fumée  -, 
2"  que  les  cheminées  sont  plus  élevées  que  le  siège  des 
voyageurs-,  et  3°  que  le  mouvement  assez  rapide  de  la  voi- 
ture contribuera  toujours  à  disperser,  à  l'instant  même  , 
l'air  chaud  et  raréfié  qui  s'échappera  des  cheminées. 

La  voiture  à  vapeur  contiendra  aisément  six  vovageurs 
à  l'intérieur  et  quinze  à  l'extérieur,  indépendamment  du 
guide -ingénieur.  Au  devant  de  la  caisse  de  la  voiture  est 
un  énorme  coffre  ou  magasin  destiné  à  recevoir  le  bagage 
des  voyageurs.  Derrière  la  caisse  est  placé  un  autre  coffre 
plus  vaste  que  le  premier  et  qui  renferme  la  chaudière  et  le 
fourneau.  Ce  dernier,  au  moyen  des  ingénieuses  disposi- 
tions faites  par  M.  Gurney  ,  n'aura  jamais  aucun  inconvé- 
nient pour  les  voyageurs  du  dehors.  La  longueur  totale  de 
la  voiture  est  de  i5  pieds  anglais,  et,  avec  le  timon  et  les 
roues  qui  servent  à  le  guider,  de  20.  Les  roues  sont  au 
nombre  de  six,  divisées  deux  par  deux^  celles  de  derrière 
ont  5  pieds  de  diamètre  -,  celles  du  milieu,  3  pieds  c)  pouces  5 
et  enfin  celles  de  devant,  sur  lesquelles  le  timon  repose  et 
qui,  servant  à  diriger  la  voilure  ,  ont  été  nommées  roues- 
pilotes  ,  en  ont  3.  Toute  la  voiture ,  caisse  et  machine  com- 
prises, est  supportée  par  un  train  composé  de  trois  pièces 
de  bois  réunies  par  des  liens  de  fer  placés  à  des  intervalles 
Irès-rapprochés.  Au-dessous  de  ce  train ,  et  un  peu  en  avant 


T)ILIGEKCE  A  VAl'EtT. .  'Il5 

des  roues  de  derrière  ,  M.  Gurney  a  fixé  deux  forts  le\'iers, 
qu'il  a  nommés pjopellers ,  ou  pousscurs  en  aidant ,  et  qui 
seront  mis  en  action  seulement  lorsque  la  machine  aura  une 
montée  un  peu  rude  oulorsque  la  neige  couvrira  les  roulera. 
Ces  propellers  agiront  comme  les  jambes  d'un  cheval  eu 
aidant  à  la  force  de  la  machine,  et  en  poussant  la  voilure 
en  avant.  On  a  fixé ,  aux  roues  de  derrière,  un  fort  sahot , 
dont  Tobjet  est  de  diminuer  la  vitesse  du  mouvement  de. 
rotation  en  augmentant  le  frottement.  Mais,  indépendam- 
ment de  ce  moyen  de  précaution  ,  le  guide-ingénieur  a  la 
faculté  de  diminuer  à  son  gré  Taclion  de  la  vapeur  par  un 
léger  mouvement  que  la  main  droite  imprime  au  levier  qui 
agit,  à  l'instant  même,  sur  une  soupape ,  nommée  par  l'au- 
teur throttle  tmh'e ,  et  par  lequel  il  peut  paralyser  com- 
plètement et  tout  à  coup  cette  même  action.  Il  peut  donc  , 
par  ce  moyen ,  régulariser  la  vélocité  de  la  course  de  ma- 
nière à  faire  de  aà  lo  milles  (plus  de  trois  lieues)  cà  l'heure, 
et  même  davantage,  s'il  le  juge  convenable.  Indépendam- 
ment de  ce  levier,  il  y  en  a  un  autre  au  moven  duquel  le 
guide  peut  instanter  Vivrèiei:  la  voilure,  en  annulant  tout- 
à-coup  le  mouvement  des  roues.  Il  en  résulte  que  la  voi- 
ture à  vapeur  est  plus  facile  à  conduire  que  celles  trauiécs 
par  les  meilleurs  attelages;  le  seul  devoir  du  guide-in- 
génieur assis  au  devant  de  la  voiture  étant  de  la  maintenir 
dans  le  bon  chemin,  ce  qu'il  peut  faire  aisément  au  moyeu 
des  roues-pilotes  qui  agissent  sur  le  timon  avec  une  puis- 
sance et  une  facilité  à  peine  croyables,  et  qui  perihettent 
au  guide-ingénieur  de  conduire,  avec  une  précision  telle  , 
qu'à  un  huitième  de  pouce  près,  il  peut  éviter  tous  les  obs- 
tacles, tourner  aisément  et  promplement  les  coins  de  rues, 
et  faire  ,  avec  la  plus  grande  célérité,  ce  qu'un  cocher  fait 
au  moyen  de  son  fouet  et  de  ses  rênes.  Nous  avons  vu  uii 
enfant  de  cinq  ans  saisir  le  levier  et  conduire  la  voiture 
XV.  j5 


o.'iG  niLIGEKCF.  A   VAI'El  R. 

dans  des  endroits  difficiles,  sans  dévier  d'un  ponee  de  la 
ligne  qu'il  devait  parcourir. 

»  Le  poids  total  de  la  voiture  et  de  son  appareil  à  vapeur 
est  d'environ  3  milliers,  et  le  frottement  que  toute  la  ma- 
chine exerce  siir  la  route  qu'elle  parcourt  est ,  comparé 
à  celui  exercé  par  une  voiture  ordinaire  traînée  par  quatre 
chevaux,  dans  la  proportion  d'un  à  6.  Le  dommage  causé  à 
la  route  par  les  quatre  chevaux  ,  dont  les  pieds  agissent 
jiresque  comme  des  pioches,  est  ainsi  cinq  fois  plus  fort 
que  celui  produit  par  la  nouvelle  voiture. Lorsque  celle-ci 
est  en  marche  ,  le  bruit  produit  par  le  jeu  de  la  machine 
n'est  pas  entendu,  et  les  mouvemens  ou  cahots  de  la  voi- 
ture ne  sont  pas  plus  violens  que  ceux  d'une  voiture  ordi- 
naire. La  machine  à  vapeur  a  une  force  de  douze  chevaux  ^ 
mais  celle  force  peut  facilement  élre  portée  à  seize. La  force 
ordinairement  employée  n'est  que  de  huit,  excepté  cepen- 
dant en  montant  une  pente  un  peu  rude.  L'économie  de 
dépense,  si  l'on  compare  les  frais  d'une  voiture  ordinaire 
el  ceux  de  la  nouvelle  voiture ,  est  tout  à  fait  en  faveur  de 
colle-ci. 

))M.  jMac-x\dam,  invcnleurd'un  nouveau svstème dépaver 
les  roules  ,  syslème  qui  est  presque  généralement  suivi  en 
Angleterre  (i)  ,  pense  que  si  les  roues  de  la  nouvelle  voi- 
lure étaient  un  peu  plus  larges  qu'elles  ne  le  sont ,  elles 
pourraient  faire  plus  de  bien  que  de  mal  aux  routes  sur 
lesquelles  elles  passeraient. 

»  On  parle  déjà  de  construire  quarante  de  ces  voitures. 
Des  stations  ou  relais  de  charbon,  d'eau,  etc.  ,  seront 
établis  sur  les  routes.  On  donnera  la  préférence  à  l'eau  de 
puils  sur  l'eau  de  rivière  ou  de  source ,  parce  que  ces  deux 
dernières  recouvrent  la  paroi  interne  du  tuyau  d'une  in- 


(i)  Ce  mode  de  pavage  a  Jtc  employé  dans  les  rues  du  joli  village  cor.s- 
Inilt  dans  la  plaine  des  Sablons,  en  face  du  bois  de  Boulogne. 


DILIGENCE  A  VAPEUR.  Qtri^ 

crustation  calcaire  qui  finirait,  aune  certaine  période,  par 
oblitérer  enliècement  ces  tuyaux;  mais,  en  supposant 
même  qu'on  fût  toujours  obligé  de  se  servir  de  ces  eaux  , 
il  est  très-facile,  au  moyen  de  l'emploi  d'un  certain  dis- 
solvant chimique ,  de  faire  disparaître  ces  incrustations. 
On  assure  que  M.  Gurney  a  déjà  pris  un  brevet  d'impor- 
tation pour  introduire,  en  France,  l'usage  des  voitures 
que  nous  venons  de  décrire  et  dont  il  est  l'inventeur.  » 

Explication  de  la  planche  représentant  la  diligence 
à  vapeur  de  Gurney. 

PREMliiRE    FIGURE. 

N"  I.  Guide-ingénieur  chargé  de  diriger  toute  la  ma- 
chine et  de  conduire  la  voiture.  Outre  cet  homme ,  on 
emploiera  un  garde  qui  s'occupera  des  bagages  et  des 
voyageurs. 

2.  Barre  qui  commande  le  timon  et  les  roues  de  gouver- 
nail (  roues  de  direction  ). 

3.  Roues  de  gouvernail. 

4.  Timon. 

5.  Avant-caisse  pour  les  bagages. 

6.  Soupape-régulatrice  adaptée  au  principal  tuvau  de 
vapeur.  Cette  soupape,  s'ouvrant  et  se  fermant  à  volonté 
au  moyen  d'une  tige  à  la  portée  du  conducteur,  permet  do 
régler  le  pouvoir  de  la  vapeur  et  la  marche  de  la  voiture , 
d'après  une  vitesse  de  i  à  10  milles  par  heure. 

7.  Réservoir  pour  l'eau;  il  s'étend  sur  toute  la  longueui- 
et  sur  toute  la  largeur  du  train ,  et  peut  contenir  soixante 
gallons  d'eau  (environ  ii'j  litres). 

8.  Caisse  de  la  voiture  peinte  en  cramoisi  et  doublée  de 
drap  de  la  même  couleur  ;  l'intérieur  peut  recevoir  six 
voyageurs. 


s 28  DILICENCK   A  VAPEtT.. 

9.  Voyageurs  à  l'extérieur  do  la  voilure  -,  il  y  aura  place 
pour  quinze. 

10.  Arrière-caisse  contenant  le  bouilleur  et  le  fourneau. 
Le  bouilleur,  dont  on  a  vu  plus  baut  la  description,  est 
renfermé  dans  une  caisse  de  tôle  ;  le  coke  et  le  cbarbon 
de  bois  se  placent  entre  les  tuyaux  qui  composent  le  bouil- 
leur, et  le  tout  est  fermé  (comme  on  peut  le  voir  dans  la 
figure  2"*)  par  une  porte  de  fer  à  la  manière  ordinaire. 
Les  tuyaux  s'étendent  depuis  le  réservoir  cylindrique  de 
Teau,  qui  se  trouve  à  la  partie  inférieure,  jusqu'à  la  cliam- 
bre  cylindrique  h  vapeur,  placée  à  la  partie  supérieure  ,  et 
forment  une  suite  de  lignes,  dont  un  fer  achevai  posé  ver- 
ticalement, avec  l'ouverture  en  baut, ne  représente  pas  mal 
la  disposition.  La  vapeur  entre  dans  les  séparateurs  par 
de  gros  tuyaux  que  l'on  peut  distinguer  sur  la  planche,  et 
est  conduite  de  là  à  sa  destination  définitive. 

1 1 .  Sépaiateurs  dans  lesquels  la  vapeur  se  sépare  de 
l'eau ,  l'eau  descendant  et  retournant  dans  le  bouilleur, 
tandis  que  la  vapeur  monte  et  se  fraie  un  passage  dans  les 
tuyaux  à  vapeur,  ou  artères  principales  de  la  machine. 

12.  Pompe  qui,  au  moyen  d'un  tube  flexible,  amène 
l'eau  du  réservoir  principal  (7)  dans  le  réservoir  cylin- 
drique qui  communique  avec  le  bouilleur. 

i3.  Principal  tuyau  à  vapeur  descendant  des  sépara- 
teurs et  s'avançant  en  ligne  directe  sous  le  corps  de  la 
voiture  jusqu'à  la  soupape  régulatrice  (6),  d'où,  passant 
sous  le  réservoir,  il  se  prolonge  jusqu'aux  cylindres  (i6) 
dans  lesquels  jouent  les  pistons. 

ï/j.  Tuyaux  du  fourneau  5  ils  sont  au  nombre  de  quatre, 
et  ne  donnent  point  de  fumée,  puisqu'on  n'emploie  pour 
combustibles  que  du  coke  et  du  cbarbon  de  bois. 

i5.  Madriers-,  au  nombre  de  trois,  joints  par  des  tra- 
verses et  portant  toute  la  machine. 


\6.  Cyliiithes  dans  lesquels  jouenl  les  pislous;  il  y  en  a 
un  dans  chaque  intervalle  enlre  les  madriers. 

1^.  Soupape  mobile  qui  admet  la  vapeur  allernalivc- 
ment  de  chaque  coté  des  pistons. 

18.  Doubles  manivelles  commandant  Tessieu  -,  à  l'exlré- 
mité  de  l'essieu  sont  des  crochets  (21)  qui,  à  mesure  que 
l'essieu  tourne ,  s'engrènent  dans  des  espèces  de  dents  de 
crochets  en  fer  que  portent  les  boîtes  des  roues,  auxquelles 
elles  communiquent  ainsi  le  mouvement  de  rotation.  Ce 
mécanisme  n'agit  que  sur  les  roues  de  derrière. 

ly.  Impulseurs  qui ,  lorsque  la  voiture  monte  une  côte, 
sont  mis  en  mouvement.  Leur  mouvement  ressemblant  à 
celui  des  jambes  de  derrière  d'un  cheval,  ils  appuient  avec 
force  sur  le  sol,  et,  faisant  arc-boutant,  poussent  la  ma- 
chine en  avant,  augmentent  ainsi  la  rapidité  de  sa  cou.rse, 
et  aident  au  pouvoir  de  la  vapeur. 

20.  Sabot  qui  s'applique  sur  une  des  roues  dans  les  des- 
centes pour  augmenter  le  frottement.  Dans  ce  cas,  on 
peut  encore  diminuer  la  vitesse  en  diminuant  la  pression 
de  la  vapeur,  et  même,  s'il  est  nécessaire^  changer  le  mou- 
vement des  roues  et  les  faire  tourner  en  sens  contraire. 

11.  Crochet  qui  fait  tourner  la  roue. 

22.  Soupape  de  sûreté,  qui  règle,  d'une  manière  con- 
venable, la  pression  de  la  vapeur  dans  le  tuyau  principal. 

23,  Orifice  pour  remplir  le  réservoir  principal.  Cette 
opération  ,  qui  se  fait  au  moyen  d'un  tube  flexible  et  d'un 
entonnoir,  n'exige  que  quelques  secondes, 


DEUXIEME  FIGURE. 


(Elle  représente  la  voiture  vue  par  derrière.) 

]N"   I.  Porte  du  fourneau. 

2.  Robinets  indicateurs  :  le  plus  élevé  pou*r  reconnaître 


2oO  ISMAIL   GlBRALTAr.    EJ«   EinOPE. 

l'état  de  la  vapeur;  le  second,  la  quantité  d'eau  qui  se 
trouve  dans  les  séparateurs. 

3.  Tuyaux  à  vapeur,  conduisant  la  vapeur  dans  le  luvau 
principal. 

4-  Robinet  d'évacuartion  lorsqu'on  nettoie  les  divers  con- 
duits. 

5.  B.obinet  pour  vider  le  principal  réservoir  à  eau. 

6.  Tuyau  de  la  cheminée  du  i'ourncau. 

■j.  Tuyaux  à  travers  lesquels  l'eau  revient  des  sépara- 
teurs dans  le  bouilleur. 
8.  S('parateurs. 


ISMAlL    GIBUALTAIl    EN    EUROPE. 


Liis  Turcs,  dans  leur  féroce  et  superstitieux  orgueil, 
prétendent  descendre  d'une  louve,  et  se  nomment  la  race 
des  loups  5  désignation  qui  ne  manque  point  de  justesse.  Il 
n'est  pas  de  race  humaine  qui  réunisse  plus  d'ignorance  , 
d'entêtement,  de  cruauté,  un  instinct  plus  sauvage,  des 
mœurs  plus  ennemies  de  la  civilisation,  de  l'industrie,  de 
l'activité  intellectuelle. 

Quelle  est  la  vie  d'un  Turc  ?  Il  satisfait  les  appétits  gros- 
siers de  la  nature  ,  et  il  croit  vivre.  11  fume,  et  croit  mé- 
diter. Sa  gravité  immobile  et  insensible  n'est  accessible  à 
aucune  des  passions  douces  ,  délicates  ou  élevées  :  il  est 
solennel,  vide  et  dur.  Son  existence  n'est  qu'une  léthargie 
sombre.  Le  sourire  ,  les  larmes ,  le  feu  des  discours,  la  viva- 
cité des  actions,  le  sentiment  des  arts,  les  impressions  delà 
pitié  ,  tout  ce  qui  varie ,  charme  et  émeut  notre  vie , 
lui  est  ("tranger,  tant  la  force  de  la  su|)crstition  sait  défor- 
mer lame  ,  tant  les  décrets  d  un  législateur,  consacré>par 


tSMAlL  GILU  VLTAIl  EN   Ktf.OPE.  ail 

la  crt'dulilé  commune,  exercent  d'influence  sur  les  masses 
el  sur  les  siècles  !  Dès  qu  un  peuple  a  subi  l'empreinte  et 
revelu  la  forme  du  moule  religieux  et  politique  où  l'homme 
de  génie  s'est  plu  à  le  jeter,  c'en  est  fait  5  les  années  s'é- 
coulent eu  vain  :  le  peuple  est  .guerrier ,  industrieux  ou 
féroce,  jusqu'au  tems  fatal  où  de  nouvelles  influences, 
s'insinuant  dans  l'ancienne  forme  sociale  .,  la  font  crouler 
et  la  métamorphosent. 

C'est  aujourd'hui  que  se  révèle  aux  yeux  de  l'observa- 
teur la  première  décadence  de  cette  race ,  dont  rien  n'é- 
branla jusqu'ici  le  pouvoir.  Les  arts  d'Europe  pénètrent 
en  Orient  par  la  porle  de  l'Egvple  -,  la  digue  cède  sur  un 
point ^  Tapalhie  des  Orientaux  commence  à  s'ébranler  -^  et, 
suivant  toutes  les  probabilités  humaines,  une  immense  révo- 
lution se  prépare.  Bonaparte,  par  son  expédition  d'Egypte, 
a  donné  le  premier  signal  de  ce  bouleversement.  Nous  ne 
le  verrons  pas  s'accomplir  ;  il  n'est  point  difficile  à  prévoir. 

Le  hasard  m'a  fait  connaître  l'un  des  hommes  qui  ont 
contribué  de  la  manière  la  plus  efficace  à  ces  changemens 
dont  le  pacha  d'Egypte  ,  vice-roi  redoutable  à  son  maître  , 
est  aujourd'hui  le  grand  moteur.  Ismaïl ,  né  à  Conslanti- 
nople  de  parens  pauvres  ,  fut  amené  très-jeune  en  Egypte  , 
et  y  languit  long-tems  dans  des  emplois  subalternes  ^  il  avait 
toutes  les  qualités  de  sonpavs,  sans  en  avoir  les  vices  :  beau- 
coup de  fermeté,  de  résolution,  de  présence  d'esprit ,  une 
confiance  aveugle  à  la  destinée,  un  fatalisme  absolu  qui  ne 
dégénérait  pas  en  indolence  ;  de  la  noblesse  el  de  la  franchise 
dans  l'ame ,  de  la  générosité  dans  les  actions.  Son  corps 
était  vigoureux,  malgré  la  délicatesse,  et  même  la  grâce 
de  ses  formes  :  ses  manières  ne  manquaient  ni  de  douceur, 
ni  d'une  mâle  élégance. 

Sa  beauté  physique  le  fit  remarquer  ;  ses  lalcns  devin- 
rent nécessaires  au  pacha.  Isma'il  parlait  italien  avec  faei- 
lité  :  il  était  aclil",  cl  il  avait  sa  Ibrtuuc  à  faire.  Moliamcd-Ali 


2^2  ISMAIL   GIBRALTAR  EK    ELROPË. 

le  cbargead  aller  eu  Suède,  en  Italie,  en  Angleterre,  acheter 
des  navires  et  des  agrès.  Le  premier  de  tous  les  sujets  égyp- 
tiens ,  il  franchit  le  détroit  de  Gibraltar  :  le  pacha ,  à  son 
retour,  lui  imposa  ce  surnom  qui  rappelait  son  titre  de 
gloire;  désormais  il  se.  nomma  Ismaïl  Gibraltar,  et  un 
avancement  rapide  le  porta  aux  premiers  rangs  de Tempire. 

C'est  cet  homme  extraordinaire  qui  donna  au  pacha 
d'Egypte  le  goût  des  arts  et  de  la  civilisation  d'Europe.  Je 
le  vis  à  Londres  en  1804.  On  ne  lira  pas  sans  intérêt  le 
récit  de  son  voyage  ,  entrepris  à  l'aventure ,  avec  une  au- 
dace sans  égale  ,  sur  une  mer  inconnue  et  dangereuse  ,  et 
l'on  ne  s'élonnera  pas  de  la  naïveté  des  détails  qu'il  ren- 
ferme et  que  je  tiens  de  sa  propre  bouche. 

Un  mauvais  pilote  grec  conduisait  son  navire.  Une  vieille 
carte  du  globe  terrestre  ,  un  compas  rouillé  ,  une  horloge 
marine,  dont  personne  ne  connaissait  l'usage,  une  boussole 
anglaise  ,  servaient  plutôt  d'orncmens  que  d'instrumens 
utiles  à  l'ignorance  de  Panajolli,  car  tel  était  le  nom  du  pi- 
lote. L'équipage  était égvplien  :  l'apathie,  l'indifférence  et 
l'obéissance  étaient  ses  qualités  uniques  et  distinctives.  On 
part  :  Chè  sarn  sara(^i),  répète  Ismaïl  en  langue  franque; 
les  voiles  sont  déployées*,  le  Colomb  ottoman,  s'étendant 
sur  les  coussins  dont  on  garnit  le  pont,  voit  s'effacer  à  l'ho- 
rizon les  minarets  d'Alexandrie,  et  se  confie  aux  ondes,  aux 
vents  et  à  son  étoile. 

«  Allah  !  Il  est  grand  !  Mahomet  est  son  prophète.  » 
En  disant  ces  mots  magiques,  il  jel te  un  dernier  regard 
sur  les  côtes  de  Mesr  (2),  dont  un  vent  frais  éloigne  le  na- 
vire. Pendant  que  la  vapeur  du  tabac  s'exh.ile  de  la  longue 
nargillée(3),  le  ruivarclsos ,  le  nautonnier  grec,  fidèle  aux 
habitudes  conteuses  et  serviles ,  dont  les  Hellènes  avaient 


(i)  Ce  (jui  sera ,  scia',  c'est  la  devise  de  la  Juiuille  an<;laise  des  Riissel. 
(2)  Mesr,  rKgyjitc. —  (3)  Longue  pipe  'de  rOricnt. 


ISMAIL   GlBîlALl'AU   EN   EUROt'E.  233 

(Icpuis  long-tcms  subi  le  joug,  amuse  les  loisirs  du  maître 
par  des  récits  merveilleux.il  lui  dit  comment  lesEuropéens 
attirent  le  tonnerre  ,  et  volent  comme  des  oiseaux  ;  il  leur 
raconte  ses  longs  voyages  dans  les  neiges  du  septentrion. 
L'Ottoman  n'en  croit  pas  un  mot,  se  tait,  reste  immobile, 
et  écoute,  en  riant  dans  sa  longue  barbe,  les  histoires  de 
Panajotti.  Cependant,  le  sirocco  souffle^  quelle  différence 
entre  cette  atmosphère  humide  ,  chaude  ,  fatigante,  et  les 
parfums  et  les  bains  du  harem  î  La  patience  du  Musulman 
résiste  à  cette  première  épreuve  :  il  s'enveloppe  de  son  vaste 
alboi'noz(i),  blanc  comme  la  neige,  tire  d'un  coffret  de  la- 
que le  Koran ,  remède  souverain  pour  tous  les  maux  de  la 
vie  5  ordonne  au  babillard  Hellène  de  faire  silence,  et  dé- 
pose sa  nargillée.  «  3Iortadi  (2)  /»  s'écrie-t-il ,  et  pressant 
les  pages  sacrées  sur  son  cœur,  il  en  relit  les  versets.  Que 
lui  importe  si  le  navire  fait  eau,  s'il  faut  serrer  sous  le  vent, 
combien  de  câbles  on  file  par  heure  ?  c'est  l'affaire  du  pi- 
lote. Pour  lui ,  sa  destinée  est  écrite  là-haut  depuis  la 
naissance  des  âges;  il  ne  s'inquiète  de  rien  :  Alinoschak  (3) 
lui  suffit. 

Cependant  on  avançait  \  Panajotti  ne  s'était  point  trompé. 
A  force  de  répéter  ses  prières  ,  de  se  signer  et  de  jurer ,  il 
mit  le  vaisseau  sur  la  bonne  voie.  Peut-être  n'était-ce  pas 
sa  faute  5  mais  enfin  les  côtes  de  Candie  s'élevaient  devant 
nos  vovageurs ,  elle  pilote  grec  ,  se  rapprochant  du  Musul- 
man ,  lui  fit  observer  combien  sa  science  était  certaine  et 
sous  quel  favorable  augure  ils  commençaient  leur  traver- 
sée. «  Nous  avons  sous  les  yeux,  disait-il.  Candie,  île 
riante  ,  habitée  par  un  grand  peuple ,  bien  long-tems  avant 
l'Hégire!  — Avant  l'Hégire!  «  pensa  le  Musulman,  en  re- 
gardant le  navarque  d'un  air  de  mépris.  Pendant  que  le 
sardonique  ïsmad  accablait  le  pilote  de  son  silencieux  dé- 

(1)  Mar.leau  blanr.  —  (2)  Dieu  bien  airticl  — (3)  Le  livre  saint. 


234  ISMAIL  CIBUALTAr;  EjV  EIROrE. 

dain  ,  ce  dernier  continuail  ses  coules  :  «  il  n'y  a  pas  de 
meilleur  vin  que  celui  de  Candie  ;  vous  saurez  que  la 
vigne  y  a  été  plantée  par  Jésus-Christ  lui-même.  Et  les 
femmes  !  6  les  femmes  !  ce  sont  des  houris  ,  des  anges  ,  des 
saintes  !  c'est  là  que  le  bienheureux  saint  Paul  a  prêché.  Il 
est  vrai  qu'il  ne  disait  pas  beaucoup  de  bien  des  Candiotes 
dans  ses  sermons,  et  qu'il  les  traitait  ordinairement  de 
débauchés  ,  de  paresseux  et  de  menteurs.  — ISe  seriez-vous 
pas  de  ce  pays-là  ?  »  demanda  gravement  Ismail  au  con- 
teur. Panajolti  ressentit  l'outrage,  le  dévora  sans  mot  dire, 
et,  s'éloignantdu  Turc,  alla  commander  la  manœuvre,  qui 
n'avait  nul  besoin  de  ses  secours. 

Il  faut  avouer  qu'Ismail  ne  manquait  point  d'esprit  et 
que  c'est  là  un  des  bons  mots  turcs  les  plus  spirituels  et  les 
plus  méchans  que  les  annales  ottomanes  aient  conservés.- 
Panajolti  eût  volontiers  envoyé  à  tous  les  diables  de  l'enfer 
chrétien  Ismaïl  et  son  vaisseau  ;  mais  ce  vaisseau  le  por- 
tait lui-même  et  Panajolti  se  contenta  de  soupirer.  On 
avance,  les  voiles  se  gonflent  sous  une  brise  favorable  et  qui 
fraîchit  d'heure  en  heure.  Tout  parait  concourir  à  1  heu- 
reux succès  du  Musulman  ,  qui  ,  accomplissant  ses  triples 
ablutions  et  ses  dévotes  prières,  tout  en  remerciant  Dieu, 
qui  relient  ou  déchaîne  à  son  gré  les  orages,  regrettait  ses 
dix  esclaves,  ses  cinq  femmes  cUson  harem  :  souvenirs  assez 
tristes  pour  un  homme  que  le  mal  de  mer  suffoque  et  sup- 
plicie, et  qui,  victime  du  roulis  et  du  tangage,  ne  peut 
plus  se  livrer  à  ces  plaisirs  passifs,  à  ces  voluptés  faciles  ,  à 
celle  quiétude  sensuelle,  félicilé  suprême  de  l'Orient  ! 

Cependant  l'aventureux  Turc  avait  l'ame  naturellement 
forte  et  même  active.  11  se  résigne  et  demande  quel  est  ce 
port  où  son  navire  entre,  quels  sont  ces  toits  blanchissans, 
ces  blanches  murailles,  ces  fortifications  redoutables.  «  C'est 
Malle,  répond  le  Grec,  lie  célèbre  et  l'un  des  boulevarls 
de  la  chrélienlé.  »  fsniail  espéniit  pouvoir  aborder  à  lins- 


ISMAIL   GIBRALTAR   KN   EUTiOPE.  ^.35 

taiil  même-,  il  ignorait  les  usages  de  la  quarantaine,  et 
n'accepta  pas,  sans  mauvaise  humeur,  la  proposition  qui 
lui  fut  faite  de  rester  en  prison  sur  son  bord  pendant  plus 
d'un  mois.  «  C'est,  lui  dit  l'officier  du  port,  afin  de  pré- 
server rUe  de  la  peste.  —  La  peste,  pensa  Ismaïl,  est  la 
messagère  d'Allah,  elle  est  divine!  la  quarantaine  est  l'ins- 
titution des  infidèles  :  elle  est  maudite  !  «  Ce  raisonnement 
n'est  pas  fort,  mais  il  est  bien  turc  -,  les  préjugés  ont  tant 
d'influence  sur  les  télés  les  mieux  faites  ! 

Condamné  à  cette  réclusion  ,  Ismail  n'a  plus,  pour  amu- 
sement, que  sa  nargillée,  le  livre  saint  et  les  beaux  discours 
de  Panajotti ,  qui  reprend  faveur  près  de  lui.  C'était  un 
spectacle  intéressant  que  celui  f|ui  s'offrait  aux  aventuriers  : 
lesoir,  quand  la  lunese  levait,  sans  rafraîchir  l'atmosphère, 
et  que  ses  rayons  étincclaient  sur  la  blancheur  des  remparls 
et  des  rochers  5  quand  la  brise  nocturne  venait  jouer  dans 
les  voiles  du  navire  égyptien,  et  répandre,  sur  ceux  qui 
l'habitaient,  le  parfum  des  citronniers,  des  orangers,  des 
myrtes,  des  géraniums  et  des  rosiers  dont  l'île  est  couverte, 
alors  la  ferveur  du  Musulman ,  devenue  plus  ardente  ,  ré- 
pétait avec  un  redoublement  d'enthousiasme  le  Salât  (i)  et 
\  Ala-Teina{pL).  On  entendait  les  sons  de  la  mandoline  loin- 
taine, dont  les  échos  du  rivage  répétaient  le  bruit  argen- 
tin -,  l'azur  profond  de  la  Méditerranée  scintillait  du  reflet 
des  étoiles^  les  cloches  chrétiennes  sonnaient  V  yliigeliis ,  et 
\gs,  Lilanies  àc  Marie,  chantées  par  les  vierges  saintes, 
frappaient  l'oreille  du  Musulman,  dont  tous  les  sens  étaient 
charmés.  «  Salât  l  Salât  l  s'écriait-il,  Allah  est  grand  !  Ma- 
homet est  son  prophète  !  que  le  noir  Se  h  eii  an  (3)  s'empare 
de  ce  misérable  kolaïb  (4),  de  ce  giaour  (5)  que  j'ai  sur 
mon  navire  et  qui  lui  portera  malheur  !  qu'il  tombe  dans 

(i)  Salut  (lévôt.  —  (-2)  Prière  du  suir  ,  dcrnicrc  oraison  des  'rur(s. — 
(3)  Satan.  —  (4,i  Chien.  —  (5)  Infidèle. 


236  ISMAIL   GiUUALïAIl    E;N"   ELIlOrE. 

1  abîmu  l'es  abîmes,  plus  loin  que  les  5c7/ù'/e5(i) eux-mêmes, 
donl  Tangc  noir  a  inscrit  les  noms  dans  le  grand  livre  Mali- 
fond  (2).  M  C'était  avec  celte  irrévérence  qu'il  parlait  de 
son  fidèle  guide  :  el  aussitôt  après  avoir  recommandé  à 
Dieu ,  dans  les  termes  que  j'ai  rapportés,  le  salut  du  chré- 
tien :  <i  Panajotti,  disait-il  d'un  air  grave,  mon  ami,  faites- 
moi  le  tarikh  (3)!  » 

Panajotti  ne  se  doutait  guère  de  l  intercession  véhémente 
dont  il  venait  d'être  l'objet  -,  il  s'applaudissait  de  voir  le 
Musulman  de  bonne  humeur  et  attentif  à  ses  contes.  Alors, 
inspiré  par  ce  beau  ciel  et  cette  situation  pittoresque  ,  il 
commençait  le  récit  du  soir,  où  se  confondaient  la  féerie, 
le  christianisme ,  quelques  souvenirs  àesMille  et  une  JYuits, 
et  quelques  fragmens  de  l'histoire  réelle. 

Je  ne  répéterai  pas  ces  curieuses  improvisations,  qui 
pourraient  trouver  place  à  coté  des  lléyes  du  Tahnud  et 
des  Annales  Indiennes^  dont  chaque  ligne  contient  six  mi- 
racles. Panajotti,  comme  nos  savans ,  aimait  à  remonter 
aux  origines  -,  il  montrait  l'île  de  IMalle  tombée  d'un  pan 
de  la  robe  de  Dieu  5  il  prétendait  que  la  Vierge  y  avait  fait 
un  petit  voyage,  et  que,  depuis  cette  époque  sacrée,  l'île 
était  devenue  blanche  en  commémoration  de  son  séjour  à 
Malte  5  il  répétait  mille  édifians  mensonges  que  les  jé- 
suites ont  consacrés  dans  leurs  livres  et  que  le  Musulman 
Ismail  m'a  racontés  en  riant  beaucoup.  A  ces  merveilles  il 
ajoutait  les  annales  ,  non  moins  fabuleuses ,  des  chevaliers 
de  Malle.  «  C'étaient,  disait-il,  de  grands  saints  consacrés 
à  Saint-Jean 

—  Lequel  "^  demanda  Ismail  ,  le  fils  de  Zacharias  ?  » 

Panajotti,  dont  l'érudition  théologique  n'allait  pas  jus- 
que-là, ne  sut  que  répondre,  et,  se  hâtant  dépasser  outre, 

(1)  Les  schiilfs  sont  les  Kércliqiics  sci-laleuis  il'Ali;  la  plupart  tics  Per- 
sans sont  si'hiiles. 

(2)  Le  livre  du  jugcmciU  ilermer.  —  (o)  l'u'til  ilu  soir. 


ISMVII.   GIBKALTAF.   en   KlT.OrF.  5^^ 

il  ciilama  la  grande  histoire  du  dragon  vaincu  par  un  che- 
valier que  Saint-Michel  avait  armé  lui-même.  «  Tes  contes, 
reprit  Ismail,  ne  m'amusent  point.  »  Panajotti  se  rejeta  sur 
des  événemens  plusintcressans  ou  plus  rapprochés  :  il  rap- 
porta longuement ,  et  avec  une  véracité  presque  rivale  de 
celle  de  Tabbé  de  Vertot,  la  prise  de  Constantinople  par  les 
Turcs,  puis  celle  de  Rhodes.  Le  fier  Osmanli,  à  ce  récit 
qui  flattait  sa  vanité  nationale,  passa  la  main  droite  sur  sa 
barbe  touffue ,  et  releva ,  de  la  main  gauche ,  la  noire  mous- 
tache qui  ombrageait  ses  lèvres.  Mais  quand  le  Grec,  pour- 
suivant son  récit ,  montra  les  braves  chevaliers  tenant  tête 
aux  forces  immenses  et  réunies  de  l'invincible  Soliman, 
quand  il  raconta  la  défaite  du  sublime  empereur  et  le 
triomphe  des  soldats  nazaréens  ,  ces  signes  de  contente- 
ment et  d'orgueil  se  changèrent  en  mouvemens  de  dé- 
goût 5  on  vit  le  sourcil  épais  d'Ismail  s'abaisser  avec  me- 
nace ,  et ,  crachant  sur  le  pont ,  il  s'écria  d'un  ton 
élevé  :  «  Nazaréen  ,  continue,  continue  !  »  Panajotti  con- 
tinue -,  il  raconte  de  son  mieux  la  prise  de  Malte  par  Ali 
Bonaparte.  liEimahl  einiaJi  (i)!  dit  le  Turc,  en  poussant 
un  soupir  :  la  terre  où  nous  sommes  n'est  qu'illusion  !  )> 
Enfin,  le  véridique  annaliste  dit  comment  les  Anglais  ont 
pris  récemment  possession  de  cette  clef  maritime  si  im- 
portante pour  leur  commei'ce,  et  brillante  des  doubles  sou- 
venirs de  la  croix  et  du  croissant. 

<c  C'est  chez  eux  que  je  vais  ,  reprit  le  Turc  ;  chez  les 
seids  d'Al-Gezira-el-Hadra  (5)  5  n'est-il  pas  vrai  ?  Allah 
est  miséricordieux  I  Nous  verrons  si  je  dois  y  parvenir,  ou 
si  tu  es  destiné  à  nous  perdre  dans  la  grande  mer. 

— Saint  Spiridion  nous  en  préserve  !  dit  le  Grec  en  bais- 
sant la  tète  ^  l'Océan  est  bien  grand,  mais  ma  science  nous 
sauvera  avec  l'aide  de  la  Vierge  ! 

(i)  Hélas!  —  (2)  L'Ile  Verte  ,  l'Angleterre. 


2.38  ISMAIL  GIBRALTAR  EN    EUROPE, 

—  Où  est  le  château  ?  demanda  Ismail. 

— \ oyez-vous,  dit  le  Grec,  cette  tour  blanche  qui  s'é- 
lève au  centre  d'un  vaste  édifice  et  domine  de  plus  de 
cinquante  pieds  les  bàtimens  qui  l'entourent  ^  là,  tout  au 
milieu,  sous  la  clarté  de  la  lune,  est  la  vieille  demeure 
des  grands  maîtres. 

—  Qui  r habite  maintenant  ? 

—  Un  cidj  de  la  mer  (i) ,  un  guerrier  comme  vous,  sei- 
gneur, dit  en  s'inclinant  le  Grec  ,  qui  n'appartenait  point 
à  la  race  héroïque  des  nouveaux  Hellènes,  et  qui  savait 
mieux  flatter  un  Turc  que  gouverner  un  vaisseau.  Il  se 
nomme  Alexandre  Bail  -,  il  sest  battu  dans  la  baie  d'A- 
houkir,  contre  le  fameux  Ali  Bonaparte. 

—  Allah  est  grand.  Je  le  verrai  avec  joie.  « 
Cependant  la  quarantaine  expire.  Ismaïl,  fatigué  de  ce 

repos  forcé ,  débarque  enfin  en  s'écriant  :  «  Tout  a  un 
terme  ;  le  proverbe  a  raison  de  dire  :  Stamboul  (2)  même 
finira.  «  Comme  si  l'on  eût  voulu  faire  oublier  au  voyageur 
ses  quarante  jours  d'ennuis,  des  fêtes  magnifiques  se  pré- 
parent; le  canon  retentit-,  les  drapeaux  sont  déployés;  une 
députation  solennelle  accueille  Ismaïl.  La  vieille  ville  chré- 
tienne, le  rempart  de  la  foi  de  Jésus  en  Orient ,  se  pavoise 
pour  faire  honneur  à  l'ambassadeur  musulman.  Il  jouitavec 
une  gravité  un  peu  dédaigneuse  de  cette  pompe  nouvelle: 
mais  sa  grâce  native  lui  inspirant  cette  politesse  aimable  qui 
n'est  qu'une  expression  de  gratitude  et  de  bienveillance 
commune  à  tous  les  peuples,  il  trouve  le  moyen  de  plaire  à 
tout  le  monde,  et  Sir  Alexandre  Bail,  baronnet,  gouver- 
neur de  Malle,  lui  donne  une  fête  digne  de  Jehanguire  ou 
d'AlRaschid,  dans  les  jardins  de  Sant-Antonio.  Toute  la 
ville  y  est  conviée  -,  Anglais ,  Maltais,  marchands  orientaux 
et  européens  :  c'était  un  paradis  de  tolérance ,  où  le  plaisir 
admettait  toutes  les  croyances  et  tous  les  rites. 

(1)  Cidy,  seigneur.  —  (•2)  Sl'irnhoi//  ,  Conslanlinople. 


TSMAIL   GIBRALTAU  EN  ELUOPE.  201) 

Je  voudrais  pouvoir  retrouver  la  splendeur  des  expres- 
sions asiatiques  dont  Ismail  se  servit  pour  décrire  cette 
magnifique  g-te/na  (i),  dont  son  imagination  était  encore 
remplie  lorsque  j'écoutais  sa  narration  en  me  promenant 
avec  lui  dans  la  métropole  de  l'Angleterre. 

((Nous  nous  rendîmes  à  la  fête  des  jardins,  me  disait 
l'ambassadeur  égyptien  -,  vrai  séjour  de  délices ,  où  nous  ne 
parvînmes  pas  sans  peine  :  la  route  des  élus  est  difficile.  On 
nous  mit  dans  une  calessa ,  voiture  extrêmement  dure  , 
où  je  me  trouvais  ballotté  comme  dans  une  barque  pendant 
la  tempête.  Un  chatib  (p.)  du  gouvernement,  assis  auprès 
de  moi,  m'apprit  d'où  venait  cette  fatigue  que  nous  causait 
le  carrosse.  A  Malte,  où  le  terrain  se  compose  de  roclies 
aiguës,  on  ne  se  sert  que  de  chariots  sans  ressorts.  Je  trou- 
vais cette  manière  de  voyager  peu  commode-,  et  plaçant 
mes  mains  pour  en  former  un  siège ,  je  tachai  de  mon  mieux 
d'en  adoucir  la  rudesse.  Cependant  le  chatib  ,  qui  parlait 
beaucoup  et  qui  était  un  homme  fort  singulier,  me  contait 
mille  histoires  du  pays  d'Occident  pour  m'amuser.  11  me 
récita  de  beaux  vers  dans  la  langue  à'alinagreh  (3) ,  aux- 
quels je  ne  compris  rien  et  qui  me  déchirèrent  les  oreilles; 
enfin  il  me  montra  une  belle  plume  de  paon  avec  laquelle 
il  a  coutume  d'écrire  ses  ouvrages.  Depuis  je  l'ai  rencontré 
à  Londres ,  où  il  était  devenu  riche  et  où  il  avait  acquis  ce 
qu'on  appelle  de  la  réputation  :  j'avoue  que  je  ne  sais  guère 
comment  cela  s'est  fait. 

»  Ce  chatib,  qui  avait  la  voix  douce,  les  yeux  perçans 
et  la  manie  de  me  réciter  des  vers  que  je  n'entendais  pas  , 
se  montra  très-poli  envers  moi  :  ses  vers  peuvent  être  aussi 

(i)  Asse  nblée  dans  les  jardins. 

(a)  Chatib,  secrétaire.  Le  personnage  dont  parle  Ismaïl  est  M.  Cole- 
ridge  ,  poète  célèbre  de  l'Ecale  des  Lacs,  alors  Siicrctalre  de  Sir  Alexandre 
Bail.  Voyez  une  notice  sur  ce  poète  dans  notre  \<y  numéro. 

(!î)  Voccident. 


9.  \0  ISM.VIL   GIBUALTAU  EX   ELP.OPE. 

beaux  que  ceux  du  Persan  Hafiz;  je  ne  les  ai  pas  compris, 
et  quand  même  j'aurais  su  la  langue  dans  laquelle  ils  sont 
écrits,  le  cahot  furieux  de  la  calessa  m'eût  empêché  d'v 
faire  attention  un  seul  instant.  Nous  arrivâmes  augiema. 
Ah  !  paradis  du  prophète  !  heautés  du  ciel  et  de  la  terre  ! 
roses  d'Ormouzd,  vin  de  Chiraz  ,  vous  ne  valez  pas  ce  que 
je  trouvai  dans  ces  beaux  jardins.  Allah  Acbar{y)  l  Allah 
Acharl  quels  yeux  bleus!  quelles  noires  prunelles!  les 
houris  du  septentrion  et  du  midi  erraient  sous  les  citronniers 
en  fleurs.  Je  ne  savais  si  je  devais  admirer  davantage  les  ten- 
dres et  langoureux  regards  des  belles  de  l'Ile  Verte  (2),  ou 
les  éclairs  qui  s'échappaient  des  longues  paupières  des  filles 
de  Malte.  Le  sablia  (3)  ne  manquait  pas  non  plus  :  il  y  en 
avait  de  tous  les  pays,  de  toutes  les  espèces-,  j'avoue  que 
j'en  remplis  ma  coupe  jusqu'aux  bords,  quoique  Musul- 
man. Nos  docteurs  prétendent  que  le  saint  prophète  l'a 
défendu  ;  mais  le  fait  est  faux  :  je  sais  mon  Koran  par  cœur  ; 
où ,  dans  quel  passage ,  a-t-il  prohibé  l'usage  de  la  liqueur 
brillante  ?  Il  n'en  a  prohibé  que  l'abus,  m 

A  propos  de  ce  trait  d'éloquence  ,  je  dois  rapporter  un 
fait  assez  curieux,  qui  amusa  beaucoup  à  Londres  les  con- 
vives du  bonismail.  A  table,  et  la  coupe  pleine,  il  soute- 
nait en  anglais  mêlé  d'arabe  l'opinion  qu'il  vient  d'énon- 
cer à  l'instant.  Trois  fois  la  rasade  avait  été  vidée  ,  trois 
fois  il  avait  réfuté  la  doctrine  qui  proscrit  la  liqueur  bril- 
lante. A  la  fin  de  sa  péroraison  ,  sa  tête  se  troubla ,  sa 
langue  s'embarrassa.  «  Le  prophète  ,  balbutiait-il  encore 
en  penchant  sa  tête  sur  son  fauteuil,  n'en  a...  dé.. fendu... 
que  l'a... bus.  »  Et  il  s'endormit. 

Suivons-le  dans  sa  traversée.  11  a  quitté  Malte.  Je  ne 
prétends  pas  décrire  l'une  après  l'autre  toutes  les  difficul- 
tés qu'il  trouva  sur  [sa  roule,  et  tous  les  obstacles  dont 

(i)  Dieu  soit  liinr!  —  (-2)  1,'  \nglclcrrc.  —  (•>)  I-c  vin. 


ISMAIL   GIBUALTAU   EN    iitnoVK.  5^1 

Tenloura  l'ignorance  de  Panajolli.  Au  lieu  d'alteindre  , 
comme  ils  se  le  proposaient,  le  détroit  de  Gibraltar  ,  ils  dé- 
barquent à  Tunis,  en  reparlent,  y  reviennent ,  jettent 
Vancre  dans  le  port  de  Cagliari  ,  prennent  la  route  de  Li- 
vourne,  cinglent  verslaSicile,  entrevoient  de  loin  la  cbaîne 
des  Pyrénées  ;  et  finissent  par  s'apercevoir  qu'il  y  a  erreur. 
C'était  un  peu  lard  -,  ils  tiennent  conseil ,  et  le  bon  sens 
d'Ismaïl  force  le  pilote  grec  à  virer  de  bord  et  à  faire  voile 
vers  le  sud  :  cette  direction  méridionale  les  sauve  ^  ils  ne 
perdent  plus  la  terre  de  vue  ,  suivent  les  côles,  visitent 
Iran,  Melilta,  Alméria,  Marbella,  s'informent  auprès  des 
chrétiens ,  des  Turcs ,  des  Juifs ,  et  à  force  de  conseils  ,  de 
patience  ,  de  persévérance  ,  de  bonheur  et  de  bon  vent , 
accomplissent  en  trois  mois  et  quelques  jours  cette  traver- 
sée périlleuse  de  Malte  à  Gehel-Tarik  (i). 

C'était  une  Odyssée.  Souvent  le  Musulman  avait  cru 
qu'Allah  l'abandonnait,  et  que  les  vastes  ailes d'Azaël  (2) 
couvraient  son  navire.  Il  lui  semblait  qu'il  entendait  gémir 
au-dessus  de  sa  tête  lebruit  sourd  et  solennel  du  vol  de  l'ange 
Gihanam,  qui  apporte  la  mort.  Cependant,  ils  étaient 
amarrés  dans  la  baie  de  Gibraltar.  Devant  eux  s'élèvent 
les  remparts  ,  les  bastions  de  cette  redoutable  citadelle  ; 
la  fortune  les  protège  évidemment. 

La  même  hospilalité  dont  Ismail  avait  recueilli  les  fruits 
à  Malte  l'accueillit  à  Gibraltar.  On  lui  fit  admirer  toutes 
les  singularités  pittoresques  de  la  ville,  ses  créneaux  ,  ses 
plantations  ,  ses  pics  sourcilleux.  Il  vit  avec  effroi  la  cave 
de  Saint-Michel  (3)  \  avec  admiration ,  la  Langue  du  Dia- 
ble (4).  «  Quoi  !  s'écria-t-il ,  les  chré liens  rendent-ils  à  la 
fois  leur  culte  aux  génies  du  ciel  et  à  ceux  de  l'abîme  ?  »  Il  se 

(i)  Gibraltar,  littéralement  tnont  de  Tarik.  —  (a)  L'ange  de  la  mort, 
(3)  Caverne  de  GIbrallar.  —  (4)  Pic  de  Gibraltar. 

XV.  »6 


ll\'ï  ÏSMAIL  GIBKALTAU   EN   ECROPE. 

promena  loiig-tems  sur  l'Almeida  (i),  dont  le  beau  feuil- 
lage et  l'immense  perspective  Tenchantèrent.  «  Quelle  est, 
demanda-t-il  en  s'arrêtant  devant  une  statue  ridicule , 
cette  mauvaise  marionnette  ?  »  On  lui  apprit  que  c'était 
l'image  du  commandant  anglais  Heathfield ,  et  qu'il  avait 
sous  les  yeux  un  monument  de  la  sculpture  britannique  ; 
il  détourna  les  yeux.  Ismaïl  était  homme  de  goût. 

Qui  peindra  sa  surprise  ,  lorsqu'il  vit  dans  les  rues  de  la 
ville  ces  vastes  perruques  poudrées,  dont  les  femmes 
juives  du  pays  surchargent  leurs  tètes,  depuis  un  tems 
immémorial?  Il  crut  que  cette  mascarade  était  une  plai- 
santerie de  circonstance  :  jamais  on  ne  put  lui  persuader 
que  ce  costume  fût  national  et  sérieux.  Enfin,  après  avoir 
tiré  ses  lettres  de  change  sur  le  pacha  ,  il  alla  prendre 
congé  du  gouverneur  ,  à  quatre  heures  du  matin  (l'heure 
était  fort  indue).  Il  ne  réveilla  pas  le  noble  baronnet; 
deux  canons  et  deux  boulets,  singulier  présent,  lui  fu- 
rent offerts  de  la  part  d'Ismaïl,  et  le  navire  mit  à  la 
voile ,  chargé  de  fruits  nouveaux ,  de  fruits  secs  et  de  dou- 
blons. 

Un  nuage  blanc  ,  une  coupole  de  vapeurs  menaçantes 
couronnaient  la  tète  du  roc,  et  annonçaient  1  approche  du 
vent  d'est;  le  détroit  terrible,  Bâb-el-Zalak ,  la  porte 
des  mers,  s'ouvrait  devant  nos  aventuriers.  Panajotti,  pour 
rehausser  l'éclat  de  son  mérite ,  exagérait  encore  les  dan- 
gers de  la  traversée,  a  L'Océan  ,  où  nous  nous  lançons, 
est  presque  sans  bornes  ,  disait-il  du  ton  de  l'hyperbole  :  il 
a  plus  de  dix  mille  lieues,  au  couchant ,  au  nord  ,  au  midi. 
Les  tempêtes  y  sont  fréquentes,  et  c'est  ici  que  se  déploie 
toute  l'habileté  du  navarque  !  »  Ismail  avait,  comme  on  sait, 
fort  mauvaise  opinion  de  la  véracité  du  Grec.  «  Ne  m'a-t-il 
pas  soutenu  quel'île  de  Candie  était  peuplée  avantl'FIégirc  ? 

(i)  Promcnadfi  de  Gihrallnr. 


ISMAIL  GIBRALTAR  EN  El'UOPE.  I^d 

le  menteur  !  l'impertinent  !  Mais  cVst  un  fort  bon  pi- 
lote ;  et  c'est  là  le  point  principal.  JNotre  dernier  voyage  de 
Malte  à  Gibraltar  a  eu  beaucoup  de  succès;  et  je  suis  con- 
tent de  lui  ,  quoique  ce  soit  un  chien  d'infidèle.  » 

Cependant  Thabile  navarque  fut  obligé  de  se  consulter 
avec  Ismail  sur  la  route  qu'ils  devaient  prendre.  On  déli- 
béra long-tems.  «  Billah  l  Bismillah  (i)  /  s'écria  l'Ottoman , 
laissez  aller  le  navire!  »  La  Providence  ,  seule  pilote  du 
vaisseau  ,  le  poussa  sur  les  cotes  de  Madère. 

Là  ils  apprirent  que  le  vent  qui  leur  soufflait  en  poupe 
les  avait  un  peu  écartés  de  leur  direction  véritable.  Ismail 
était  prêt  à  se  fâcher  -,  mais  Panajotti  le  calma  ,  en  lui 
rappelant  cette  étonnante  traversée  de  Malte  à  Gibral- 
tar, accomplie  en  trois  mois.  «  Le  plus  sage  se  trompe, 
ajouta-t-il  en  finissant  sa  harangue.  »  Ismail  convint  de  la 
justesse  de  sa  remarque.  On  fit  relâche  à  Madère  :  le  vin  y 
était  si  bon ,  la  société  si  polie ,  le  climat  si  beau  \  le  Musul- 
man trouva  les  marchands  anglais  si  accommodans,  les  ana- 
nas si  délicieux  et  les  Madériennes  si  accortes  ,  qu'il  y 
passa  quinze  jours,  et  quitta  l'île  à  regret. 

Empressé  de  terminer  son  voyage  ,  Ismail  faisait  mille 
questions  à  son  guide.  «  Quand  serons-nous  en  Angleterre? 
—  Dans  trois  jours.  —  Vous  y  avez  été?  —  Dix  fois.  — 
Allah  est  grand;  nous  verrons.  »  Mais  voici  des  côtes  qui 
s'offrent  à  leurs  regards  ;  seraient-ce  les  rivages  de  l'Ile  Ver- 
doyante ?  «  Par  la  Panagia  et  saint  Georges ,  par  saint  Spi- 
ridion  et  saint  Denis,  s'écrie  le  Grec,  c'est  elle,  c'est  elle- 
même  !  Je  reconnais  Londres  ;  je  vois  le  clocher  de  la 
grande  église-,  et  je  ne  peux  pas  me  tromper;  je  connais 
ces  parages  comme  mon  propre  manteau  !  Fiez -vous  à 
moi.  )) 

Le  sage  Ismail  doutait  encore  de  la  vérité  d'un  fait  dont 

(  I  )  Au  nom  de  Dieu  ,  !i  la  volante'  Je  Dieu  .' 


^44  ISMAIL   GIBRALTAR  EN   ELROrE. 

le  Grec  affirmait  si  positivement  la  cerlitude.  Son  coup- 
d'œil  diplomatique  et  judicieux  devinait  que  Tîle  d'Angle- 
terre devait  avoir  plus  d'étendue.  Il  prit  la  carte  ,  essaya 
de  reconnaître  les  localités.  La  mer  semblait  parsemée  de 
petites  îles  :  serait-ce  là  l'Irlande,  l'île  de  Wight,  l'île  de 
Man  ?  Ce  groupe  d'îlots,  sont-ce  les  Orcades ,  les  Hébrides, 
les  îles  Sbetland?  Non  ;  plus  ils  avançaient ,  plus  les  îles 
se  multipliaient.  Ismaïl ,  fort  embarrassé,  maudissait  ou  la 
carte  fautive ,  ou  son  pilote  maladroit  ^  et  lassé  de  maudire, 
il  reprit  la  nargillée ,  dont  la  vapeur  le  consolait  dans  toutes 
les  disgrâces.  On  entre  dans  un  port  -,  on  aperçoit  une  ville  : 
c'est  la  cité  d'Angra  ,  et  ces  îles  sont  les  Açores  ! 

Heureusement,  le  vin  était  bon,  et  les  Açoriens  reçu- 
rent poliment  leurs  hôtes  involontaires.  «  Dieu  est  grand , 
Mahomet  est  son  prophète.  »  On  passe  quelques  jours  dans 
cet  Eden  nouveau  ^  et  l'on  remet  à  la  voile. 

«  Ce  fut,  je  m'en  souviens,  me  disait  Ismail ,  lorsqu'il  me 
racontait  cette  partie  de  son  voyage,  ce  fut  au  milieu  de 
la  nuit  que  nous  quittâmes  toutes  ces  îles.  L'air  était  pur, 
mais  la  lune  ne  brillait  pas.  Notre  vaisseau  marchait  rapi- 
dement; et  Panajotli ,  toujours  content  de  lui-même,  mal- 
gré les  nombreuses  fautes  des  dernières  semaines,  chan- 
tait ses  airs  grecs  et  ses  litanies.  Le  courant  semblait  nous 
emporter  avec  une  extrême  violence.  «  Quoi  !  s'écria  le 
Grec,  déjà  la  Tamise?  —  Nous  sommes  arrivés  bien  vile, 
lui  dis-je.  »  Il  en  convint,  tout  en  me  soutenant  avec  son 
flegme  et  son  impudence  accoutumés,  que  c'était  la  Ta- 
mise elle-même,  et  qu'il  la  reconnaissait  bien.  «  Atten- 
dons le  jour  et  la  volonté  d'Allah  !  »  et  je  m'endormis. 
Quand  ce  courant  rapide  eut  cessé  de  nous  entraîner  ,  et 
que  les  premiers  rayons  du  jour  m'éveillèrent,  je  vis  mon 
vaisseau  à  l'ancre  ,  et  je  frottai  mes  yeux  :  «Allah!  Allah! 
Homah  (i)!    m'écriai-je  ,   ceci  ressemble  étrangement  à 

(  i  )  l'vfi/ieur  Je  Dieu  i 


ISMAIL   GIBllALTAU  EN  EUROPE.  245 

Gebel-Tarik ,  que  nous  avons  quitté  l'autre  jour.  »  C'était 
Gebel-Tarik,  ou,  comme  l'appellent  les  Occidentaux  ,  Gi- 
braltar !  Je  reconnus  la  citadelle,  les  rocbers  noirs ,  les 
perruques  blanches  des  femmes  juives,  et  les  manteaux 
bruns  de  leurs  maris,  qu'Allah  confonde  !  Je  saluai  de  deux 
coups  de  canon  la  ville  qui ,  fort  étonnée  de  me  revoir ,  me 
rendit  mes  deux  coups  de  canon.  Je  retrouvai,  malgré 
moi,  le  général  et  ses  aides-de-camp,  et  les  marchands  et 
les  juifs.  Devinez  si  je  tançai  vivement  mon  pilote  -,  il  me 
jura  que  c'était  la  faute  du  courant;  je  le  crus  :  et  dans 
le  fait  il  avait  raison.  Je  commandai  à  Panajotti  de  se  di- 
riger vers  le  nord  5  j'aurais  eu  tort  de  m'en  prendre  à  ce 
pauvre  Panajotti,  dont  j'admirai  bientôt  la  science  et  le 
talent  :  en  peu  de  semaines,  nous  débarquâmes  à  Cadix.  » 

Les  voilà  de  nouveau  abandonnés  au  soin  de  la  Provi- 
dence ,  à  l'habileté  rare  du  navarque.  Iront-ils  à  Séville  ? 
Le  proverbe  le  leur  ordonne;  et  certes,  si  le  vent  eût  souf- 
flé de  ce  côté  ,  ils  eussent  remonté  le  Guadalquivir.  Mais 
le  sort ,  qui  en  décida  autrement,  fit  quitter  à  leur  navire  le 
Portugal  et  l'Espagne  ;  et,  cinglant  gaîment  vers  la  France, 
ils  arrivèrent  dans  la  baie  de  Biscave.  On  ne  peut  mieux 
comparer  leur  course  maritime  qu'à  la  fuite  vagabonde 
d'une  plume  légère,  que  la  main  d'un  enfant  lance  sur 
les  eaux  d'un  fleuve,  et  qui ,  guidée  par  le  hasard,  va  frap- 
per tantôt  un  rivage,  tantôt  l'autre. 

A  peine  la  quille  du  vaisseau  se  baignait  dans  les  flots 
de  cette  baie  dangereuse,  que  le  vent  change  ;  la  mer  de- 
vient houleuse  ,  le  tonnerre  gronde.  Panajotti  ne  sait  que 
résoudre;  Ismaïl  veut  que  l'on  fasse  jouer  les  pompes. 
Mais  l'équipage  et  les  passagers  que  l'on  avait  recueillis 
durant  la  traversée  n'étaient  point  de  nature  à  braver  ou 
déjouer  la  tempête  :  ils. ignoraient  tous  la  manœuvre  ;  le 
Grec  s'agenouillait  devant  une  petite  image  de  saint  Spi- 


246  ISMAIL  GIBRALTAR  EN  EUROPE. 

ridion;  les  Maltais  priaient  saint  Jean  et  la  bonne  Yierge^ 
les  Turcs  invoquaient  leur  prophète.  Un  Israélite,  que 
l'on  voulait  jeter  à  Feau  pour  apaiser  Forage  ,  était  le  plus 
infortuné  ce  tous.  Cependant  ces  vœux  discordans  se  per- 
daient au  milieu  du  fracas  des  vents  et  des  vagues;  la  ter- 
reur avait  renversé  sur  le  pont  le  pilote  à  moitié  fou  :  plus 
de  voiles  ,  plus  de  mâts  ;  et  quand  nos  aventuriers ,  par  une 
faveur  spéciale  du  ciel,  furent  jetés  dans  le  port  de  Bor- 
deaux ,  leur  bâtiment  n'était  plus  qu'une  carcasse  ruinée. 
Informé  de  l'accident  arrivé  à  l'embarcation  égyptienne, 
Ali  Bonaparte  fit  donner  des  secours  à  nos  voyageurs. 
On  radouba  leur  navire  fracassé  5  Ismail  se  promena  huit 
jours  dans  les  places  publiques  de  la  troisième  capitale  de 
la  France  ;  et  son  goût  pour  le  sabha ,  dont  le  prophète  ne 
défendit  que  l'abus  ,  put  se  satisfaire  en  liberté.  Panajotti, 
qui,  dans  sa  frayeur  causée  par  la  tempête,  avait  perdu 
non-seulement  le  gouvernail  du  vaisseau,  mais  celui  de  sa 
propre  raison  ,  fut  remplacé  par  un  prisonnier  anglais,  au- 
quel le  gouvernement  français  permit  généreusement  de 
servir  de  pilote  à  Ismail.  La  Gironde  emporta  le  navire  au 
sein  de  l'Océan  ;  et  le  Turc,  recommençant  ses  prières  ,  et 
reprenant  sa  nargillée,  se  livra  sans  réserve  à  son  fatalisme 
et  à  ses  espérances. 

«Voyons,  se  disait-il,  en  comptant  les  grains  de  son 
comholojo  ou  chapelet  musulman  ,  c'est  au  mois  de  mu- 
harram  que  j'ai  quitté  Alexandrie-,  supputons.  Muhar- 
ram  (i),  y  compris  safer,  cela  fait  un  mois;  le  premier 
j'ibaïah,  deux-,  le  second  rihaïah,  trois-,  le  premier g^io- 
nuida  ^  quatre-,  le  second  i^iomadn^  cinq;  le  troisième 
gioniacla,  six;  regeb  ^  sept;  scliahan ,  huit.  En  huit  mois, 
avoir  fait  tant  de  chemin  !  Par  ^laksd  l  c'est  merveilleux  ; 
c'est  inconcevable.  Gloire  à  Dieu  et  à  son  prophète ,  qui 

(1)  Noms  (les  mois  orientaux. 


ISMAIL   GIBRALTAR  El»  EIROPE.  2-17 

m'ont  protégé  si  visiblement!  Huit  mois,  rien  que  huit 
mois  !  Et  le  nouveau  pilote  prétend  que  nous  sommes  en- 
tre la  France  et  l'Angleterre  !  Quel  malheur  que  Panajotti 
ait  perdu  la  tète  ^  il  a  bien  du  mérite  ,  tout  poltron  et  tout 
menteur  qu'il  soit  ;  avec  lui,  nous  serions  peut-être  par- 
venus à  terminer  notre  voyage  en  une  année.  Comp- 
tons :  il  nous  reste  ramadan ,  un  ;  schawal^  deux  -,  doid- 
hadah ,  trois  ^  doul-hegiagh,  quatre  :  c'est  possible  -,  mais 
c'est  difficile.  Allah  est  grand  ;  ce  qui  est  écrit  doit  ar- 
riA'er.  » 

Il  amusait  sa  pensée  de  ces  rêveries  de  prédestiné  ,  tan- 
dis que  le  vaisseau ,  bien  dirigé  ,  faisait  force  de  voiles  vers 
l'Angleterre.  Le  troisième  jour  de  ramadan,  il  était  assis 
sur  le  pont,  quand  de  grandes  murailles  blanches  se  mon- 
trèrent à  ses  yeux.  Des  vaisseaux  de  tout  bord  glissaient 
sur  l'onde  dans  toutes  les  directions.  Un  peuple  actif  se 
pressait  sur  les  rochers,  sur  les  rivages  :  c'était  un  mouve- 
ment ,  une  confusion  ,  un  bruit ,  dont  les  yeux  d'Ismail  se 
trouvaient  fatigués,  dont  ses  oreilles  étaient  assourdies.  A 
mesure  que  le  vaisseau  avançait  le  long  des  côtes ,  il  y 
vovait  des  forteresses  ,  des  villes  ,  des  villages,  se  succéder 
de  distance  à  distance  ;  une  ceinture  de  navires  paraissait 
environner  l'île  ,  dont  les  gazons  verdoyans  contrastaient 
avec  un  ciel  sombre  et  les  rochers  blancWont  le  rempart 
la  protégeait. 

Ismail  demanda  le  nom  de  celte  île  si  peuplée.  L'Angle- 
terre î  il  n'en  voulut  rien  croire*  :  c'était  le  second  jour 
de  ramadan  seulement  ;  le  miracle  dépassait  toute  vrai- 
semblance ,  et ,  lorsqu'il  fallut  se  rendre  à  l'évidence,  com- 
bien de  fois  ne  s'écria-t-il  pas  :  «  Allah  est  grand  !  Allah 
est  grand  !  »  Je  ne  m'arrêterai  point  à  décrire  toutes  ses 
surprises  pendant  la  route,  et  les  diligences,  plus  rapides 
que  l'éclair,  et  les  routes  à  rainures  ,  et  les  cathédrales  go- 
thiques !  Panajotti  qui  l'accompagnait  avait  retrouvé  l'u- 


24f>  ISMAIL  GIBRALTAR  EN   Et^OPE. 

sage  de  ses  sens  depuis  qu'il  avait  senti  la  terre  ferme  ,  ef 
lui  donnait  des  explications  plus  ou  moins  véridiques ,  plus 
ou  moins  savantes,  mais  toujours  longues  :  pour  un  com- 
mentateur, l'importance  n'est  pas  de  bien  dire,  mais  de 
beaucoup  dire. 

«  Au  nom  du  saint  prophète ,  est-ce  ici  la  grande  réu- 
nion des  tribus  (i)  ?  dit  il  en  arrivant  à  Londres  ;  c'est  le 
plus  étrange  tumulte  que  j'aie  entendu  de  ma  vie  !  »  En  ef- 
fet ,  la  métropole  de  l'Angleterre,  avec  son  activité  com- 
merciale et  industrielle,  offre  le  contraste  le  plus  étrange 
elle  plus  tranché  de  ces  cités  de  l'Asie,  où  tout,  jusqu'à 
l'industrie  ,  est  régulier  et  monotone  ,  languissant  et  apa- 
thique. Il  traversa  les  quartiers  brillans ,  populeux  et  nobles 
de  la  ville  ,  guidé  par  Panajotti,  qui  lui  fit  prendre  gîte 
dans  une  hôtellerie  obscure  de  Wapping  ,  près  de  la  roule 
de  Ratcliffe  (2).  Panajotti  tenait  cette  adresse  de  la  com- 
plaisance d'un  compatriote,  pauvre  matelot ,  qui  était  venu 
en  Angleterre,  et  qui  avait  trouvé  cet  asile  fort  convenable 
à  son  état  et  à  sa  fortune.  Voilà  donc  le  plénipotentiaire 
asiatique,  chargé  du  pouvoir  d'un  souverain,  logé  sous 
l'enseigne  du  Pourceau  qui  fie  ^  au  milieu  des  mousses  et 
des  pilotes,  de  leurs  moitiés  légitimes  et  des  objets  de  leurs 
amours  plus  volages. 

Ismail  ne  se  c^ta  pas  de  l'inconvenance  de  sa  situation. 
L'hôlellerie  ,  quoique  réservée  au  peuple ,  était ,  comme 
presque  tous  ces  endroits  en  Angleterre,  bien  tenue,  propre 
et  commode.  Elle  avait  ses  tapis,  ses  toiles  cirées,  ses  grilles 
de  cheminée  frottées  et  luisantes.  Les  lits  étaient  bien 
faits,  les  servantes  courtoises  et  les  domestiques  empressés. 
Qu'on  juge  du  bonheur  d'ismail ,  croisant  ses  jambes  de- 
vant un  bon  feu  de  charbon  de  terre ,  dans  une  petite 
chambre  si  soigneusement  frottée  (jue  la  recherche  de  pro- 

(1)  \^al-azah  — {2)  Quaitici  au  su<l-rsl  de  Londres. 


ISMAIL   GIBRALTAa  EN   EUllOPE.  ^49 

î>reté  qu'on  y  voyait  régner  eût  pu  passer  pour  du  luxe.  Il 
(lait  loin  de  soupçonner  que  sa  résidence  ne  fût  point  digne 
de  son  caractère  et  de  la  grandeur  royale  de  son  maître. 
Et  comment  Ismail  aurait-il  appris ,  sur  la  cote  africaine  ^ 
quelle  division  de  tribus  et  de  castes  la  mode  a  établie  au  sein 
de  la  capitale  des  Trois-Royaumes  5  quelle  ligne  de  démar- 
cation y  sépare  l'homme  comme  il  faut,  placé  à  la  pointe  oc- 
cidentale (i)  de  Londres,  du  bourgeois  retiré  qui  vit  sur  les 
limites  du  bon  ton  -,  de  quel  mépris  ce  dernier  accable  le 
marchand  de  la  Cité  ^  comment  ce  mépris  rejaillit  et  rebon- 
dit, pour  ainsi  dire,  du  quartier  du  commerce,  au  quar- 
tier des  artisans,  de  celui  des  artisans  sur  le  pauvre  peuple 
des  faubourgs,  et,  de  ce  dernier,  sur  la  canaille  maritime 
et  terrestre  à  laquelle  notre  excellence  égyptienne  se  trou- 
vait mêlée  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  fort  content  de  Londres  et  de  Wap- 
ping,  ignorant  les  grands  devoirs  et  les  nuances  solennelles 
de  l'étiquette  et  de  l'usage ,  Ismaïl  fit  parvenir  au  palais 
de  Sa  Majesté  ses  lettres  de  créance.  Aussitôt  la  réponse 
diplomatique  lui  parvient,  et  le  jour  de  sa  présentation  est 
fixé. 

Le  Prince  Régent ,  aujourd'hui  George  IV ,  attendait 
avec  impatience  l'arrivée  de  l'Égyptien.  Il  est  exact  àl'heure 
indiquée  par  le  secrétaire  d'état,  et  les  portes  battantes 
deCarlton-House  s'ouvrent  à  l'un  des  plus  beaux  hommes 
du  siècle.  L'air  imposant  et  doux,  vêtu  de  brocart  d'or  et 
d'écarlate,  entouré  d'une  draperie  bleue  flottante,  Ismaïl 
perça  la  foule  des  courtisans  en  habit  étroit  et  le  petit  cha- 
peau sous  le  bras.  Son  pas  est  ferme ,  sa  démarche  simple , 
gracieuse ,  noble  5  la  richesse  et  l'élégance  qui  distinguent 
tous  ses  vêtemens  ont  présidé  surtout  à  la  disposition  et  au 
choix  de  ce  turban  de  soie  et  de  perles,  dont  les  larges 

(1)  Le  wcst-end  (le  beau  quartier;' 


25o  ISMAIL  GIBRALTAR  EN  ET  ROPE. 

plis  environnent  sa  tète.  Un  cimeterre  magnifique  est  sus- 
pendu, devant  lui,  à  une  chaîne  d'or  massif-,  sur  sa  poi- 
trine étincellent  des  diamans  de  prix ,  qui  dessinent  la  forme 
emblématique  du  croissant  musulman  et  deTancre  navale. 

Indépendamment  de  l'éclat  du  costume ,  il  eût  été  im- 
possible de  n'être  point  frappé  de  la  majesté  des  traits  dis- 
mail ,  majesté  tempérée  par  une  expression  charmante  de 
bienveillance.  Sa  figure  pâle,  ses  grands  yeux  noirs,  sa 
longue  moustache ,  sa  barbe  épaisse ,  eussent  partout  com- 
mandé un  respect  involontaire.  Il  plaça  la  main  droite  sur 
sa  poitrine  ,  éleva  l'autre  vers  son  turban ,  et  accomplit 
l'une  des  plus  nobles  révérences  que  le  palais  des  rois  bri- 
tanniques eût  admirées  depuis  long-tems.  On  assure  que  le 
gentilhomme  d'Angleterre  (i)  le  plus  expert  en  cet  art  dif- 
ficile, et  le  meilleur  juge  des  convenances,  accorda  une 
approbation  mêlée  de  surprise  à  l'élégance  naturelle  dont 
se  trouvaient  empreintes  toutes  les  manières  de  son  hôte 
africain.  La  grâce  s'unissait,  chez  lui ,  à  la  force  \  et,  selon 
l'heureuse  métaphore  d'un  écrivain  arabe ,  c'était  un  ro- 
cher couvert  de  fleurs. 

Un  cercle  de  gens  de  cour  s'est  formé  autour  d'Ismail. 
Son  Altesse  Royale  vient  de  le  recommander  aux  soins  par- 
ticuliers de  son  noble  frère.  L'attention  générale  est  fixée 
sur  lui.  On  le  comble  de  caresses,  de  prévenances,  d'é- 
loges. Mais,  où  demeure-t-il  ?  Il  répond,  sans  se  troubler: 
A  JVapping ,  aubei'ge  du  Pourceau  qui  fde.  Jugez  de 
l'effet  produit  par  sa  déclaration  naïve  au  milieu  des  ba- 
ronnets cH  des  ducs.  Il  lallut  toute  la  réserve  dont  on  prend 
si  bien  l'habitude  dans  les  cours,  pour  réprimer  les  mou- 
veraens  d'une  joie  incivile.  On  en  vint  aux  explications , 
et  l'on  ne  tarda  point  à  conseiller  à  Ismail  sa  translation , 
de  l'auberge  de  Wapping ,  dans  un  hôtel  splendide  du 
quartier  noble. 

(i)  George  IV. 


ISMAIL   GIBRALTAR    TIS   EUROPE.  20  1 

Il  partit  donc  pouirocrideiit  de  la  grande  ville,  où  de  nou- 
velles recherehes  du  luxe  lui  causèrent  de  nouveaux  éton- 
nemens.  Accueilli,  fêlé  partout,  modeste,  gracieux,  distingué 
dans  ses  manières  et  dans  ses  goûts,  il  recevait  avec  recon- 
naissance une  hospitalité  dont  son  caractère  justifiait  tout 
l'empressement.  Il  était  charmé  de  l'Angleterre ,  et  se  louait 
beaucoup  de  ses  hôtes.  Personne,  encore,  n'avait  adressé 
à  l'étranger  une  seule  expression  dont  il  put  s'offenser,  lors- 
qu'un jour,  à  table,  l'ambassadeur  avant  raconté  son  voyage, 
un  pédant  s'avisa  de  lui  dire  en  riant  :  (c  ^  ous  êtes  cosmo- 
polite. »  Ismaïl  ne  comprenait  pas  ]  mais  un  mot  si  long 
ne  pouvait  être  qu'une  insulte  ;  Ismaïl,  qui  s'en  plaignit  à 
moi,  eut  la  générosité  de  se  taire  et  de  pardonner. 

Cependant  le  tems  se  passait-,  il  fallut  partir.  Ismaïl  vi- 
sita les  diverses  contrées  où  l'appelaient  ses  instructions  se- 
crètes, et  remplit,  avec  la  plus  rare  prudence,  les  ordres 
de  son  maître.  Un  jour,  le  pacha,  furieux  de  ne  pas  re- 
cevoir assez  tôt,  selon  lui,  l'argent  que  son  ambassadeur 
devait  lui  envover,  et  dont  diverses  circonstances  avaient 
retardé  l'arrivée  ,  rappela  subitement  Ismaïl  près  de  lui. 
«  Mohammed-Ali  a  besoin  de  vous  ,  lui  dit  un  Européen  ; 
vous  êtes  la  plus  forte  tète  du  conseil. — Certainement,  ré- 
pondit Ismaïl  avec  toute  l'indifférence  musulmane,  c'est 
ma  tète  qu'il  A'eut.  » 

En  revenant  en  Egypte,  il  passa  par  Corfou,  et  donna 
une  preuve  assez  notable  de  ce  sang-froid  spirituel  que  l'on 
pourrait  nommer  le  cachet  des  grands  hommes.  Son  vais- 
seau était  à  l'ancrage,  lorsqu'une  tempête  violente  le  força 
de  démarrer.  Up  navire  grec ,  placé  devant  le  sien ,  l'em- 
pêchait d'aller  chercher  un  refuge  contre  la  bourrasque  : 
rien  n'eût  été  plus  facile  au  capitaine  hellène  que  de  faire 
place  au  Turc ,  par  un  mouvement  qui  eût  sauvé  ce  der- 
nier, sans  l'exposer  lui-même  au  moindre  péril.  Mais  le 
Corfiote  ,  sourd  aux  prières  d'Ismaïl .  ne  veut  point  bou- 


aSa  ISMAIL  GIBRALTAR   EN   EUROPE. 

ger.  Ismail,  forcé  de  couper  son  ca.h\e,pojte  dessus ,  comme 
disent  les  marins,  et,  entamant  le  vaisseau  grec,  dont  l'é- 
quipage fuit  sur  des  chaloupes,  le  coule  bas. 

Toute  la  fortune  du  Grec  était  sur  ce  navire  ;  il  accusa 
Ismaïl  devant  les  tribunaux  du  pays ,  demandant  que  l'au- 
teur de  sa  perte  lui  payât  le  dommage.  Les  cadis  infor- 
mèrent, et,  comme  l'obstination  du  plaignant  avait  évidem- 
ment causé  le  désastre,  Ismail  fut  acquitté.  Le  marchand, 
au  désespoir,  court  à  la  recherche  de  sa  partie  adverse,  la 
rencontre  sur  la  place  et  l'accable  d'injures  au  milieu  du 
peuple.  Ismaïl  ne  répond  rien.  Il  redouble  d'invectives  5 
Ismaïl  n'a  pas  l'air  de  le  voir.  Enfin ,  l'œil  en  feu,  la  rage 
dans  lame,  oubliant  la  force  physique  du  Musulman  et  le 
caractère  dont  il  est  revêtu ,  il  lève  la  main  prêt  à  frapper. 
Le  peuple  est  accouru,  tous  les  regards  se  tournent  vers 
Ismail,  qui,  s'arrétant  gravement,  étend  le  bras  et  lui  pré- 
sente doucement  sa  tabatière  ouverte.  Le  Grec,  au  milieu 
de  sa  fureur,  reste  immobile;  ses  bras  retombent;  il  fixe, 
sur  Ismail,.  un  regard  où  se  peint  la  stupeur  :  et  comme 
anéanti  de  trouver,  pour  ennemi ,  un  rocher  et  non  un 
homme ,  se  hâte  de  fuir. 

Mohammed-Ali  eut  le  bon  sens  de  conserver  auprès  de 
lui  ce  sujet  fidèle  ,  dont  les  récits  lui  donnèrent  le  goût  le 
plus  vif  pour  la  civilisation  européenne.  Nommé  amir- 
alim  (1) ,  lors  de  la  guerre  des  Grecs  et  des  Turcs,  il  mou- 
rut bravement  sur  son  bord  en  1824.  Ismaïl-Gibraltar  fut 
le  premier  fondateur  de  la  marine  égyptienne ,  destinée  à 
partager  le  sort  de  la  marine  turque,  et  dont  les  récens  dé- 
bris viennent  d'offrir  une  leçon  si  haute  à  1  Europe  et  à 
l'Asie  (2).  (  New  Monthlj  Magazine.  ) 

(i)  Amiral.  De  là  le  mol  français,  et  le  mot  anglais  admirai. 

(a)  Note  du  Tr.  L'un  des  auteurs  de  la  Revue  Britannique  est  l'o- 
bligé particulier  d'Ismaïl  Gibraltar.  Il  était  co-proprictairc  du  zodiaque  Je 
Dcndérah.  \jn  agent  diplomatique  anglais  aurait  voulu  se  l'approprier;  !&• 


LORD  BYRON 

ET  QUELQUES-UNS  DE  SES  CONTEMPORAINS  (i). 


Je  ne  sais  si  l'équité  naturelle  et  les  lois  de  l'honneur 
peuvent  justifier  M.  Thomas  Mo ore ,  qui,  chargé  par  lord 
Byron  de  la  publication  de  ses  Mémoires  posthumes,  a  pris 
sur  lui  de  les  détruire.  C'est  un  holocauste  difficile  à  ex- 
cuser que  cette  suppression  d'un  ouvrage  authentique , 
légué  par  testament ,  et  destiné  à  justifier  son  auteur  ,  si 
souvent  en  butte  à  la  calomnie. 

Beaucoup  de  gens  redoutaient  cette  publication  :  les 
vanités,  les  craintes  et  les  intérêts  se  sontligués  contre  l'apo- 
logie de  lord  Byron.  M.  Moore  aurait  pu  difierer  l'impres- 
sion de  l'ouvrage  ,  sans  manquer  au  devoir  qui  lui  était 
imposé  j  mais  non  céder  à  des  influences  que  son  respect 
pour  la  mémoire  du  mort  devait  combattre.  Il  pouvait 
même,  par  des  suppressions  légères  ou  des  altérations  que 
son  goût  lui  eût  inspirées,  satisfaire  à  ce  que  la  décence  exi- 
geait ,  ménager  les  vivans  ,  éviter  le  scandale  ,  et  réserver 
aux  supplémens  des  éditeurs  à  venir  la  totalité  des  Mé- 
moires du  poète.  Il  a  mieux  aimé  jeter  au  feu  ce  manuscrit, 
témoignage  aujourd'hui  anéanti  des  secrètes  pensées  d'un 
homme  extraordinaire,  dont  les  faiblesses  égalaient  le  gé- 
nie. La  défense  que  lord  Byron  avait  préparée  pour  la  pos- 
térité n'existe  plus.  La  foule  des  écrivains  vulgaires  peut 


maïl,  à  qui  la  contestation  fut  soumise  ,  sans  se  laisser  influencer  par  le  ca- 
ractère politique  de  celui  qui  réclamait  la  possession  de  ce  monument, 
décida  selon  la  justice  et  en  faveur  des  adversaires  de  l'agent  anglais. 
M.  Saulnier  a  exprimé  la  reconnaissance  qu'il  lui  doit,  dans  la  relation 
qu'il  a  publiée  des  circonstances  de  l'enlèvement  du  zodiaque. 

(i)  Lord  Byron  and  soine  of  his  contemporaries  ,  l»y  LeigVi  Hunt. 


a54  LORD   BYKON 

à  son  gré  défigurer  sa  vie  et  déshonorer  sa  mémoire  ;  ils 
peuvent  interpréter  ses  paroles,  montrer  ses  actions  sous 
un  faux  jour,  et,  traitant  son  histoire  comme  un  roman, 
Torner ,  l'amplifier  ou  la  mutiler,  suivant  leur  bon  plaisir. 
Quelques  lignes  de  l'auteur  lui-même  eussent  réfuté  mille 
allégations  mensongères  :  seul  il  avait  le  droit  de  tracer  son 
portrait. 

Mais  il  nous  suffit  d'indiquer  ici  l'accusation  grave  à  la- 
quelle M.  Moore  nous  semble  exposé ,  et  le  tort  que ,  con- 
tre son  intention  peut-être,  il  a  fait  à  son  noble  ami.  Parmi 
les  nombreux  ouvrages  dont  lord  Byron  est  le  texte,  il  en 
est  bien  peu  qui  méritent  d'être  lus  :  babillage  d'anti- 
chambre, anecdotes  controuvées,  suppositions  fausses  ,  in- 
ductions hasardées  :  voilà  quels  sont  les  élémens  de  la 
plupart  de  ces  prétendus  Mémoires,  dont  les  auteurs  n'ont 
pas  même  pu  échapper  par  le  scandale  à  la  monotonie  et  à 
l'ennui.  Poiir  avoir  entrevu  leur  héros  ,  ou  causé  quelques 
heures  avec  lui,  ils  se  sont  crus  en  droit  de  révéler  et  de 
commenter  même  les  folies  capricieuses  que ,  dans  son 
étourderie  habituelle,  il  laissait  échapper  devant  eux. 

Le  seul  ouvrage  remarquable  et  digne  de  foi  qu'on  ait 
encore  publié  à  ce  sujet ,  est  aussi  le  plus  sévère-,  et,  ce 
qui  doit  augmenter  l'étonnement  ,  c'est  que  M.  Leigh 
.Hunt ,  qui  en  est  l'auteur,  est  l'un  des  plus  anciens  amis  de 
lord  Byron.  M.  Hunt  (i)  a  demeuré  long-tems  sous  le  même 
toit  que  lui.  Doué  d'un  esprit  ardent  et  enthousiaste,  sec- 
tateur de  principes  démocratiques,  éminemment  sociable 
par  tempérament  et  par  goût ,  il  n'avait,  avec  lord  Byron, 

(i)  Note  du  Tr.  Il  ne  faut  pas  confondre  TNT.  Leigh  llunt  avec  le  déma- 
gogue du  même  nom.  C'est  un  jjoète  fort  spirituel  et  de  beaucoup  de  talent. 
11  est  co-propriétaire  du  London  3tagazine ,  recueil  que  nos  lecteurs  habi- 
tuels doivent  bien  connaître  par  les  nombreux  emprunts  que  nous  lui  avons 
faits,  et  entr'autres  par  le  Jpurnal  si  curieux  d'un  Anglais  prisonnier  de 
guerre  à  Paris,  pendant  les  trois  premiers  mois  de  iSi^.  Voyez  les  nump'rOs 
publiés  dans  le  cours  de  i8aG. 


ET  QT  ELQIES-VNS  DE  SES  CO>TEMPOHATlSS.  255 

fier  de  sa  noblesse  et  misanthrope,  que  bien  peu  de  points 
de  contact;  je  laisse,  à  l'observateur  des  singularités  hu- 
maines, le  soin  d'expliquer  le  phénomène  d'une  intimité 
si  longue  entre  deux  caractères  si  dissemblables.  M.  Hunt. 
dont  les  principes  sont  fixes  et  arrêtés  sur  presque  tous  les 
objets,  trouvait,  dans  le  génie  mobile  de  lord  Bvron,  une 
contradiction  perpétuelle,  une  série  interminable  de  ca- 
prices. Comment  des  contrastes  si  marqués  n'eussent-ils 
pas  influé  sur  l'opinion  mutuelle  que  chacun  des  deux  amis 
formait  de  l'autre.'' 

M.  Leigh  Hunt  a  dit  toute  la  vérité  sur  le  compte  do 
lord  Byron  ,  c'est-à-dire  tout  ce  qu'il  pense.  Sous  sa  plume, 
l'expression  de  cette  vérité  est  presque  toujours  sévère  jus- 
qu'à la  rigueur  5  jamais,  cependant,  elle  ne  se  montre 
ironique  et  cruelle.  S'il  exalte  les  hautes  qualités  du  poète, 
il  ne  fait  pas  grâce  à  ses  faiblesses,  à  ses  erreurs,  à  ses  ri- 
dicules. On  trouvera  de  l'inconvenance  peut-être  dans  l'ac- 
complissement fidèle  de  la  tâche  que  M.  Hunt  s'est  imposée  ; 
les  gens  qui  persécutèrent  lord  Byron  ,  pendant  sa  vie,  se- 
ront les  premiers  à  s'élever  contre  l'historien  inflexible 
qui  ne  ménage  aucune  de  ses  fautes.  On  l'accusera  d'in- 
gratitude ;  et  l'on  aura  tort.  M.  Hunt ,  en  reconnaissant 
les  services  que  son  ami  lui  a  rendus  ,  prouve  qu'on  en  a 
singulièrement  exagéré  la  valeur  et  l'étendue. 

Sous  quelque  point  de  vue  que  l'on  considère  les  motifs 
qui  ont  dicté  cet  ouvrage  à  M.  Hunt,  soit  qu'on  approuve" 
ou  désapprouve  la  manifestation  sincère  et  publique  du  ju- 
gement personnel  qu'il  a  formé  sur  cet  homme  célèbre  , 
on  ne  peut  lui  refuser  une  grande  supériorité  sur  les  chro- 
niqueurs déshonnêtes  qui  l'avaient  précédé  dans  la  même 
route.  Ce  n'est  plus  un  de  ces  compilateurs  d'anecdotes 
qui  font  des  Mémoires  du  style  d'un  valet  de  chambre  en 
retraite.  Homme  de  bonne  compagnie,  M.  Hunt  sait  ra- 
conter j  un  bon  mot  qui  passe  sous  sa  plume  garde  son 


a56  LORD   BYRON 

sel  et  son  éclat  -,  il  a  de  la  sagacité ,  quoique  peut-être  la  vé- 
hémence de  son  esprit  prête  quelquefois ,  aux  objets  de  ses 
observations,  des  couleurs  trop  fortes  et  trop  tranchantes. 

L'ouvrage  que  nous  annonçons  est  surtout  un  livre  de 
bonne  foi  ,  et ,  quoiqu'il  y  ait  sans  doute  quelque  im- 
prudence à  faire  à  haute  voix  les  confessions  d'un  autre 
avec  les  siennes ,  la  franchise  avec  laquelle  l'auteur  dit  ce 
qu'il  pense  lui  nuire  à  lui-même  ,  et  ce  qu'il  a  trouvé  d'ad- 
mirable, de  vrai,  de  faux,  de  sublime ,  de  défectueux 
chez  son  ami,  désarmera  la  critique.  Suivons  rapidement 
M.  Hunt.  Rien  de  plus  dramatique  que  les  circonstances 
de  sa  première  entrevue  avec  lord  Byron  en  Italie. 

«  A  peine  arrivé ,  je  me  dirigeai  vers  la  maison  de  cam- 
pagne^ où  le  noble  poète  faisait  la  villagiatura ,  suivant 
la  coutume  du  pays.  Il  me  fallut  traverser,  pour  arriver 
à  Monte-Nero  3  où  était  située  cette  habitation ,  les  fau- 
bourgs de  la  ville,  pavés  de  dalles,  couverts  de  pous- 
sière :  route  fatigante  sous  un  soleil  ardent.  Il  était  midi  -, 
le  ciel  italien  brillait  de  toute  sa  splendeur.  Une  maison 
peinte  en  rouge ,  et  de  ce  rouge  vif  qui  eût  été  insup- 
portable à  la  vue ,  même  sans  la  réverbération  du  soleil 
qui  en  frappait  les  murs  ,  s'élevait  devant  moi.  C'était 
Monte-Nero.  Mes  yeux  brûlans,  mes  membres  accablés  de 
lassitude  me  faisaient  désirer  le  repos  et  la'fraîcheur^  j'es- 
pérai trouver  dans  l'intérieur  de  l'édifice  un  refuge  contre 
cette  atmosphère  étouffante.  Je  me  trompais.  La  maison 
était  bâtie  de  manière  à  conserver  et  répercuter  les  rayons 
du  soleil^  j'étais  dans  une  fournaise. 

M  Je  vis  lord  Byron  sans  le  remettre  d'abord.  Il  me  re- 
garda long-tems  sans  me  reconnaître  davantage.  Je  l'avais 
vu  à  Londres  ,  svelte,  délicat,  le  teint  clair,  l'œil  ardent 
et  fier ,  la  tête  couverte  de  cheveux  épais  ,  roulés  en  petits 
anneaux.  Je  le  retrouvai  gros  et  gras,  le  visage  hâlé ,  le 
cou  nu,  les  cheveux  épars  et  frisés  sur  ses  épaules,  en 


ET  QUELQUES-UNS  DE  SES  CONTEMPORAINS.  2.5" 

houcles  minces  et  ondoyantes.  S  il  avait  pris  de  l'embon- 
point, j'avais  maigri  dans  une  proportion  à  peu  près  égale  ; 
Ibrce  rae  fut  de  décliner  mon  nom. 

»  Son  costume  n'était  pas  moins  changé  que  sa  phvsio- 
nomie.  Un  large  pantalon  blanc,  une  veste  de  nankin 
très-ample,  composaient  son  vêtement  du  matin  et  rempla- 
çaient la  robe  de  chambre  du  dandj  britannique.  Il  me 
conduisit  dans  un  boudoir  où  se  trouvait  une  jeune  dame 
assise,  dont  les  yeux  étaient  remplis  de  larmes,  et  qui  sem- 
blait livrée  à  une  agitation  extrême.  Sa  chevelure  retom- 
bait sur  son  sein  dans  le  plus  grand  désordre-,  une  vive 
rougeur  colorait  ses  joues.  Un  jeune  homme,  également 
agité  et  le  bras  en  écharpe,  entra  dans  la  chambre  quel- 
ques momens  après  moi  :  tout  annonçait  qu'une  scène  vio- 
lente venait  d'avoir  lieu  dans  la  maison. 

»  La  jeune  dame  était  la  comtesse  Guiccioli ,  fdle  du 
comte  Gamba ,  et  qui,  mariée  au  chevalier  Guiccioli,  pre- 
nait, suivant  l'usage  italien  ,  le  titre  de  son  père.  Le  jeune 
homme  était  son  frère ,  le  comte  Piétro  Gamba.  J'appris 
qu'une  rixe  était  survenue  parmi  les  domestiques.  Le  jeune 
comte  avait  essayé  de  l'apaiser.  Un  valet  de  pied  l'avait 
frappé  dun  coup  de  stylet  :  la  blessure  était  légère,  mais 
il  était  fort  en  colère  -,  et  sa  sœur,  plus  furieuse  encore  ,  ne 
voulait  point  écouter  les  sages  conseils  de  lord  Byron  ,  qui 
cherchait  à  la  calmer  et  à  ramener  la  paix.  Si  la  blessure 
du  jeune  homme  n'avait  rien  de  dangereux  ni  de  grave  , 
les  suites  de  celte  querelle  pouvaient  lui  devenir  fatales. 
L'Italien,  dans  sa  rage,  se  tenait  sous  le  portique  de  la 
villa,  le  poignard  dans  la  main,  poussant  des  hurlemens 
effroyables,  et  menaçant  de  tuer  le  premier  qui  se  présen- 
terait devant  lui.  On  s'étonna  de  ce  qu  il  ne  m'eût  pas  at- 
taqué. En  effet,  je  l'avais  échappé  belle.  Peut-être,  disait- 
on,  m'avait-il  pris  pour  quelque  autorité  constituée,  pour 
XV.  17 


258  LORD   BYRON 

un  poilesla  italien  :  triste  ressemblance ,  qui  n'a  en  vérité 
rien  de  flatteur,  et  que  je  désavoue  de  toutes  mes  forces. 

1)  Cependant  l'homme  gardait  son  poste.  J'ouvris  la  fe- 
nêtre, et  je  vis,  sous  un  bonnet  de  coton  rouge,  la  plus  hor- 
rible figure  qu'un  bandit  ait  jamais  portée.  Il  était  d'une 
taille  élevée ,  très-maigre ,  fort  déguenillé  ;  se  promenait 
à  grands  pas,  la  tête  haute,  avec  des  mouvemens  brusques 
et  forcenés  qui  ne  ressemblaient  pas  mal  k  ceux  du  tigre 
dans  sa  cage,  et  lançait  vers  la  fenêtre  des  regards  q  l'il  me 
serait  difficile  d'oublier.  Aucun  des  domestiques  ne  voulait 
sortir.  Le  valet  de  chambre  de  lord  Byron  avait  été  cher- 
cher la  police  et  ne  revenait  pas.  Ainsi  notre  coquin  tenait 
la  villa  et  ses  habilans  dans  un  état  de  hlocus. 

»  Je  ne  sais  combien  de  tems  se  serait  prolongée  cette 
situation  singulière.  C'était  l'heure  où  lord  Byron  ne  man- 
quait jamais  de  faire  avec  ses  amis  un  tour  de  promenade 
à  cheval.  Il  fallait  en  finir  de  manière  ou  d'autre,  et  con- 
traindre le  valet  à  lever  le  siège.  On  part  :  c'était  un  ta- 
bleau assez  pittoresque  -,  le  comte Piétro,  Tépée  au  poing, 
furieux,  décidé  à  la  passer  au  travers  du  corps  du  misérable  ; 
lord  Byron,  l'air  dégagé,  presque  insouciant 5  M""  Guic- 
cioli  suppliant  son  cher  Bêron  de  ne  pas  trop  s'exposer; 
cl  les  autres  membres  de  notre  petite  armée  résolus  à  re- 
tenir le  jeune  comte  et  arrêter  l'effusion  du  sang.  Pour 
un  nouveau  débarqué  cette  scène  était  bien  italienne  :  qui 
n'aurait  été  tenté  de  se  croire  transporté  tout-à-coup  au 
milieu  des  Apennins,  que  chérit  M""'  Radcliffc,  entre 
Montoni  et  ses  compagnons  du  château  d'Udolphe  ?  Ici 
le  comte  blessé  au  bras  se  répandait  en  imprécations  et 
en  menaces  -,  là  notre  héroïne  échevelée  tremblait  pour 
un  nmant  et  pour  un  frère;  l'assassin  nous  attendait  sous  le 
portique  \  et,  pour  compléter  le  groupe,  lord  Byron  lui- 
mcuie ,  l'air  calme  cl  en  dépit  de  l'embarras  de  sa  situation. 


ET  QUELQL'ES-rNS  DE  SES  CO>TEMPORATi«S.  35() 

essayait,  par  sa  nonchalance  de  bon  ton,  d'apaiser  ce  grand 
tumulte. 

»  Il  avait  échangé  sa  veste  contre  une  petite  redingote 
bleue,  de  forme  élégante.  Il  portait  une  toque  de  velours 
noir,  qui  lui  allait  bien  et  lui  donnait  l'air  noble  en  dépit 
de  son  embonpoint.  Mais  le  caractère  de  la  physionomie, 
du  costume,  des  traits  nationaux,  s'était  absolument  effacé. 
Ce  n'était  plus  la  force,  mais  la  volupté  qui  respirait  sur 
son  visage  :  une  sorte  d'indolence  affectée  qui  contrastait 
bizarrement  avec  la  puissance  et  la  concentration  de  ce 
g^énie  qui  avait  créé  Manfred  et  Cliilde-Harold. 

»  On  sort,  ou  plutôt  on  se  précipite,  et  chacun  s'efforce 
d'arriver  le  premier  au  lieu  du  péril.  La  tragédie  se  termina 
sans  catastrophe-,  notre  vagabond,  saisi  tout-à-coup  d'un 
beau  repentir,  laissa  tomber  son  arme,  s'étendit  sur  un  banc 
de  pierre  et  se  mit  à  sangloter  en  nous  tendant  les  bra's  :  sa 
pâleur ,  sa  maigreur  ,  sa  longue  barbe  ,  ses.  véîemens  dé- 
chirés, en  faisaient  un  vrai  personnage  de  mélodrame.  Il  vin  t 
se  jeter  aux  pieds  de  lord  Byron  ,  et,  poussant  de  longs 
gémissemens ,  pria  son  maître  de  lui  pardonner  et  de  l'em- 
brasser. Sans  accomplir  ce  dernier  vœu  du  pénitent, 
lord  Byron  lui  pardonna  et  lui  dit  de  ne  pas  remettre  les 
pieds  dans  sa  maison.  L'homme  pleurait  toujours  à  chaudes 
larmes,  et  couvrait  de  baisers  la  main  de  lord  Bvron.  » 

M.  Leigh  Hunt  esquisse  de  la  manière  suivante  les  ha- 
bitudes et  quelques  singularités  de  la  vie  privée  de  lord 
Bvron.  Les  goûts  du  petit-maître  anglais  semblaient  se  con- 
fondre avec  les  mœurs  voluptueuses  de  sa  nouvelle  patrie. 

«  H  composait  son  Don  Juan  et  veillait  presque  toute 
la  nuit  dans  son  cabinet  5  quelques  verres  d'eau  mêlée  de 
gin(^i),  breuvage  singulier  pour  un  poète,  animaient  sa  verve 
nocturne.  Il  se  levait  très  tard,  déjeunait,  lisait  et  par- 

(t)  C'est  la  liqueur  qno  l'on  extrait  du  genièvre. 


Ù.Go  LORD  BYRON 

courait  la  maison,  fredonnant  quelque  air  de  Rossini , 
d'une  voix  faible  et  voilée,  dans  le  style  indolent  et  sac- 
cadé des  dandys  modernes.  Ensuite  venaient  le  bain  et  la 
toilette-,  puis,  toujours  cbantant,  il  descendait  dans  la 
cour,  qui  conduisait  au  jardin  plus  élevé  que  la  maison, 
et  fermé  d'une  grille  avec  un  perron  et  un  escalier.  Les 
domestiques  apportaient  des  sièges. 

»  Mon  cabinet  d'études  était  situé  à  l'un  des  angles  de  la 
cour  ,  et  le  feuillage  d'un  oranger  en  masquait  la  fenêtre  : 
j'étais  presque  toujours  occupé  à  écrire,  quand  le  maître 
du  logis  descendait.  Ou  j'ouvrais  ma  croisée  pour  lui  par- 
ler ,  ou  lord  Byron  ,  courant  et  boitant  un  peu,  venait 
frapper  à  mes  carreaux.  Une  plaisanterie,  une  épigramme 
ou  un  calembourg  étaient  sa  salutation  matinale.  Il  se  plai- 
sait à  parodier  mon  nom ,  dont  il  faisait  celui  d'un  savant 
en  us.  par  allusion  à  mes  travaux  littéraires.  Il  était  vêtu 
comme  le  jour  de  notre  entrevue,  et  portait  une  casquette 
de  toile  ou  de  velours.  Une  tabatière  pleine  de  tabac  était 
dans  sa  main  :  il  le  mâchait  pour  conserver  ses  dents,  à  ce 
qu'il  disait ,  et  sans  doute  dans  l'espoir  de  diminuer  son 
embonpoint.  » 

A  celte  esquisse  ,  qui  n'a  rien  de  flatté ,  nous  opposons 
celui  de  la  comtesse  Guiccioli. 

«  M"""  Guiccioli  descendait ,  après  avoir  fait  sa  toilette,  et 
nous  la  suivions  dans  le  jardin.  Ses  cheveux  ,  à  l'enfant, 
étaient  arrangés  avec  beaucoup  d'art  et  une  certaine  affec- 
tation de  simplicité.  Sa  démarche  et  sa  voix  annonçaient  la 
femme  de  bon  ton.  Elle  pouvait  avoir  vingt  ans,  passait 
pour  belle  et  ne  l'ignorait  pas. 

»  Ses  manières  étaient  élégantes,  agréables,  et  même 
assez  douces.  Elle  n'accentuait  pas  avec  cette  force  de  pro- 
nonciation qui  doni\e,  au  langage  de  ses  compatriotes, 
quelque  chose  de  si  désagréablement  viril.  Sans  être  pré- 
tentieuse, elle  avait  de  l'art ^  et,  sans  être  tout   à  fait 


ET  QUELQtES-tîJS  DE  SES»  C0iSTEMÎ'OlvAI>s.  'iG  l 

naturelle ,  un  heureux  caractère  et  une  aimable  fran- 
chise se  laissaient  deviner  à  travers  les  petites  ruses  de  sa 
coquetterie.  On  m'a  dit  que  sa  prononciation  n'était  pas 
pure  et  que  les  idiomes  particuliers  aux  habilans  de  la  Ro- 
magne  se  glissaient  dans  son  discours  :  c'est  ce  que  mon 
ignorance  n'a  pu  ni  observer,  ni  reconnaître.  Les  accens 
d'une  jolie  bouche  italienne  ne  m'ont  jamais  paru  vulgaires 
et  de  mauvais  goût  5  et  tous  les  dialectes  de  ce  doux  lan- 
gage m  ont  semblé  ,  malgré  leurs  différences  ,  empreints 
d'une  grâce  voluptueuse  qui  me  charme  toujours  et  que 
M""-'  Guiccioli  savait  très-bien  faire  valoir. 

))  Mon  mauvais  italien  la  forçait  de  sourire  5  je  parlais 
comme  le  Dante-,  je  me  servais,  comme  l'i^rioste,  du  mot 
speme ,  au  lieu  de  speranza.  Elle  me  disait  avec  bonhomie 
que  ces  fautes  avaient  de  la  grâce  étrangère,  vaghezza 
pellegiina  :  j'ai  dû  lui  savoir  gré  de  ces  complimens  \  car, 
en  vérité,  cette  grâce  étrangère  ne  pouvait  être  qu'étrange 
et  ridicule. 

»  Lord  Byron  a  décrit,  en  beaux  vers,  la  chevelure  ma- 
gnifique de  M""  Guiccioli  ;  elle  était  de  couleur  blonde,  et 
même  d'un  blond  un  peu  trop  décidé ,  sans  avoir  rien  de 
désagréable.  Ses  traits  étaient  beaux  et  nobles  ,  un  peu 
forts  ,  mais  parfaitement  bien  dessinés.  Ils  plaisaient  par 
l'harmonie  de  l'ensemble,  le  piquant,  la phvsionomie ^  une 
certaine  grâce ,  vive  ou  intéressante,  leur  manquait  presque 
toujours.  Son  nez  aquilin  eût  servi  de  modèle  à  un  peintre. 
Son  sourire  était  agréable  -,  et,  quand  lord  Byron  cherchait 
à  lui  plaire  ,  son  œil  s'animait,  son  regard  devenait  expres.- 
sif.  Ce  n'était  cependant  pas  une  femme  d'esprit  ;  une  sen- 
sibilité très-vive  la  guidait  bien  ou  mal,  et  tantôt  lui  faisait 
faire  de  graves  imprudences,  tantôt  suppléait,  par  une 
sorte  d'instinct  passionné,  à  la  faiblesse  de  sa  raison.  Ses 
lettres  n'étaient  ni  bien,  ni  mal  écrites  :  elle  y  prodiguait, 


203  LORD   BYRON 

suivant  la  mode  du  pays  ,  les  bannalités  du  compliment  et 
les  grâces  du  protocole.  L'école  de  civilité  puérile  et  hon- 
nête, en  décadence  parmi  nous,  fleurit  toujours  sous  le 
beau  ciel  d'Italie. 

»  M.  West,  dans  son  portrait  de  la  comtesse ,  a  fort  bien 
saisi  l'expression  étudiée  qui  la  caractérisait.  La  prétention 
de  l'attitude  est  même  un  trait  de  ressemblance  morale, 
qui  fait  honneur  à  l'artiste.  M"'*  Guiccioli  est  petite  -, 
sa  tête  est  trop  forte  pour  le  reste  du  corps  :  défaut  qu'un 
portrait  en  buste  n'a  pu  reproduire.  En  somme  ,  elle 
réunissait  tous  les  élémens  constitutifs  d'une  beauté  desti- 
née à  briller  dans  les  salons  de  la  bourgeoisie  :  plus  de  fraî- 
cheur que  de  grâce,  plus  de  babil  que  d'esprit,  plus  d'af- 
fectation que  de  dignité.  Exaltée  par  la  gloire  de  celui 
qu'elle  aimait ,  elle  s'efforçait  de  s'élever  à  son  niveau ,  et 
Aoyait  déjà  la  postérité  l'accueillir  et  l'adopter  comme 
l'amie,  l'héroïne,  la  maîtresse  du  poète.  Cette  ferveur 
intime  et  enthousiaste  lui  donnait  quelque  chose  de  sin- 
gulier ,  qui  ne  déplaisait  pas  ,  et  que  je  remarquai  dès 
mon  arrivée  à  Monte  Néro  ^  mais  l'illusion  fut  de  peu  de 
durée.  Elle  s'aperçut  que  son  empire  sur  lord  Byron  était 
fragile  et  factice.  En  quelques  mois ,  sa  fraîcheur  et  sa 
])eauté  s'évanouirent.  » 

Si  l'observation,  chez  M.  Hunt,  n'est  pas  toujours  très- 
charitable,  elle  est  habile  et  pleine  de  finesse  dans  les 
nuances.  Citons  encore  le  portrait  physique  de  lord  Byron. 

«  Sa  figure  était  belle-,  quelques-uns  de  ses  traits,  sa 
bouche  et  son  menton  par  exemple  ,  étaient  parfaits  et 
dignes  de  l'Apollon  antique.  Plus  jeune  ,  avant  que  de 
longs  voyages  et  de  longs  séjours  dans  les  contrées  méri- 
dionales eussent  changé  le  caractère  de  sa  physionomie , 
il  y  avait  dans  toute  sa  personne  un  mélange  remarquable 
de  légèreté,   d'énergie,   de  grâce   et  de  vigueur.    Mais 


ET  QUELQUES-l^KS   DE  SES  COKTEMPOUAINS.  ^63 

il  avait  vieilli  ;  rembonpoint ,  qu'il  combaUait  de  son 
mieux,  lui  donnait  quelque  chose  d'eficminé  :  son  regard 
était  moins  vif,  sa  démarche  plus  lente. 

))  La  partie  inférieure  de  son  visage  était  trop  forte, 
comparée  avec  la  partie  supérieure  ;  la  mâchoire  avançait 
trop  ,  et  occupait  trop  d'espace.  Ses  yeux  étaient  trop  rap- 
prochés l'un  de  l'autre  ^  et  son  nez  ,  qui  ne  continuait  pas 
la  ligne  du  front  ,  et  qu'un  vide  assez  considérable  en  sé- 
parait ,  semblait,  si  je  puis  emprunter  à  Lavaler  ses  expres- 
sions hétéroclites,  greffé  sur  sa  figure.  Il  était  bien  fait, 
quoiqu'il  commençât  à  prendre  du  ventre.  Il  avait  très-peu 
de  barbe.  Je  me  souviens  d'un  plaisant  combat  de  paroles  , 
soutenu  à  ce  propos  par  deux  de  ces  femmes  savantes  que 
nous  appelons  bas-bleus  en  Angleterre.  L'une  ,  hostile  à 
lord  Byron  ,  prétendait  tirer  de  ce  défaut  les  plus  défavo- 
rables inductions  5  l'autre  répondait  gravement  par  Vim- 
berbis  ylpollo ,  citation  latine  qui  disculpait  notre  poète  , 
et  faisait  tourner  à  sa  gloire  une  accusation  si  dangereuse. 

»  Il  boitait  du  pied  gauche.  Dans  un  salon  il  était  diffi- 
cile de  s'en  apercevoir  5  mais  quand  il  marchait  beaucoup , 
il  souffrait  et  il  avait  la  fièvre.  Je  ne  doute  pas  que  cette 
infirmité  n'ait  contribué  à  aigrir  son  caractère  et  à  le  dégoû- 
ter du  monde.  Ses  condisciples  de  l'école  d'Harrow  le  tour- 
mentaient sans  pitié  :  souvent,  dans  son  lit,  ils  glissaient 
une  cruche  à  demi  pleine  d'eau  ,  où  ils  faisaient  entrer  le 
pied  insensible  et  mort  de  leur  camarade ,  qui  ne  s'aper- 
cevait qu'en  s'éveillant  du  tour  qu'on  lui  avait  joué  :  anec- 
dote fort  connue,  que  personne  ne  citait  jamais  devant 
lui.  La  plus  légère  allusion  à  cette  difformité  le  chagrinait 
beaucoup.  Si  l'on  joint  au  sentiment  de  son  malheur  le 
goût  vif  qu'il  a  toujours  eu  pour  tous  les  genres  de  succès 
du  monde ,  on  trouvera  dans  ce  défaut  physique  le  premier 
germe  de  celte  amère  misanthropie,  de  ce  sarcasme  impi- 
toyable, qui  l'ont  caractérisé  jusqu'à  sa  mort. 


tz64  LORD    BYllON 

»  Sa  main  était  très-belle,  et  il  en  était  fier;  des  bagues 
brillantes  couvraient  tous  ses  doigts.  Je  l'ai  entendu  soute- 
nir plusieurs  fois  qu'une  jolie  main  était  le  seul  indice 
certain  auquel  on  pût  reconnaître  un  noble  de  race.  Il 
aimait  à  paraître  dans  un  salon,  tenant  un  mouchoir  écla- 
tant de  blancheur  ,  qui  faisait  ressortir  ,  comme  dans  cer- 
tains portraits  de  Van-Dyck  ,  la  délicatesse  gracieuse  de 
sa  main  et  les  diamans  dont  elle  élincelait.  Son  goût  pour 
le  beau  linge  allait  jusqu'à  la  manie  :  bien  qu'il  fût  devenu 
presque  chauve  ,  il  prenait  un  soin  extrême  de  sa  cheve- 
lure. Ces  penchans  efféminés  dataient ,  je  crois ,  de  son 
premier  voyage  dans  le  Levant  :  on  dit  que  le  grand-sei- 
gneur,  frappé  de  la  beauté  de  son  teint  et  de  l'élégance  de 
sa  taille  ,  le  prit  pour  une  femme  déguisée  en  homme.  Il 
est  certain  que ,  depuis  ce  tems ,  lord  Byron  attacha  la  plus 
haute  importance  à  ses  avantages  physiques.  » 

M.  Hunt  a  soin  d'atténuer  ensuite  l'impression  défavo-- 
rable  que  ce  portrait  pourrait  laisser  dans  l'esprit  du  lec- 
teur. 

<(  Par  une  singularité  qui  tenait  aux  contrastes  nombreux 
que  réunissait  le  caractère  de  lord  Byron ,  les  goûts  virils 
se  joignaient  chez  lui  à  ces  habitudes  voluptueuses.  Il  était 
excellent  nageur,  et  je  l'ai  vu  partir  du  golfe  de  Gênes  et 
s'avancer  en  pleine  mer  avec  l'audace  d'un  vieux  marin. 
Il  montait  très-bien  à  cheval,  et  se  plaisait  à  se  faire  sui- 
vre par  un  ou  deux  gros  chiens ,  ce  dont  je  ne  crois  pas 
qu'un  homme  d'un  caractère  timide  se  soit  jamais  avisé. 
)>  Une  sensibilité  nerveuse  ,  irritable ,  capricieuse  ,  em- 
pêchait lord  Byron  d'avoir  celte  indomptable  fermeté  de 
courage  qu'on  lui  a  attribuée  à  tort.  Alliant  toutes  les  bizar- 
reries et  tous  les  contrastes ,  il  faisait  par  mer  des  voyages 
qu'il  aurait  pu  éviter;  cependant  il  craignait  la  mer.  On  le 
vit  exposer  sa  vie  en  Grèce;  et  chaque  fois  qu'il  montait 
en  voilure  ,  il  avait  peur  de  verser. 


ET   Qi;ELQUES-t>S  DE   SES  CO>TEMPOr.AI>S.  265 

»  L'extrême  irritabililé  de  cette  constitution  maladive , 
jointe  à  son  anxiété  sur  les  affaires  de  la  Grèce ,  n'a  pas 
peu  contribué  à  hâter  sa  mort. 

»  Pour  résumer  en  peu  de  mots  les  plus  petits  détails 
de  ses  habitudes  personnelles  ,  il  grasseyait  en  prononçant, 
allongeait  certaines  voyelles,  comme  les  habitans  du  iSor- 
ihumberland,  jurait  de  tems  à  autre,  et  n'aimait  pas  à 
voir  les  femmes  manger  :  il  donnait,  en  plaisantant ,  une 
excellente  raison  de  cette  aversion  étrange  :  c'étai^que, 
lorsqu'on  avait  le  malheur  de  dîner  avec  elles,  tous  les 
blancs  de  poulets  leur  appartenaient  de  droit.  » 

M.  Hunt  ne  fait  point  grâce  à  cette  vanité  avide  d'éloges, 
qui  caractérisait  spécialement  lord  Bvron. 

«  \ers  le  soir ,  dit-il,  nous  montions  à  cheval,  et  nous 
allions  faire  un  tour  dans  la  forêt.  Excellent  cavalier ,  lord 
Byron  déployait  beaucoup  de  grâce  et  d  adresse  dans  cet 
exercice;  il  aimait  à  se  l'entendre  dire  :  comme  rien  n'é- 
tait plus  vrai,  c'était  un  plaisir  de  le  lui  répéter.  Que 
d'hommages  réels  et  sentis  aurait  pu  recevoir  cet  homme 
extraordinaire,  si  son  infatigable  amour -propre  n'avait 
cherché,  par  des  moyens  indignes  de  lui ,  de  stériles  et  in- 
quiètes jouissances  !  De  combien  de  bonheur  il  s'est  privé, 
ainsi  que  ceux  qui  l'entouraient,  à  force  de  mal  penser  de 
son  prochain ,  et  du  désir  qu'il  éprouvait  sans  cesse  de  le 
trouver  en  faute  ! 

M  Le  premier  soir  que  nous  allâmes  nous  promener  en- 
semble à  cheval,  je  l'entendis  se  livrer  sans  ménagement 
à  son  humeur  caustique ,  aux  dépens  de  la  plupart  de  ses 
amis,  dont  il  parodiait  l'attitude  à  cheval.  Sans  doute,  il 
eût  été  charmé  de  m'ajouter  à  sa  liste ,  et  me  considérait 
avec  une  extrême  attention.  Quand  nous  eiimes  fait  un 
peu  de  chemin  ,  surpris  de  ne  rien  trouver  de  trop  gauche 
dans  mon  talent  d'écuver  ,  il  s'écria  d'un  ton  de  dépit  : 
Mnis  vraiment ,  Hunt  l  vous  ne  montez  pas  mal  à  chei'acl 


266  LOr.D   13TR0K 

Trelawney  venait  quelquefois  avec  nous,  moulé  sur  une 
grande  jument  et  fumant  un  cigare.  INos  fracs  claienl  bleu- 
de-ciel,  nos  gilets  et  nos  pantalons  blancs,  et  nos  toques 
de  velours  violet,  à  la  Raphaël.  » 

A  en  juger  par  la  sévérité  de  l'auteur  ,  nous  serions 
portés  à  croire  que  sa  susceptibilité  a  eu  plus  d'une  fois  à 
se  plaindre  de  l'ironie  piquante  dont  lord  Byron  était  pro- 
digue, même  envers  ses  intimes  amis.  Ce  défaut  ou  ce 
travei^  a  sans  doute  influé  sur  les  opinions  de  M.  Hunt; 
et ,  quelque  confiance  que  l'on  ait  dans  son  impartialité , 
on  ne  peut  s'empccber  de  trouver,  dans  les  passages  que  je 
vais  citer,  je  ne  sais  quelle  secrète  amertume,  assez  sem- 
blable aux  souvenirs  d'un  amour-propre  blessé. 

«  Lord  Byron  n'avait  point  de  conversation.  Il  se  plai- 
sait à  embarrasser  les  gens ,  et  ne  pouvait  s'astreindre  à 
parler  d'un  objet  grave ,  sans  interrompre  le  cours  des 
idées  par  quelque  saillie  bizarre  et  brusque.  Ce  ton  sau- 
tillant et  satvrique,  qui  n'était  pas  toujours  spirituel,  fati- 
guait bientôt  Tinterlocuteur.  Il  était  vulgaire  et  quelque- 
fois désobligeant  de  propos  délibéré.  Rien  de  naïf,  de 
simple,  de  paisible,  dans  son  langage.  Sa  pensée  avait  be- 
soin de  se  concentrer  dans  le  silence  de  la  méditation ,  dans 
la  solitude  du  cabinet  :  alors  seulement  elle  prenait  une 
forme  fixe  et  brillante,  et  se  réalisait,  pour  ainsi  dire,  en 
quelques  vers  énergiques. 

))  La  spbère  de  ses  lectures  était  fort  circonscrite.  Il  con- 
naissait le  monde  ,  les  hommes  et  son  propre  cœur;  mais 
il  réservait  cette  expérience  pour  son  usage  :  c'étaient  ses 
secrets  ,  et  ils  lui  échappaient  rarement.  S'il  était  sérieux 
pendant  quelques  minutes,  une  gaîté  factice  succédait 
bientôt  à  cet  oubli  de  lui-même  ;  et  vous  ne  saviez  que 
penser  lorsque  vous  aviez  causé  quelque  tems  avec  lui. 

))  M.  Shelley,  son  admirateur,  avait  coutume  de  dire 
que  jamais  plaisanteries  de  lord  Hyi'on  ne  l'avaient  fait  rire 


ET   QUELQVES-raS  DE  SES  CONTEMPORAINS.  267 

(le  bon  cœur  :  c'est  que  jamais  elles  n'étaient  exemples 
d'affectation,  surtout  devant  M.  Sliclley  ,  dont  l'idolâtrie 
pour  le  poète  engageait  ce  dernier  à  jouer  son  rôle  avec 
plus  de  soin  et  de  travail.  Un  grand  mépris  pour  les 
hommes  était  la  source  de  tant  de  travers.  Byron  se  regar- 
dait comme  supérieur  à  eux,  et  par  le  rang  et  par  le  génie  : 
indignes,  selon  lui,  de  juger  les  intimes  ressorts  de  son 
ame  et  de  pénétrer  les  secrets  de  sa  pensée,  il  les  payait  de 
fausse  monnaie  ^  il  ne  leur  livrait  qu'un  personnage  factice, 
tantôt  faisant  le  roué ,  le  fat  et  le  dandy  ,  tantôt  le  grand 
seigneur  et  le  pair  d'Angleterre.  S'il  eût  eu  plus  d'estime 
pour  ses  semblables,  il  eût  daigné  leur  parler  en  homme, 
et  sa  conversation  aurait  été  digne  de  son  génie.  » 

Sans  essayer  de  démêler  ce  qu'il  y  a  de  vrai ,  d'exagéré  , 
de  sagace  et  de  récusable  dans  ces  observations ,  nous  pas- 
sons à  d'autres  accusations  contre  le  caractère  moral  de 
lord  Byron  •  accusations  dont  les  moins  graves  sans  doute 
sont  celles  qui  ont  trait  à  l'inégalité  d'humeur  que  M.  Huut 
lui  reproche  assez  amèrement. 

«  L'impatience  et  la  colère  faisaient  partie  essentielle  de 
son  caractère.  Il  ne  s'en  cachait  pas  et  semblait  croire 
même  que  la  douceur  et  la  faiblesse  étaient  synonymes  j 
taudis  que  la  patience  peut  s'allier  à  l'héroïsme,  et  la  mau- 
vaise humeur  à  la  lâcheté.  Un  jour  que  nous  lisions  en- 
semble Montaigne,  son  auteur  favori,  il  s'arréla  sur  un 
passage  où  le  gentilhomme  périgourdin  avoue  qu'une  selle 
mal  attachée,  un  étrier  venant  à  tomber,  «  suffisaient  pour 
le  faire  sortir  des  gonds.  »  a  Me  voilà!  s'écria  lord  Byron  5 
et  je  suis  persuadé  que  tous  ceux  qui  ont  du  sang  dans  les 
veines  ressemblent  à  Montaigne  et  à  moi.  » 

»  En  effet ,  pour  le  déconcerter  et  le  courroucer  ,  il 
fallait  très  peu  de  chose.  Sa  figure  s'altérait;  la  beauté  de 
ses  traits  se  changeait  en  une  contraction  affieuse  de  tous 
les  muscles  du  visage  5  et,  quand  il  essayait  d'arrêter  l'explo"' 


aGB  LORD    BYRO» 

bion  de  sa  colère  ,  de  contenir  les  éclats  de  sa  voix ,  le  spec- 
tacle qu'il  offrait  avait  quelque  chose  de  plus  désagréable 
encore  et  en  même  lems  de  risible  :  cette  contrainte  don- 
nait à  son  ton  une  douceur  factice,  aiguë  et  pleureuse,  qui 
attestait  son  extrême  agitation.  Enfin ,  si  le  transport  s'a- 
paisait ,  il  ne  savait  plus  comment  faire  pour  revenir  avec 
dignité  à  son  état  naturel,  et  son  embarras  semblait  s'ac- 
croître de  la  conscience  du  tort  qu'il  avait  eu.  Ceux  qui 
vivaient  avec  lui  ne  pouvaient  alors,  ni  lui  parler  de  sa  fai- 
blesse -,  c'aurait  été  l'offenser  :  ni  le  traiter  légèrement  -,  il 
aurait  répondu  par  de  violens  sarcasmes  :  ni  paraître  le 
plaindre  5  Batterie  basse,  à  laquelle  il  ne  se  serait  point  mé- 
pris. Qu'on  juge  combien  il  était  difficile  de  rester  long- 
tems  dans  une  parfaite  intimité  avec  le  caractère  le  plus 
inégal  et  le  plus  orageux  du  monde.  Ajoutez  à  ces  défauts 
graves  l'habitude  de  ne  ménager  personne  et  de  lancer  fa- 
milièrement de  dures  et  même  d'insolentes  railleries  :  ha- 
bitude qu'il  n'avait  point  à  Londres  quand  j'ai  commencé 
à  le  connaître,  et  d'autant  moins  généreuse  qu'il  semblait 
se  plaire  à  n'attaquer  que  ceux  qui  lui  paraissaient  être  ses 
inférieurs  ou  ses  obligés.  » 

M.  Hunt  représente  lord  Byron  comme  superstitieux  -, 
allégation  à  laquelle  il  ajoute  plusieurs  autres  reproches 
plus  cruels  pour  sa  mémoire. 

u  II  croyait  à  la  fatalité  du  vendredi.  S'il  fallait  entre- 
prendre quelque  chose  pendant  le  cours  d'un  jour  si  fu- 
neste ,  il  en  concevait  un  effroi  très-sérieux  et  très-plai- 
sant. Je  crois  qu'il  entrait  beaucoup  de  prétention  dans  ses 
faiblesses  même,  et  qu'il  aimait  à  ressembler  aux  grands 
hommes  par  ses  défauts  comme  par  ses  qualités.  Il  affectait 
de  partager  cette  croyance  des  paysans  irlandais,  qui  disent 
qu'un  démon,  s'emparant  de  notre  ressemblance ,  peut 
singer  nos  actions  et  nos  gestes  et  porter  notre  vivante 
image  dans  les  lieux  où  nous  ne  sommes  pas.  Il  appuyait 


ET  QUELQUES-UNS  DE  SES  COMTEMPOTlAlWS.  iGc) 

sa  prétendue  crédulité  d'une  anecdote  -,  et  racontait  que, 
pendant  son  séjour  en  Italie,  un  de  ses  amis  de  Londres 
lui  avait  écrit  qu'il  venait  de  le  rencontrer  dans  Hyde-Park. 

»  L'originalité  de  son  esprit  était  plus  dans  l'expression 
et  le  coloris,  que  dans  le  fond  des  idées.  De  même  l'ori- 
ginalité de  ses  superstitions  était  empruntée  à  Napoléon,  à 
Jules-César,  à  Alfieri,  et  remise  à  neuf  pour  son  usage.  Il 
s'assimilait  volontiers  tout  cequilui  convenait  chez  autrui  : 
l'égoïsme  était  le  véritable  ressort  de  cette  ame  concentrée 
en  elle-même.  J'ose  dire  que  la  générosité,  la  philosophie, 
la  bienveillance,  ne  lui  étaient  point  naturelles  5  il  les  avait 
embrassées  comme  un  appui  et  une  consolation ,  après  une 
jeunesse  très-dissipée  et  quelques  expériences  assez  dures 
de  la  vie  et  des  hommes.  Mais  cet  effort  n'avait  ni  durée ,  ni 
consistance  :  ce  n'était  pas  le  libre  développement ,  l'élan 
naïf  de  son  cœur  5  et  toujours  mécontent  de  lui-même,  il  a 
fini  par  chercher  des  jouissances  plus  vives  et  plus  en  rap- 
port avec  ses  goûts  dans  la  frivolité  ,  le  scandale  et  le 
sarcasme. 

M  On  a  prétendu  découvrir,  dans  ses  poésies,  une  ten- 
dance à  l'aliénation  mentale  :  lui-même  semblait  craindre 
ce  malheur  pour  sa  vieillesse.  Les  veilles ,  l'agitation  d'es- 
prit ,  le  travail  de  la  composition ,  pouvaient  bien  donner 
à  son  sang  une  impulsion  irrégulière  et  fébrile  ^  mais  les 
mêmes  causes  produisaient  le  même  effet  sur  tous  les 
hommes.  Sa  constitution  nerveuse  le  rendait  plus  irritable 
et  plus  maladif  et  se  joignait  à  sa  manière  de  vivre.  Cepen- 
dant ,  sauf  les  bizarreries  de  son  humeur,  je  n'ai  rien  re- 
marqué chez  lui  qui  ressemblât  à  la  folie,  ou  qui  parut 
l'annoncer.  La  plupart  des  hommes  ont  en  eux-mêmes 
le  germe  de  la  folie  ,  et  cette  fière  raison  humaine  est 
beaucoup  moins  solide  qu'on  ne  pense.  Nous  faisons  tous 
d'assez   grandes  extravagances  ^   si  tous  les  fous  qui  en 


d-O  LORD   BYn05^ 

commettent  se  trouvaient  mis  au  régime,  le  monde  devien- 
drait ,  comme  certains  philosophes  l'affirment ,  la  succur- 
sale de  Bedlam  5  et  qui  ne  voit  que ,  dans  ce  cas  ,  la  seule 
folie  serait  d'être  sage  ?  » 

L'amour  de  l'argent  est  un  des  défauts  que  M.  Hunt 
impute  au  noble  poète. 

«  Il  aimait  l'argent ,  avait  du  plaisir  à  en  recevoir ,  de 
la  peine  à  en  donner,  de  la  reconnaissance  même  pour  qui 
lui  épargnait  une  légère  dépense.  Cette  avarice,  cette  cu- 
pidité se  joignaient  à  un  vice  dont  les  avares  se  targuent 
ordinairement  d'être  exempts  ,  et  qui  leur  sert  d'apolo- 
gie ;  c'était  le  débiteur  le  moins  exact  du  monde  :  il  fal- 
lait ,  pour  ^e  faire  payer,  revenir  cent  fois  à  la  charge. 

))  On  m'objectera  les  présens  qu'il  a  faits  à  ses  amis,  le 
produit  des  manuscrits  qu'il  leur  a  cédés ,  les  dix  mille 
jiv.  sterl.  qu'il  a  données  aux  Grecs.  Je  réponds  que  loulc 
cette  générosité  a  été  singulièrement  exagérée  ^  que ,  par 
exemple ,  le  don  de  dix  mille  livres  sterliugs  en  faveur  des 
Grecs,  si  pompeusement  vanté  dans  tous  les  journaux  de 
l'Europe,  s'est  réduit  à  un  prêt  de  dix  mille  livres  d'abord, 
puis  de  six  mille  livres:  un  jour  enfin,  dans  une  de  ces  sail- 
lies de  confiance  indiscrète  qui  découvraient  tout-à-coup 
sa  véritable  pensée  ,  il  me  dit  :  a  Je  n'en  serai  pas  quitte  à 
moins  de  quatre  mille  livres.  )>  Je  ne  sais  pas  pil^cisément 
quel  a  été  en  définitive  le  montant  de  la  somme  prêtée  5 
mais  je  sais  que  lord  Byron  a  pris  de  très-bonnes  hvpothè- 
ques ,  et  que  le  remboursement  total  a  été  elTectué  ,  il  y  a 
peu  de  tems. 

w  Quant  à  ses  ouvrages ,  il  était  fort  exact  à  en  toucher  le 
produit  :  avide  d'argent,  il  était  encore  plus  avide  de  gloire, 
et  savait  distribuer  les  fruits  de  sa  générosité  de  manière  à 
augmenter  sa  renommée  sous  ce  rapport.  Une  femme  qui 
l'avait  beaucoup  connu,  et  à  qui  je  lisais  le  commencement 


ET  QUELQI'ES-UWS  DE  SES   CONTEMPOUAIITS.  2^1 

de  ces  mémoires  ,  me  disait  :  «  Si  lord  Byron  avait  su  que 
vous  deviez  les  écrire  ,  il  aurait  fait  tout  au  monde  pour  pa- 
raître à  vos  yeux  le  plus  libéral  des  hommes.  » 

»  Il  portait  dans  les  moindres  actions  de  la  vie  le  senti- 
ment inquiet  de  la  propriété.  Si  vous  lui  prêtiez  des  livres  , 
il  ne  se  faisait  aucun  scrupule  d'en  flétrir  les  pages  par  des 
onglets,  et,  s'il  vous  en  prétait  à  son  tour,  c'était  avec  la 
plus  grande  peine.  Il  ne  manquait  pas  d'ailleurs  de  vous 
faire  remarquer  que  le  livre  était  précieux,  et  d'ajouter 
quelque  observation  désagréable  sur  le  peu  de  soin  avec  le- 
quel vous  aviez,  disait-il,  traité  ceux  qu'il  vous  avait  prêtés 
précédemment.  » 

Nous  nous  abstenons  de  reproduire  le  reste  de  ces  pué- 
riles accusations.  M.  Hunt  donne  plus  d'un  exemple  de 
l'esprit  aristocratique  du  noble  lord  et  du  prix  extrême 
qu'il  attachait  à  son  titre.  On  nous  saura  gré  de  passer  ra- 
pidement sur  ces  faits  de  peu  d'imporlunce.  L'auteur  parle 
en  ces  termes  des  lectures  habituelles  du  poète  : 

«  Il  préférait  à  tous  les  autres  genres  l'histoire  et  les 
voyages.  Bayle  et  Gibbon  étaient  souvent  entre  ses  mains  ; 
ce  dernier  surtout,  écrivain  brillant,  pompeux,  homme 
du  monde,  semblait  avoir  avec  lui  plus  d'un  point  de  rap- 
port. Comme  Byron  ,  Gibbon  avait  aimé  les  distinctions 
aristocratiques  ,  le  luxe  et  la  délicatesse  :  comme  Byron  ,  il 
s'était  montré  recherché  dans  ses  habitudes  et  ses  ma- 
nières ,  philosophe ,  libéral  dans  ses  opinions ,  tout  eu 
mettant  à  un  haut  prix  les  distinctions  du  rang.  Tous  deux 
vécurent  dans  une  retraite  voluptueuse  qu'ils  ont  illustrée. 
Enfin,  malgré  son  éloquence,  Gibbon  n'a  jamais  été  ora- 
teur du  parlement.  Je  dois  ajouter  que  sa  prose  est  travail- 
lée avec  autant  d'art  que  la  poésie  de  lord  Byron ,  et  que 
le  cynisme  de  ses  sarcasmes  plaisait  au  bizarre  génie  créa- 
teur de  T>07î  Juan.  D'ailleurs  l'érudition  et  les  recherches 
de  l'historien  étaient  fort  utiles  à  l'indolence  du  poète,  qui, 


an^  LORD  BYRON 

depuis  sa  sortie  du  collège ,  ne  s'était  livré  à  aucune  étude 
sérieuse. 

))  Sa  bibliothèque  contenait  peu  de  livres  et  ne  se  com- 
posait guères  que  des  ouvrages  modernes  qu'il  faisait  venir 
de  Londres  :  «  Je  n'ai,  disait-il,  ni  les  œuvres  de  Milton  ni 
celles  de  Shakspeare  ,  parce  que  mes  ennemis  ont  pré- 
tendu que  je  copiais  ces  deux  poètes  !  »  Il  affectait  de  douter 
du  génie  de  Shakspeare  et  de  croire  que  la  mode  entrait 
pour  beaucoup  dans  l'admiration  qu'il  inspirait.  C'était-là 
une  de  ces  saillies  de  gentilhomme  dont  il  croyait  avoir 
acquis  le  privilège.  La  tournure  de  son  esprit  l'empêchait 
de  comprendre  le  génie  de  ce  grand  auteur  dramatique  -, 
il  exagérait  son  opinion  ,  mais  le  fond  en  était  sincère. 

»  Il  professait  pour  le  grand  Spencer  le  même  dédain 
que  pour  Shakspeare.  Je  le  priai  un  jour  de  lire  ,  pour 
l'acquit  de  sa  conscience  ,  deux  chants  d'un  poème  élégia- 
que  et  allégorique  ,  la  Reine  des  Fées ,  charmante  pro- 
duction d'un  génie  pittoresque  et  tendre.  Il  me  dit  qu'il 
essaierait  d'y  prendre  goût.  Mais  le  lendemain  matin  je  le 
vis  revenir  ,  mon  premier  volume  de  Spencer  à  la  main  ; 
il  le  replaça  sur  ma  croisée ,  que  j'ouvris  en  demandant 
des  nouvelles  de  sa  dernière  lecture.  «  Je  n'y  comprends 
rien  ,  me  répondit-il.  )>  Spencer,  plongé  dans  les  rêveries 
d'un  monde  idéal  et  angélique ,  pouvait-il  plaire  à  l'auteur 
du  Corsaire,  dont  les  inspirations  sombres  atteignaient  à 
l'idéal  du  crime?  Cet  homme  simple  et  doux,  qui  a  réuni 
dans  sa  grande  composition  tout  ce  que  les  idées  ascétiques 
et  chevaleresques  ont  de  pur  et  de  touchant,  ne  ressemblait 
en  rien  à  lord  Byron. 

»  D'ailleurs,  le  goût  de  lord  Byron  était  moderne  et  sou- 
mis aux  influences  de  la  mode.  Un  vieil  auteur  négligé  ne 
lui  plaisait  pas.  Sandys,  qui  a  traduit  Ovide  avec  tant  de 
facilité  et  de  grâce,  mais  dont  le  style  est  suranné,  lui 
semblait  un  mauvais  poète  \  et  dans  les  nombreuses  que- 


ET  QLELQUES-UNS  DE  SES  COKTEMPORAlKS.  2^3 

relies  que  nous  eûmes  à  ce  sujet,  il  soutenait  vigoureu- 
sement la  supériorité  de  la  traduction  de  Croxall,  moins 
fidèle,  moins  poétique,  plus  académique  et  plus  froide. 
Il  se  mêlait  à  ce  dégoût  pour  Sandys  quelque  chose  de 
riiabituel  égoisme  dont  toute  sa  vie  était  empreinte.  La 
première  fois  qu'il  vit  dans  ma  bibliothèque  VOi^ideàe 
Sandys,  il  s'écria  :  «  Oh  !  le  vilain  livre  !  c'est  pour  moi  un 
mauvais  présage  :  je  le  lisais  le  jour  de  mes  noces.  » 

))  L'extrême  personnalité  de  Montaigne  et  son  titre  de 
chevalier  de  Saint-Michel  lui  faisaient  trouver  grâce  au- 
près de  lord  Byron.  Il  aimait  et  remarquait  surtout  les 
passages  où  ce  grand  sceptique  bat  en  ruines  les  connais- 
sances et  les  croyances.  Franklin  et  Walter-Scott  étaient, 
après  Bayle,  Montaigne  et  Gibbon,  ses  auteurs  favoris.  >» 

Dans  une  lettre  du  poète  à  son  ami  M.  Shelley ,  on 
trouve  les  remarques  suivantes  sur  les  premières  produc- 
tions du  noble  auteur^  sévères  jusqu'à  Tinjustice,  elles  se 
rattachent  au  système  classique  adopté  par  lord  Byron ,  à  la 
fin  de  sa  carrière,  et  ne  manquent  pas  d'un  certain  fonds 
de  vérité. 

<(  La  seule  nouvelle  littéraire  qui  me  soit  parvenue,  quant 
»  à  mes  tragédies,  est  contraire  aux  prédictions  de  votre 
»  amitié.  On  dit  que  la  Revue  dÈdinbourg  les  a  critiquées 
»  toutes  les  trois,  comme  elle  a  pu.  Je  n'ai  pas  vu  l'article. 
y>  Muray  m'écrit  d'un  style  de  détresse.  Il  dit  que  rien  de 
»  ce  que  l'on  a  publié  cette  année  n'a  produit  la  moindre 
»  impression;  et  sans  doute  il  comprend  dans  l'anathème 
M  ce  qu'il  a  publié  pour  mon  compte.  Je  vois  ce  que  c'est 
»  que  de  jeter  des  perles  devant  des  pourceaux.  Tant  que 
))  j'ai  écrit  ces  vers  exagérés  et  emphatiques,  qui  ont  cor- 
»  rompu  le  goût  national ,  leurs  applaudissemens  n'avaient 
»  pas  de  bornes.  Voici  trois  ans  que  je  compose  sérieuse- 
M  ment  et  de  bonne  foi  des  ouvrages  que  je  voudrais  arra- 
»  cher  au  gouffre  de  l'oubli  ;  et  le  troupeau  tout  entier  se 
XV.  18 


2^4  LOP.D  BYRON     . 

»  met  à  grogner,  me  tourne  le  dos ,  et  rentre  dans  sa  fange. 
»  Il  est  juste  d'ailleurs  que  je  sois  puni  de  ma  faute  -,  c'est 
»  moi  qui  les  ai  gâtés.  Je  leur  ai  donné  le  premier  exemple 
))  de  cette  manière  fausse  et  ampoulée.  Dorénavant,  toute 
»  production  réellement  classique  sera  traitée  comme  mes 
»  pièces  de  théâtre  viennent  de  l'être.  » 

M.  Hunt  ne  donne  pas  une  idée  très-haute  du  goût  de 
son  ami  pour  les  beaux-arts  : 

(c  II  n'y  entendait  rien  ,  et  ne  se  piquait  point  d'y  rien 
connaître.  Ruhens  lui  semblait  un  peintre  d'enseignes.  Je 
ne  me  souviens  d'avoir  vu  chez  lui ,  en  fait  d'ouvrages 
d'arts ,  que  les  portraits  de  famille  qui  faisaient  partie  du 
mobilier  des  maisons  qu'il  louait ,  un  petit  portrait  de  sa 
fille,  dont  il  parlait  toujours  avec  orgueil,  et  une  gravure 
représentant  Jupiter  et  Antiope.  Pope,  avant  de  parler  de 
Handel,  alla  chez  Arbuthnot,  qu'il  consulta  sur  le  mérite 
réel  ou  factice  du  compositeur.  La  même  chose  est  arrivée 
à  Byron  ,  qui ,  admirateur  de  Mozart ,  sur  la  parole  d'un 
ami,  préférait  Rossini  à  ce  grand  compositeur.  La  note  de 
Don  Juan,  où  il  donne  à  ce  dernier  une  supériorité  si  mar- 
quée, n'est  qu'une  opinion  d'emprunt,  contraire  à  son  pro- 
pre  goût.  Il  aimait  chez  Rossini  la  légèreté  ,  la  vivacité, 
la  nouveauté,  une  certaine  gaîté  physique,  une  rapidité 
de  mouvement ,  incompatible  avec  la  profondeur  et  la  mé- 
lancolie. Habitué  à  transformer  ses  penchans  en  théorie, 
il  prétendait  que  la  meilleure  musique  est  gaie.  Était-ce 
par  esprit  de  contradiction?  M.  Hazzlilt,  qui  se  connaît 
en  paradoxes ,  n'en  eût  pas  créé  de  plus  opposés  à  l'opinion 
commune.  Mais  Byron  n'avait  pas  seulement  envie  de  faire 
de  l'effet,  ou  d'amuser  les  gens  par  sa  brillante  étourderie, 
ou  de  les  choquer  par  quelque  singulier  caprice  5  souvent 
aussi  ses  paroles  les  plus  légères  n'étaient  que  l'involon- 
taire expression  d'une  individualité  très-prononcée  et  fort 
étrange. 


ET  QlELQUES-rNS  DE  SES  CONTEMPORAINS.  2^5 

M  Quand  il  fredonnait,  en  se  levant,  en  se  promenant, 
quelques  notes  interrompues,  c'était  toujours  un  fragment 
d'un  air  de  Rossini^  il  choisissait  de  préférence  ceux  dont 
l'expression  vive  allait  jusqu'à  la  pétulance,  ceux  dont  le 
caractère  de  gaîté  fougueuse  eût  convenu  à  l'Irlandais  sau- 
vage ,  au  chef  de  bandits  napolitains.  Un  jour  qu'il  était  de 
mauvaise  humeur,  il  s'avisa  de  soutenir  celle  thèse  :  que 
l'amour  de  la  musique  est  le  signe  certain  d'une  ame  effé- 
minée. Le  matin  même,  j'avais,  devant  lui,  essayé  quel- 
ques airs  sur  un  piano 5  j'étais  malade,  inquiet  et  accablé 
de  chagrins  de  toute  espèce.  C'était  à  moi  que  s'adressait 
évidemment  celle  attaque,  que  me  lançait  l'homme  le  plus 
voluptueux  de  l'Europe  ,  très-bien  portant,  riche,  couvert 
de  gloire,  enveloppé  d'une  robe  de  chambre  de  soie  qu'il 
avait  revêtue  en   sortant  du  bain  ^  les  doigts  chargés  de 
joyaux,   et  la  chemise  rattachée  par  une  torsade  d'or  et 
d'argent.  «  Sans  doute,  lui  dis-je  avec  calme,  la  musique 
peut ,  comme  tous  les  arts ,  encourager  la  mollesse  de  ceux 
qui  s'y  adonnent  ;  il  en  est  de  même  de  tous  les  plaisirs. 
Mais  vous  aurez  de  la  peine  à  persuader  au  monde  qu'Epa- 
minondas,  Alfred,  Marlin  Luther,  Frédéric  le  Grand,  tous 
amateurs  de  musique ,  fussent  des  gens  efféminés.  »  Il  ne 
répondit  rien  :  je  venais  de  détruire  une  strophe  de  son 
Doji  Juan.  » 

Voici  quelques  détails  curieux  sur  ce  poème,  dont  l'ori- 
ginalité a  excité  tant  d'étonnement  et  de  censures.  On  sait 
que  le  noble  auteur  l'a  laissé  incomplet. 

«  Jamais  ouvrage  ne  fut  composé  plus  au  hasard.  Byron 
suivait  l'inspiration  de  son  caprice ,  et  ne  s'était  point  tracé 
de  plan.  Il  ne  savait  pas  s'il  l'élendrail  ou  l'arrêterait  tout 
à  coup  -,  encore  moins  ce  qu'il  ferait  de  son  héros.  Il 
avait  grande  envie  de  le  jeter  dans  le  méthodisme  et  de  le 
faire  mourir  en  prêchant  :  catastrophe  qu'il  semblait  pré- 


^ 


in6  LORD   BYRON 

voir  et  craindre  pour  lui-même.  Nous  causions  souvent 
sur  ce  sujet,  et  je  lui  disais  avec  toute  la  gravité  possible  , 
((  Qu'il  avait  tort  de  traiter  si  mal  lord  Byron  et  Don  Juan  : 
que,  quant  à  lord  Byron  ,  je  ne  doutais  pas  qu'il  ne  fit  une 
belle  mort,  précédée  d'un  délire  plein  d'enthousiasme:  que 
Don  Juan  était  un  très-bon  homme,  un  très-joli  garçon  , 
libertin,  volage,  inconséquent,  mais  sans  noirceur,  et  qu'il 
méritait  bien  de  finir  ses  jours  dans  quelque  champêtre  re- 
traite ,  au  milieu  de  ses  enfans  et  de  ses  petits-enfans ,  tout 
occupé  d'eux,  de  ses  spéculations,  de  ses  rêveries  et  de 
ses  souvenirs.  »  Celte  idée  lui  plut.  Mais  comme  il  n'avait 
pour  muse  que  son  expérience  personnelle ,  et  qu'il  ne 
s'était  vu  ni  ermite,  ni  mort,  il  ne  termina  pas  ce  poème , 
dont  le  héros  offre  d'ailleurs  une  assez  juste  image  de  lord 
Byron ,  dans  ses  momens  de  bonhomie ,  et  sous  ses  rap- 
ports les  plus  favorables.  » 

Lord  Byron,  s'il  faut  en  croire  M.  Hunt,  pensait  fort 
mal  de  l'Angleterre  et  des  Anglais.  Quant  au  climat ,  il 
l'avait  en  horreur  -,  les  mœurs,  il  les  détestait-,  les  hommes, 
il  les  accusait  de  l'avoir  calomnié ,  déchiré ,  critiqué ,  tour- 
menté de  mille  façons.  L'hypocrisie  morale  et  religieuse 
dont  ce  pays  n'est  pas  exempt  lui  inspirait  du  dégoût. 
Le  peuple  des  auteurs  l'avait  fort  maltraité.  Le  roman  de 
Glenarvon ,  écrit  contre  lui  par  une  dame  de  haut  pa- 
rage,  n'était  pas  de  nature  à  le  réconcilier  avec  le  beau 
sexe  britannique.  Enfin,  l'aristocratie  de  ses  mœurs  l'éloi- 
gnait  du  peuple  ,  tandis  que  le  libéralisme  de  ses  idées  le 
séparait  des  hautes  classes. 

<c  Je  trouverais  fort  naturel  qu'on  jugeât  sévèrement  sa 
patrie,  si  ce  jugement  était  fondé  sur  l'amour  de  l'huma- 
nité, sur  une  philanthropie  impartiale^  mais,  chez  lord 
Byron  ,  il  y  avait  du  dépit  et  de  l'égoisme.  Il  savait  qu'une 
masse  assez  nombreuse  d'Anglais  lui  avaient  voué  beau- 


EX  QTJELQUES-t'NS  DE  SES  CO^TEMPORAINS.  2rin 

coup  de  haine  ;  il  croyait  que  les  mêmes  personnes  avaient 
pour  idole  M.  Southey  (i).  De  là  sa  guerre  à  mort  contre 
ce  dernier,  dont  il  méprisait  souverainement  laposlasie 
politique  ;  sentiment  d'ailleurs  partagé  par  beaucoup  de 
gens  de  lettres.  En  rompant  une  lance  contre  le  favori  des 
tartufes  et  des  sycophantes  dont  Topinion  journalière  se 
règle  sur  le  soleil  de  la  cour,  il  crut  attaquer  à  la  fois  toute 
l'armée  ennemie.  » 

M.  Hunt  donne  une  idée  assez  vague  des  sentimens  reli- 
gieux de  lord  Bvron ,  qui  selon  nous  réunissait  le  déisme 
au  scepticisme  ,  comme  Montaigne ,  Gibbon  et  Franklin , 
ses  auteurs  de  prédilection. 

«  Le  poè'te  affecte  dans  quelques  passages  de  se  dire  chré- 
tien -,  dans  cent  autres ,  il  raille  amèrement  le  christianisme. 
Cette  contradiction  a  désorienté  les  critiques ,  et  Ton  a  gra- 
vement discuté  sur  sa  foi.  Elle  était  nulle  :  chrétien  de  nais- 
sance ,  esprit  fort  par  réflexion,  il  ne  savait  pas  bien  lui- 
même  ce  qu'il  était  ni  ce  au'il  voulait.  Son  éducation  avait 
été  sévère  et  religieuse  j  sa  jeunesse  dissipée  5  les  livres  ma- 
térialistes ou  sceptiques  qu'il  avait  lus  avaient  combattu  et 
détruit  ses  premiers  principes.  Souvent  il  parlait  fort  libre- 
ment de  tout  ce  qu'un  chrétien  respecte  ;  et  ses  doules  al- 
laient aussi  loin  que  possible.  Cependant  si  l'on  entend  par 
christianisme  le  désir  et  l  espoir  d'une  charité  ,  d'une  li- 
berté universelles  ,  il  avait  quelques  droits  à  ce  beau  titre. 
Quant  aux  croyances,  il  les  traitait  comme  a  fait  ^  oltaire, 
et  l  on  connaît  ces  vers  scandaleux  de  Don  Juan,  où,  pour 
se  moquer  de  M.  Wordsworth  (2) ,  qui  avait  nommé  Dieu 
le  Père  des  batailles,  il  s'écrie  :  «  Dans  ce  cas-là  le  meurtre 
»  est  le  frère  de  Jésus-Christ  !  » 

Finissons ,  par  quelques  anecdotes ,  cet  extrait  rapide  de 
l'ouvrage  fort  amusant  de  M.  Hunt. 

(i)  Voyez  une  notice  sur  ce  grand  poète  dans  notre  19^  nume'ry. 
(2;  Voyez  une  notice  sur  ^Vords\vorll^  dans  le  aSe  numéro. 


2^8  LORD    BYHON 

«  Je  passai  quelques  mois  à  Albano  ,  plongé  dans  une 
amère  tristesse.  Souvent  j'allais  me  promener  dans  les  al- 
lées rocailleuses  qui  environnent  cette  ville.  Je  pensais  au 
funeste  sort  de  M.  Shelley.  Quoique  je  fusse  moins  lié  avec 
lord  Byron  qu'auparavant,  je  le  voyais  assez  fréquemment, 
et  nous  étions  bien  ,  comme  on  dit.  Il  savait  ce  que  je  pen- 
sais 5  je  le  disais  tout  haut.  Je  devinais  ce  qu'il  pensait , 
car,  à  travers  les  circonlocutions  de  sa  parole ,  je  m'étais 
habitué  à  en  pénétrer  le  sens.  Il  avait  une  manière  qui  n'é- 
tait qu'à  lui  de  vous  combler  d'égards  et  de  vous  accabler 
d'ironie  :  vous  humiliant ,  vous  blessant ,  insinuant  les 
choses  les  plus  dures ,  les  plus  cruelles ,  les  plus  amères  j 
puis  cherchant  à  tout  effacer  d'un  mot ,  et  protestant  que 
ce  qu'il  avait  dit  n'avait  point  d'application  réelle,  et  qu'on 
aurait  grand  tort  de  le  prendre  pour  soi. 

)) Placés,  vis-à-vis  l'un  de  l'autre,  dans  une  posi- 
tion embarrassante,  nous  faisions  de  notre  mieux  powr  ban- 
nir, {  ar  des  conversations  indifférentes  ,  le  sentiment  pé- 
nible qui  nous  était  commun.  Nous  parlions  à  peu  près  de 
tout,  excepté  de  ce  qui  nous  occupait,  et  nous  plaisantions 
beaucoup.  Comme  nous  ne  nous  accordions  presque  sur 
rien,  celait  un  inépuisable  sujet  de  railleiie  j  et  le  plus  sin- 
gulier de  l'affaire,  c'était  que  le  seul  livre  auquel  nous  accor- 
dassions tous  deux,  sinon  un  mérite  réel,  au  moins  celui 
de  nous  amuser,  était  un  très-mauvais  ouvrage,  la  Fie  de 
SaniuelJohnson,  par  Boswcll.  Dès  que  je  le  voyais  de  mau- 
vaise humeur,  je  parlais  de  Johnson,  et  le  docteur  réta- 
blissait entre  nous  l'harmonie.  Un  jour,  en  se  promenant 
avec  moi  dans  les  jardins  de  la  Casa  Saluzzi ,  il  me  de- 
manda (juelle  impression  m'auraient  faite  la  présence  et  la 
figure  de  Samuel  Johnson  :  je  lui  répondis  que  cela  était 
fort  difficile  à  dire  j  que,  du  tcms  de  Johnson,  mes  idées 
et  mon  caractère  n'auraient  pas  été  les  mêmes  5  et  que 
Johnson,  de  mon  tems,  n'aurait  eu  ni  les  mêmes  habitudes 


ET  QUELQUES-UNS   DE  SES   CONTEMl'OllAIKS.  IJC) 

ni  le  même  aspect.  «  Cependant,  ajoutai-je,  si  je  me  repré- 
sentais le  Samuel  Johnson  de  1  histoire  vis-à-vis  de  moi,  il 
me  semble  que  sa  solennité  exciterait  mon  ironie ,  et  que 
son  impérieux  pédantisme  éveillerait  mon  esprit  de  contra- 
diction et  de  paradoxe. 

»  —  Pour  moi ,  reprit  lord  Byron  ,  j'avoue  que  son  pro- 
fond respect  pour  les  lords  m'embarrasserait  beaucoup.  » 
Rien  de  plus  vrai  que  cette  réponse  5  je  me  figure  la  révé- 
rence du  docteur,  jusqu'à  terre  5  et  le  noble  lord,  étonné 
de  tant  d'honneurs  ,  recevant  cet  hommage  comme  une 
dette ,  et  fort  embarrassé  d'y  répondre. 

»  Après  le  suicide  de  lord  Castlereagh,  et  lorsque  cet  évé- 
nement faisait  le  sujet  de  toutes  les  conversations,  nous 
lûmes  dans  les  papiers  publics  que  le  ministre ,  avant  de 
commettre  cet  acte  de  désespoir,  avait  déjeuné  comme  à 
l'ordinaire ,  au  milieu  de  sa  famille  ,  avec  du  thé  et  des 
tartines  de  pain  et  de  beurre.  «  11  est  impossible,  dis-je  à 
ce  propos,  de  déterminer  jusqu'à  quel  point  la  confection 
d'une  tartine  de  pain  et  de  beurre  est  capable  d'influer  sur 
l'ame,  sur  l'estomac  ,  sur  le  foie,  sur  la  xie  d'un  homme. 
C'est  fort  peu  de  chose,  sans  doute  ;  mais  notre  existence 
est  fragile,  et  les  sensations  que  reçoivent  les  houppes 
nerveuses  servant  à  la  digestion  décident  de  notre  hu- 
meur ;  rien  n'est  plus  démontré.  Je  soutiendrai,  quand  on 
voudra  ,  qu'une  tartine  peut  nous  rendre  mélancoliques, 
splénétiques,  suicides.  »  Lord  Byron  fut  de  mon  avis,  ce 
qui  ne  lui  arrivait  guère  5  et ,  s'emparant  de  mon  texte  ^  il 
soutint  que  les  causes  du  suicide ,  en  général  fort  mal  ap- 
préciées ,  étaient  souvent  plus  physiques  que  morales. 

»  Son  régime  diététique  était ,  comme  le  reste  de  sa  vie, 
l'œuvre  du  caprice.  Il  était  gourmand,  sobre,  délicat,  par 
accès  irréguliers  et  d'une  semaine  à  l'autre.  Sur  la  fin  de 
ses  jours  ,  il  mangeait  trop  pour  un  homme  (Iliu  tempé- 
rament   irritable,   nerveux   et   faible.   C'était   le   résultat 


aSo  LORD   1JYK02«" 

d'une  longue  et  sévère  abstinence^  à  laquelle  il  s'était  sou- 
mis pour  corriger  l'embonpoint  dont  j'ai  parlé.  Après  trois 
mois  de  pénitence,  je  le  vis,  un  matin,  sortir  de  son  ca- 
binet d'un  air  de  triomphe.  «  Voyez  un  peu,  s'écria-t-il , 
en  boutonnant  et  croisant  son  habit  ^  voyez  ce  que  j'ai  ga- 
gné depuis  trois  mois.  Vous  souvenez-vous  du  tems  où  je 
ne  pouvais  point  fermer  cet  habit  ?  » 

»  Il  lui  arrivait,  de  tems  à  autre,  de  payer,  par  un 
excès  de  table ,  les  arrérages  de  sa  continence  habituelle 
sous  ce  rapport.  Il  dévorait  tout  ce  qui  se  présentait,  et  les 
mets  les  plus  contraires  à  sa  santé  ne  l'effrayaient  pas.  Le 
lendemain,  il  tombait  malade.  Un  jour,  il  s'avisa  de  faire 
venir  de  Paris  un  de  ces  pâtés  en  caisse  ,  qui  répandent  au 
loin  l'indigestion.  A  peine  eut-U  goûté  ce  fatal  pâté,  qu'il  se 
sentit  indisposé.  Le  lendemain,  il  en  envoya  les  sept  hui- 
tièmes à  un  ambassadeur  étranger,  avec  un  billet  qui  vou- 
lait à  peu  près  dire  :  «  Lord  Byron  fait  mille  complimens  à 
Son  Excellence,  et  lui  envoie  un  pâté  qui  a  vu  le  monde.  » 
Si  ce  n'étaient  les  paroles  expresses ,  c'en  était  le  sens. 
J'espère  ,  pour  la  santé  de  cette  Excellence  ,  que  quelque 
expérience  préliminaire  lui  avait  déjà  fait  connaître  les  ré- 
sullatsde  ce  poison  funeste. 

»  Lord  Byron  entre  deux  vins  (et  ce  fait  prouve  en  sa 
faveur  )  était  beaucoup  plus  aimable  qu'à  l'ordinaire.  Un 
jour,  je  m'invitai  à  dîner  chez  lui  :  ce  fut  la  seule  fois  ^  et 
je  l'avertis  que  je  comptais  enivrer  son  génie  et  lui  tenir 
tète.  Il  me  résista,  et  l'eau  traîtresse  qu'il  mêlait  à  son  vin 
lui  conserva  son  bon  sens,  en  dépit  de  mes  efforts.  Je  crois 
qu'il  redoutait  un  moment  d'abandon  ,  où  j'eusse  aisément 
obtenu  une  chose  juste  et  honorable  pour  lui,  que,  depuis 
long-lems ,  je  réclamais  en  vain.  Cependant,  il  m'est  arrivé 
de  le  voir,  non  dans  l'ivresse,  mais  dans  cet  état  de  demi- 
raison  ,  où  le  caractère  humain  se  dévoile.  Alors  il  élait 
tendre,  non  morose,  ni  pleureur.  Une  sensibilité  qui  lui 


ET  QUELQL'ES-tJrJS  DE  SES   CONTEMPORAINS.  28  I 

était  peu  commune  semblait  l'animer.  Il  me  témoignait 
une  prédilection  réelle  qui  semblait  très-vraie  -,  il  ne  voulait 
plus  me  quitter,  m'ouvrait  son  ame  sans  réserve,  me  la  mon- 
trait généreuse  et  fière  :  c'était  le  véritable  lord  Byron.  Ah  ! 
que  n'eussé-je  pas  donné  pour  le  retrouver  toujours  ainsi  ? 
mais  la  nuit  se  passait;  et  le  lendemain,  sa  connaissance 
intime  des  mauvais  replis  de  l'ame  humaine  prenant  le  des- 
sus, je  revoyais  avec  douleur  la  misanthropie,  le  sarcasme 
et  l'ironie  remplacer  ces  heureuses  dispositions  et  ce  bon 
naturel  que  le  monde  a  flétris. 

»  Dans  ces  rares  momens ,  il  lui  arrivait  quelquefois  de 
parodier  quelque  ministre ,  poète  ou  orateur  connu  ;  c'é- 
tait une  caricature  chargée ,  mais  plaisante.  H  imitait  la 
voix  ,  j'imitais  les  gestes;  ce  double  effort  composait  notre 
parodie.  Potier  ou  Mathews  se  seraient  moqués  de  nous,  et 
nous  nous  moquions  de  nous-mêmes.  Jamais  il  ne  réussit 
mieux  qu'en  contrefaisant  Samuel  Johnson  ,  les  bras  croi- 
sés, enfoncé  dans  son  fauteuil,  la  tète  haute,  les  lèvres 
avancées,  jetant  autour  de  lui  un  regard  inquisitif  et  do- 
minateur ,  et  prononçant  lentement  :  Eh  hîen ,  monsieur  l 

1)  Il  ressemblait  assez  à  Rochester ,  le  fat  de  la  cour  de 
Charles  II ,  et  M.  Hazzlitt  a  rencontré  fort  juste,  quand  il 
Ta  novamé  fat  sublime  ( i ) .  Rien  ne  lui  plaisait  davantage  que 
de  prouver  bien  ou  mal  les  points  de  rapport  qu'il  avait 
avec  Napoléon  ,  et  son  mariage  avec  lady  Noël  lui  ayant 
donné  le  droit  de  signer  N.  B. ,  il  répétait  souvent  :  «  Nous 
ne  sommes  que  deux,  Bonaparte  et  moi,  qui  ayons  les 
mêmes  initiales.  >> 

Terminons  ces  extraits.  Le  reste  du  livre  de  M.  Hunl 
se  compose  de  portraits,  d'anecdotes,  de  singularités  ra- 
contées avec  esprit.  A-t-il  suffisamment  approfondi  le  ta- 
lent de  lord  Byron  et  reconnu  dans  son  caractère  la  trace 

(i)  Voyez,  la  belle  notice  de  M.  Hazzlitt  sur  lord  Byron,  insérée  dans 
notre  18e  numéro. 


2Î52  DOUZIEME   LETTRE 

des  contradictions  de  ce  génie  grand  et  bizarre  ?  N'a-t-il  pas 
vu  quelquefois  les  défauts  et  les  qualités  de  son  illustre 
ami  à  travers  ses  propres  préjugés,  et  ses  travers  indivi- 
duels ?  Pour  nous ,  nous  sommes  disposés  à  pardonner  quel- 
que chose  aux  hommes  de  génie  5  leurs  faiblesses  nous  sem- 
blent disparaître  dans  les  grands  exemples  et  les  nobles 
leçons  qu'ils  lèguent  à  l'humanité. 

(  New  Monilily  Magazine.) 


DOUZIÈME    LETTRE    SUR    l'oRIENT   (i). 


CHYPRE. —RHODES. 

Nous  nous  embarquâmes  àBeyrouth  pour  l'île  de  Chypre, 
sur  une  barque  chargée  de  marchandises  et  de  passagers. 
Le  trajet  ne  devait  être  que  de  vingt -quatre  heures  ,  et 
nous  passâmes  quatre  nuits  et  cinq  jours  dans  ce  misérable 
bâtiment ,  qui  n'avait  pour  cabine  qu'un  méchant  trou  où 
une  personne  tout  au  plus  aurait  pu  se  tapir  :  encore  était-il 
occupé  par  un  ballot.  Il  faisait  horriblement  chaud,  et 
l'eau  nous  manquait.  La  situation  des  femmes  et  des  enfans 
était  vraiment  désolante.  Surpris  par  un  calme  plat  en  vue 
de  l'île  ,  nous  expédiâmes  à  terre  un  canot  qui  nous  rap- 
])orta  une  provision  d'eau  suffisante.  Je  laisse  à  penser 
quelle  était  la  joie  de  la  foule,  et  comme  elle  se  disputait 
le  précieux  liquide. 

Enfin  nous  prîmes  terre  au  port  de  Larnica.  M.  Van- 

(i)  Voyet  les  lettres  précctlcnte»  dans  Ici  aumcins  7,  8,  lo,  i3,  i.j,  iS  , 
•jo,  23,  a3,  24  <^'  ^7- 


SUR   l'oKIENT.  283 

diziani,  consul  anglais,  appartenant  à  la  nation  grecque, 
pour  lequel  j'avais  des  lettres  de  recommandation,  nous 
offrit  de  la  meilleure  grâce  sa  table  servie  à  l'anglaise ,  et 
un  de  ses  appartemens,  d'où  la  vue  s'étendait  fort  loin.  Il 
était  veuf,  père  de  cinq  jolis  enfans,  au  milieu  desquels  s'é- 
coulait doucement  sa  vie ,  dans  le  calme  heureux  des  soins 
domestiques. 

Larnica ,  résidence  de  tous  les  consuls  européens  dans 
l'île  de  Chypre ,  est  située  sous  un  climat  brûlant  et  mal- 
sain 5  les  alentours  sont  arides,  et ,  à  l'exception  de  quel- 
ques massifs  de  verdure  qui  indiquent  des  jardins,  le  sol 
est  totalement  privé  d'ombrages ,  et  dévoré  par  la  chaleur. 
Elle  est  insupportable  dans  les  rues  durant  les  deux  tiers 
de  la  journée.  Par  bonheur,  notre  habitation  était  à  l'abri 
du  soleil. 

L'île  jouissait,  à  cette  époque,  d'une  tranquillité  trom- 
peuse. Les  massacres  des  Grecs  n'étaient  que  suspendus , 
pour  recommencer  avec  plus  de  fureur.  Je  voyais  tous  les 
jours ,  à  la  table  du  consul ,  une  famille  grecque  à  laquelle 
il  donnait  généreusement  asile  j  elle  se  composait  d'une 
jeune  veuve ,  de  son  fils  aîné ,  dans  l'âge  de  l'adolescence, 
et  de  trois  autres  enfans.  Le  père,  riche  boyard  grec  ,  avait 
été  égorgé  ,  et  tous  ses  biens  confisqués.  Cette  pauvre  dame 
demandait  avec  une  extrême  anxiété  des  nouvelles  de  la 
guerre  5  elle  désirait  savoir  surtout  si  les  Anglais  prêteraient 
assistance  à  sa  malheureuse  patrie.  On  connaît  la  sauvage 
brutalité  du  gouvernement  de  l'île  5  les  moines ,  les  plus 
infortunés  des  Grecs  dans  ces  déplorables  circonstances, 
tremblaient  constamment  sur  le  sort  de  leurs  monastères, 
et  tandis  que  les  uns  attendaient  la  mort  en  silence,  les 
autres  s'armaient  pour  vendre  chèrement  leur  vie.  Avant 
notre  arrivée,  plusieurs  prêtres  avaient  été  égorgés,  et  un 
soir  que  nous  étions  tranquillement  assis  sous  le  vestibule 


284  DOUZIÈME    LETTRE 

de  la  maison  du  consul ,  nous  vîmes  un  malheureux  Grec 
immolé  sur  notre  porte  par  un  soldat  turc. 

Le  pacha  d'Egypte ,  sous  la  protection  duquel  le  sultan 
avait  placé  l'île  de  Chypre,  avait  envoyé  un  corps  de  deux 
mille  hommes  pour  prévenir  tout  soulèvement.  Ces  troupes, 
n'étant  pas  payées,  se  révoltèrent,  et  formèrent  le  projet 
de  marcher  sur  l'arsenal ,  d'y  pénétrer  à  la  faveur  de  la 
nuit ,  de  s" emparer  des  vaisseaux  qui  se  trouvaient  dans 
le  port ,  et  de  se  rembarquer  pour  l'Egypte.  Celte  nouvelle, 
reçue  dans  la  soirée ,  frappa  la  ville  de  consternation  -,  on 
s'attendait  à  un  pillage  général.  Le  consul  d'Autriche  se 
rendit  à  bord  d'un  bâtiment  avec  sa  famille  et  ses  effets  les 
plus  précieux.  Quant  à  celui  d'Angleterre,  il  ne  craignait 
que  pour  le  sort  de  ses  enfans.  Il  songea  sérieusement  à 
faire  tète  à  l'orage;  et ,  à  cet  effet,  après  avoir  barricadé 
ses  portes,  il  posta  ses  gens  bien  armés  dans  l'étage  su- 
périeur de  sa  maison ,  dont  les  croisées  donnaient  sur  la 
rue.  Nous  nous  joignîmes  à  eux ,  bien  convaincus  que  les 
Turcs  n'essuieraient  pas  le  feu  d'une  position  aussi  forte 
que  la  nôtre  \  aussi  la  petite  garnison  de  M.  Vandiziani , 
quoique  composée  d'une  douzaine  d'hommes,  ne  paraissait- 
elle  nullement  intimidée. 

L'alarme  redoubla  surtout  chez  les  femmes ,  quand  on 
annonça  que  l'ennemi  n'était  qu'à  quelques  milles  de  la 
ville ,  mais  plusieurs  heures  s'écoulèrent  sans  qu'on  le  vît 
paraître ,  et  le  lendemain  on  apprit  qu'il  avait  changé  de 
route  et  était  arrivé  à  Famagouste,  où  il  avait  commis 
plusieurs  excès  -,  mais  les  chefs  avaient  calmé  leurs  soldats 
en  leur  promettant  qu'ils  seraient  payés. 

Dansle  cours  del'insurrection,  plusieurs  Grecs  deChyprc 
s'étaient  faits  musulmans  pour  sauver  leur  tète.  L  un  d'eux , 
riche  marchand,  d'une  extrême  corpulence,  que  nous 
vîmes  souvent  chez  le  consul ,  nous  avoua  ingénument  qu'il 


SUR    l'orient.  285 

se  trouvait  dans  ce  cas.  Il  parlait  contre  le  Coran  et  ses 
absurdes  préceptes,  qui  le  forçaient  de  jeûner  soir  et  ma- 
tin ,  chose  très-antipathique  avec  sa  constitution  (  nous 
étions  dans  les  fêtes  de  Ramadan).  «  Croiriez-vous,  nous 
disait-il,  que  soixante-trois  fois  par  jour,  moi,  dont  la  ro- 
tondité vous  épouvante  ,  j'ai  été  obligé  de  me  prosterner  la 
face  tournée  vers  la  Mecque ,  et  de  plonger  mon  front  dans 
la  poussière  PMaudit  soit  le  prophète  avec  son  paradis  -,  quel 
plaisir  pourrai-je  y  goûter  quand  la  faim  me  talonnera  ?  » 
Mais  les  vrais  croyans  étaient  pour  lui  des  argus  dont 
l'inquiète  surveillance  le  forçait  d'affecter  un  extérieur 
grave  et  composé ,  et  de  se  priver  de  plaisirs  qu'il  recher- 
chait encore  plus  que  ceux  de  la  bonne  chère,  car  notre 
apostat  était  un  franc  libertin. 

Une  autre  famille  grecque  était  dans  une  situation  plus 
intéressante.  Ou  lui  avait  accordé  quelques  jours  pour  se 
décider  à  embrasser  l'islamisme ,  ou  à  périr ,  et  le  délai  fatal 
allait  expirer.  Le  mari  avait  consenti  à  se  faire  musi{lman|, 
et  cherchait  à  entraîner  sa  famille  dans  son  apostasie  -,  mais 
son  épouse  restait  inébranlable  dans  la  résolution  de 
mourir  fidèle  à  la  foi  de  ses  pères ,  montrant  en  cela  un 
héroïsme  dont  trop  souvent,  dans  cette  guerre,  les  femmes 
ont  offert  sans  succès  l'exemple  à  leurs  maris. 

L'île  de  Chypre,  à  raison  de  son  voisinage  de  l'Egypte, 
du  départ  de  presque  tous  les  Grecs  distingués  par  leurs 
richesses  ou  leurs  talens ,  et  de  la  faiblesse  de  ceux  qui 
restaient ,  réduite  à  céder  sans  résistance  à  la  férocité  de 
ses  oppresseurs,  se  trouvait  dans  une  situation  plus  mal- 
heureuse que  toutes  celles  de  l'Archipel.  Cependant  les 
troupes  turques ,  dispersées  à  cette  époque  dans  toute  l'é- 
tendue de  l'île,  étaient  très-faibles,  et  il  eût  suffi  d'un 
débarquement,  sur  un  point,  d'une  poignée  de  Grecs  dé- 
terminés à  vaincre  ou  à  périr,  pour  l'affranchir,  au  moins 
jusqu'à  nouvel  ordre.  Notre  cœur  saignait  de  voir  celte 


286  DOUZIÈME    LETTIIE 

île  magnifique  ravagée ,  ses  châteaux  et  ses  jardins  dévastés , 
et  ceux  de  leurs  propriétaires  qui  avaient  survécu  forcés 
de  tendre  la  main-,  de  voir  enfin  des  femmes  nées  au  sein 
de  la  richesse ,  errant  sans  famille  et  sans  appui.  Les  plus 
belles  terres  se  vendaient  pour  des  bagatelles ,  et  j'ai  vu 
abandonner  pour  trois  à  quatre  cents  liv.  st. ,  un  superbe 
château  et  un  domaine  comprenant  un  village. 

Le  consul  nous  donna,  pour  nous  accompagner  dans 
l'intérieur  de  l'île,  son  secrétaire  et  un  de  ses  domestiques. 
Nous  étions  neuf,  y  compris  un  janissaire  et  son  valet.  Le 
Turc  était  un  assez  bon  diable ,  fort  disposé  à  régler  sur 
nous  tous  ses  mouvemens. 

Deux  heures  après  notre  départ ,  nous  nous  arrêtâmes 
au  pied  d'une  fontaine  ombragée  d'un  groupe  d'arbres , 
au  milieu  d'une  plaine  aride.  Le  soir,  nous  fûmes  fort 
bien  reçus  dans  un  hameau  grec  où  nous  passâmes  la  nuit, 
et ,  au  point  du  jour ,  nous  remontâmes  à  cheval ,  après 
avoir  pris,  dans  la  cour  de  l'habitation,  du  café  au  lait  dé- 
licieux. Le  îems  était  superbe  et  le  ciel  si  pur,  que  les 
montagnes  les  plus  éloignées  se  dessinaient  parfaitement  à 
l'horizon  ;  nous  cheminions  sur  une  plaine  plus  verdoyante 
que  celle  que  nous  avions  traversée  la  veille,  et  après 
quelques  heures  de  marche  ,  nous  arrivâmes  à  un  châ- 
teau qui  avait  appartenu  à  un  Grec  très-riche.  Il  offrait 
le  plus  triste  tableau.  Il  était  désert,  et  l'ameublement 
dévasté  ou  détruit.  Un  ruisseau  serpentait  dans  le  jardin  -, 
nous  nous  assîmes  sur  ses  bords,  sous  un  bouquet  d'ar- 
bres ,  et  un  paysan ,  que  nous  trouvâmes  dans  la  maison , 
et  qui  probablement  appartenait  à  un  village  voisin ,  vint 
nous  offrir  des  rafraîchissemens-,  il  nous  apprit  que  le  pro- 
priétaire avait  été  massacré  par  les  Turcs,  et  que  sa  veuve 
et  ses  en  fans  en  bas  âge  languissaient  dans  la  misère  et  dans 
l'élat  de  domesticité. 

De  ce  lieu  isolé,  nous  cheminâmes  vers  le  poétique  vallon 


I 


SUR  L  ORIENT.  28t 

de  Cylhère,  dont  les  gracieux  ombrages  vinrent  bientôt 
distraire  nos  regards  5  un  prêtre  grec  nous  y  reçut  dans  une 
habitation  pittoresque,  donnant  sur  un  joli  jardin  garni  de 
beaux  orangers  et  de  limoniers  chargés  de  fruits  magni- 
fiques. Ce  bon  père  ,  qui  paraissait  jouir  d'une  certaine  ai- 
sance ,  nous  reçut  affectueusement  au  milieu  de  sa  famille, 
et  nous  fit  les  honneurs  d'une  chèvre,  qui,  préparée  en 
plusieurs  ragoûts,  composa  tout  notre  dîner. 

Le  village  de  Cythère  se  compose  de  plusieurs  chaumières 
isolées  dont  chacune  a  son  jardin  et  son  petit  ruisseau. 
Telle  est  l'abondance  des  cours  d'eau,  dans  cet  endroit, 
qu'on  dirait  que  chaque  maison  a  le  sien.  La  campagne  y 
est  couverte  d'oi  angers ,  de  limoniers  et  de  mûriers  5  aussi 
la  récolte  de  la  soie  y  est-elle  considérable.  Non  loin  de 
l'habitation  du  prêtre  grec ,  était  la  maison  d'un  boyard  5 
cette  maison ,  par  le  luxe  et  la  fraîcheur  de  ses  jardins , 
nous  invitait  à  y  fixer  notre  séjour.  Le  propriétaire  avait 
été  égorgé,  et  toute  sa  famille  traînée  en  esclavage.  Les 
Turcs  auraient  vendu  cette  propriété  à  très  bon  compte  et 
un  Anglais  aurait  pu  y  vivre  en  sûreté. 

Après  avoir  visité,  dans  l'après-midi,  les  plus  jolies  ha- 
bitations du  village,  nous  fîmes  une  excursion  dans  les 
montagnes  qui  l'entourent,  et  dont  les  pics  se  dessinent  ir- 
régulièrement de  la  manière  la  plus  pittoresque  au  soleil 
couchant^  nous  atteignîmes,  à  l'ouest,  le  sommet  d'une 
de  ces  montagnes ,  d'où  l'on  a  une  vue  magnifique  de  la 
mer,  du  rivage  et  des  côtes  escarpées  de  la  Caramanie. 
Nous  ne  songeâmes  à  la  retraite  que  quand  le  crépuscule 
eut  effacé  ce  magnifique  horizon,  et  nous  rentrâmes  chez 
notre  hôte  ,  où  nous  attendait,  sous  les  orangers,  la  limo- 
nade la  plus  délicieuse  qui  ait  jamais  élanché  la  soif  d'un 
voyageur.  Nous  choisîmes  un  lit  de  gazon,  et  Morphée 
ne  tarda  pas  à  fermer  nos  yeux ,  en  secouant  sur  nous  , 
au  lieu  de  ses  éternels  paA'ots ,  les  pétales  embaumés  de  la 


2  00  DOUZIÈME    LETTRE 

fleur  d'orange.  Le  lendemain,  nous  prîmes  congé  du  bon 
prêtre ,  avec  un  attendrissement  qui  ne  fut  que  trop  bien 
justifié  quelques  jours  après  -,  nous  apprîmes  en  effet  qu'il 
avait  été  victime  de  la  férocité  musulmane. 

En  continuant  notre  route  dans  les  montagnes  ,  nous 
arrivâmes,  au  bout  de  quelques  heures,  au  monastère 
de  Saint-Chrysostôme  ,  suspendu  sur  un  pente  rapide  , 
flanqué  de  roches  des  deux  côtés,  mais  dominant  sur  le 
levant  une  grande  plaine,  au  milieu  de  laquelle  est  la 
ville  de  Nicosie.  Ce  couvent,  très-ancien  et  très-vaste ,  ne 
possède  que  douze  moines.  L'église,  pavée  en  marbre,  est 
décorée  de  tableaux  de  saints  qu'on  dirait  appartenir  à  la 
même  famille,  car  le  peintre  les  a  faits  tous  ressemblans. 
Ce  monastère,  jadis  célèbre,  est  très-pauvre  aujourd'hui.  Il 
a  été  fondé ,  il  v  a  plusieurs  siècles,  par  une  dame  des  plus 
riches  de  l'île  5  on  voit  sous  le  portique  de  l'église  son 
tombeau  éclairé  par  une  lampe  qui  brûle  perpétuelle- 
ment. Deux  de  ses  femmes  à  qui  elle  était  fort  attachée 
gisent  auprès  d'elle  dans  le  même  caveau ,  conformément 
à  ses  dernières  volontés. 

Dans  le  jardin  du  monastère,  on  remarque  plusieurs  cy- 
près d'une' prodigieuse  élévation ,  et  une  fontaine  y  forme, 
en  tombant  de  roche  en  roche ,  une  cascade  majestueuse. 
Au-dessus  des  bâtimens,  et  sur  le  penchant  du  précipice 
formé  par  la  montagne  qui  les  domine  ,  se  dessinent 
les  ruines  colossales  d'un  château  que  sa  position  devait 
rendre  inattaquable.  C'était  une  forteresse  élevée  contre 
les  incursions  des  Templiers ,  à  l'époque  où  ils  possédaient 
l'île  de  Chypre.  On  y  arrive  par  un  sentier  escarpé  qui 
serpente  le  long  des  rochers  ^  mais  lorsqu'on  a  atteint  le 
sommet,  on  est  complètement  dédommagé  de  la  fatigue 
qu'on  éprouve  à  le  gravir.  Une  longue  file  de  cellules  rui- 
nées, divisées  par  des  murs  d'une  épaisseur  énorme,  se 
déploie  sur  la  crèle  de  ces  rochers  noirâtres.   De  Jà   la 


StJR    L  ORIENT.  289 

vue  s'étend  sur  presque  toute  l'île  ,  sur  la  plaine  immense 
qui  la  traverse ,  sur  les  montagnes  qui  la  bordent ,  sur 
les  vagues  qui  mugissent  à  leurs  pieds ,  et  sur  les  côtes 
d'Asie. 

A  Nicosie ,  nous  fûmes  accueillis  avec  la  plus  touchante 
cordialité  par  l'archevêque  de  l'île ,  Cyprien  ,  vénérable 
vieillard  qui,  peu  de  jours  après  notre  départ,  obtint  la 
palme  du  martyre.  Il  nous  procura  une  jolie  maison ,  avec 
jardin  ;  mais  durant  le  peu  de  jours  que  nous  passâmes 
dans  cette  ville,  nous  dînions  et  soupions  régulièrement 
à  son  palais,  d'où  il  nous  ramenait  à  notre  habitation  ,  à  la 
tête  de  son  chapitre.  Ce  prélat  nous  montrait  une  affabilité 
et  des  attentions  excessives ,  au  moment  où  il  devait  être 
le  plus  alarmé  sur  son  sort  et  sur  celui  de  son  clergé.  Quelle 
situation  était  en  effet  plus  déplorable  que  la  sienne  !  Élu  par 
les  habitans  de  l'île,  agréé  par  le  sultan  ,  il  possédait  jadis 
une  influence  supérieure  à  celle  du  gouverneur,  mais  dont 
la  révolution  l'avait  dépouillé.  Témoin  des  massacres  et 
des  brigandages  exercés  sur  son  troupeau,  il  lui  fallut  dé- 
vorer son  indignation  et  sa  douleur.  Placé  constamment 
sous  l'œil  inquiet  des  féroces  oppresseurs  de  sa  patrie,  il 
ne  pouvait  se  rendre  utile  aux  malheureux  Grecs  qui  im- 
ploraient son  assistance  ,  que  par  des  secours  clandestins  , 
et,  sous  ce  rapport,  sa  charité  se  montrait  inépuisable. 
Mais,  en  ce  moment,  sa  propre  sûreté  était  violemment 
menacée  -,  insulté  tous  les  jours  par  la  soldatesque  :  «  Ma 
mort  n'est  pas  éloignée,  nous  disait-il-,  je  sais  qu'on  ne 
cherche  qu'un  prétexte  pour  se  défaire  de  moi.  »  L'in- 
fortuné ne  se  trompait  pas.  Un  soir,  à  souper,  un  de  ses 
gens  lui  annonça  un  message  du  gouverneur.  Nous  le  sui- 
vîmes dans  la  salle  où  le  janissaire  l'attendait  ;  il  lui  remit 
une  dépêche  qu'il  accompagna  des  expressions  les  plus  ou- 
trageantes. L'archevêque,  ne  pouvant  contenir  son  indi- 
gnation ,  répondit  avec  chaleur  qu'il  n'obéirait  jamais.  Le 
XV.  19 


igO  DOt'ZIEME     LETTRE 

janissaire  partit,  et  nous  rctournùmcs  à  table.  A  notre  as- 
pect, je  vis  la  terreur  empreinte  sur  les  traits  des  ecclé- 
siastiques nos  convives.  Cyprien  fit  de  vains  efforts  pour 
les  rassurer  ;  tout  trahissait  sa  profonde  émotion .  En  re- 
traçant la  barbarie  ottomane,  une  noble  énergie  se  peignait 
sur  sa  figure  -,  il  protesta  de  sa  détermination  à  ne  plus  se 
soumettre  à  tant  d'outrages,  et  encouragea  ses  auditeurs  à 
supporter  dignement  les  nouvelles  épreuves  que  la  Provi- 
dence réservait  à  leur  courage.  Je  n'ai  rien  entendu  de 
plus  éloquent  que  Talloculion  de  ce  digne  prélat  :  nul  ne 
songea  à  l'interrompre  ^  on  eût  dit  les  derniers  adieux  d'un 
père  à  ses  enfans.  11  savait  trop  bien  qu'à  1  instant  même 
où  son  ame  intrépide  et  généreuse  cesserait  de  les  proléger, 
ils  tomberaient  tous,  comme  la  colombe' timide,  dans  les 
serres  sanglantes  du  vautour.  L'attention  respectueuse  des 
ecclésiastiques,  la  contenance  imposante  de  leur  chef,  sa 
barbe  blanche  flottant  sur  sa  poitrine ,  ses  regards  animés 
d'un  feu  céleste,  offraient  un  tableau  que  je  n'oublierai 
de  ma  vie. 

Non  moins  recommandable  par  ses  lumières  et  sa  piété 
que  par  son  courage  inébranlable,  Cyprien  était  à  Chypre 
le  dernier  point  de  ralliement  des  malheureux  Grecs;  sa 
fermeté  à  les  défendre  auprès  des  autorités  turques  pesait 
depuis  long-tems  à  ces  suppôts  de  tyrannie.  Il  ne  parlait 
jamais,  sans  fondre  en  larmes,  des  massacres  commis  dans 
son  bercail ,  et  quand  nous  lui  demandions  comment ,  au 
milieu  de  tant  de  dangers,  il  ne  cherchait  pas  son  salut 
dans  la  fuite  :  «  Je  resterai,  répondait-il ,  pour  offrir  à  mes 
frères  toute  la  protection  que  je  puis  leur  donner,  ou  pour 
mourir  avec  eux.  » 

La  position  de  Nicosie,  au  milieu  d'une  vaste  plaine, 
y  rend  la  chaleur  accablante;  les  maisons  y  sont  presque 
toutes  construites  dans  le  style  vénitien  ;  aussi  ne  jouit-on 
pas,  dans  les  rues,  de  l'ombre  et  de  la  fraîcheur  qu'on 


StR    L  ORIENT.  2g  l 

trouve  dans  les  autres  villes  du  Lcvaut ,  où  les  habitations 
d'architecture  arabe  projettent  au  dehors  leurs  persiennes 
en  forme  de  tentes.  Nicosie  est  entourée  d'une  forte  mu- 
raille, et  possède  trois  portes  élégantes. 

Un  jour  nous  visitâmes,  avec  l'autorisation  du  gouver- 
neur ,  la  superbe  mosquée  de  la  ville.  C'était  d'abord  une 
église,  sous  l'invocation  de  sainte  Sophie,  bâtie  en  style 
gothique  par  les  Vénitiens.  Lorsque  les  Turcs  s'emparèrent 
de  Nicosie,  clans  le  quinzième  siècle  ,  ils  détruisirent  dans 
l'église  de  Sainte- Sophie  tous  les  vestiges  du  culte  catholi- 
que \  mais  il  a  été  impossible  de  lui  donner  l'apparence 
d'une  mosquée.  La  chaire  de  l'Lnan  occupe  la  place  du 
maître-autel ,  et  les  murs  sont  couverts  d'inscriptions  en 
lettres  d'or,  extraites  du  Coran.  Au  moment  de  notre 
visite,  riman  ,  assis  sur  une  estrade ,  expliquait  avec  force, 
au  petit  nombre  d'auditeurs  qui  l'écoutaient  respectueuse- 
ment, quelques  passages  du  livre  sacré,  dont  chacun 
d'eux  tenait  un  exemplaire  à  la  main.  L'aspect  de  ce  ma- 
jestueux édifice  offre  une  leçon  mémorable  de  l'instabilité 
des  choses  humaines.  Les  anciens  rois  de  Chypre  étaient 
couronnés  et  inhumés  dans  son  enceinte  :  là  repose  aussi 
la  dépouille  mortelle  des  guerriers,  et  de  plusieurs  séna- 
teurs vénitiens,  et  aujourd'hui  les  Musulmans  invoquent 
le  prophète  sur  le  tombeau  de  ceux  qui  ont  cent  fois  bravé 
la  mort  en  haine  de  son  nom. 

Le  palais  du  gouvernement ,  meublé  d'une  manière 
somptueuse  ,  est  situé  sur  la  place  où  venaient  d'être  mas- 
sacrés presque  tous  les  Grecs ,  nobles  ou  marchands.  Le 
gouverneur  leur  donna  avis  qu'il  avait  reçu  de  Cons- 
tantinople  un  fîrman  qui  leur  garantissait  non -seule- 
ment toute  sûreté  et  protection  ,  mais  qui  leur  assurait 
encore  certains  privilèges,  et  les  invita  à  venir  dans  son 
palais  en  entendre  la  lecture.  Presque  tous  les  Grecs  de 
distinction  se  rendirent  à  son  invitation,  et,  à  l'heure  6xée, 


ag^  DOUZIÈME    LETTRE 

on  les  parqua  dans  la  salle  cV audience ,  d'où  un  sbire  les 
conduisit,  l'un  après  l'autre,  sur  la  place.  A  peine  eurent- 
ils  passé  le  seuil  du  palais ,  que  le  sabre  du  bourreau  leur 
révéla  l'atroce  perfidie  dont  ils  étaient  les  victimes.  Ce  der- 
nier était  l'Esclavon  qui  nous  avait  servi  de  guide  pour 
aller  à  la  mosquée  ;  ce  monstre  nous  fit  frissonner  d  hor- 
reur eu  osant  nous  vanter  sa  dextérité  à  abattre  les  têtes 
d'un  seul  coup.  Les  malheureux  Grecs,  le  croirait-on? 
succombèrent  sans  proférer  un  murmure.  Leurs  propriétés 
furent  à  l'instant  confisquées ,  et  leurs  familles  réduites  à 
la  misère  la  plus  profonde.  L'archevêque,  en  nous  racon- 
tant cette  catastrophe,  ajoutait  que  le  féroce  Esclavon  osa 
lui  demander  une  récompense  pour  avoir  ôté  la  vie  àses 
^compatriotes  sans  les  faire  souffrir. 

Les  femmes  de  Chypre  sont  loin  de  posséder  cette  beauté 
qui  les  rendit  si  célèbres  dans  l'antiquité.  Leurs  traits  ont 
bien  encore  le  caractère  grec,  mais  l'élégance,  Tharmonie, 
la  suavité  des  formes  ne  se  montrent  plus  chez  elles.  D'ail- 
leurs, il  ne  faut  pas  juger  de  la  beauté  des  femmes  de  la 
Grèce  antique ,  par  les  chefs-d'œuvre  de  sculpture  qu'elle 
nous  a  légués.  Le  sculpteur  se  compose  un  beau  idéal  des 
beautés  de  détails  éparses  sur  une  foule  d'individus  ;  les 
éloges  prodigués  par  les  poètes  aux  femmes  vraiment  di- 
gnes de  servir  de  modèles  sous  ce  rapport  prouvent  que 
le  nombre  en  était  bien  petit.  Le  patriotisme  exclusif  des 
Grecs  s'opposait  à  ce  que,  dans  chaque  république,  on  per- 
pétuât la  beauté  des  femmes  par  le  croisement  des  races  , 
ainsi  que  l'ont  fait  les  Turcs.  On  sait  que  ces  derniers  peu- 
plent leurs  harems  des  plus  belles  femmes  que  puissent 
leur  fournir  les  diverses  contrées  du  voisinage,  et  que  le 
sang  des  Grecques  et  des  Circassiennes  contribue,  en  se 
mêlant  au  sang  ottoman  dans  les  veines  de,  leurs  enfans  , 
A  en  faire  la  plus  belle  race  d'hommes  qu'il  y  ait  au  monde. 

Le  gouverneur  daigna ,  à  son  retour,  nous  accorder  une 


SVK    l'oRIEPCT.  2f)3 

audience.  Nous  le  trouvâmes  à  demi  couché  sur  des  cous- 
sins, au  fond  d'une  petite  salle  rafraîchie  par  une  fontaine. 
Dénué  de  cette  dignité  qu'on  remarque  chez  les  Turcs  de 
distinction,  il  avait ,  dans  ses  traits,  quelque  chose  de  fa- 
rouche et  de  sauvage  qui  nous  glaça  d'effroi.  Il  nous  parla 
en  termes  outrageans  du  vénérable  Cyprien',  et  lança  l'a- 
nathème  sur  un  couvent  grec ,  habité  par  quelques  pauvres 
moines,  et  situé  sur  les  bords  de  la  mer,  à  quelques  lieues 
de  la  ville.  «  Ce  sera ,  dit-il ,  un  excellent  poste  pour  mes 
soldats,  et  les  chiens  ne  le  posséderont  pas  long-tems.  » 
Pendant  notre  séjour  à  Nicosie  ,  une  escouade  turque  y 
pénétra,  maltraita  un  ou  deux  de  ces  bons  pères,  et  fit 
main  basse  sur  tout  ce  qu'elle  put  enlever.  Peu  de  tems  après 
notre  départ ,  les  troupes  du  gouverneur  s'emparèrent  du 
monastère  et  en  égorgèrent  les  paisibles  habitans.  Le  lan- 
gage du  gouverneur ,  pendant  notre  entrevue ,  était  celui 
d'une  béte  féroce  plutôt  que  d'un  homme.  On  eût  dit  un 
tigre  épiant  sa  proie. 

Le  chef  des  troupes  égyptiennes ,  envoyé  par  Mohamet- 
Ali  pour  s'assurer  de  l'île  de  Chvpre ,  reçut  également 
notre  visite.  Il  nous  accueillit,  entouré  de  son  état-major, 
dans  un  kiosque  élégant,  placé  au  centre  de  son  jardin,  et 
dont  un  massif  d'arbres  entretenait  la  fraîcheur.  C'était  un 
vieillard  dont  la  posture  et  la  phvsionomie  immobiles  attes- 
taient la  mollesse.  Après  nous  avoir  offert  de  magnifiques 
chibouques ,  il  causa  librement  avec  nous,  et  nous  demanda 
s'il  ne  faisait  pas  plus  chaud  en  Angleterre  qu'à  Chypre. 

A  notre  retour  chez  l'archevêque,  nous  fûmes  témoins 
d'un  spectacle  de  gladiateurs.  Deux  montagnards  ,  d'une 
physionomie  sauvage  ,  armés  d'une  épée  et  d'un  bouclier 
semblable  à  celui  des  anciens  montagnards  d'Ecosse  ,  si- 
mulèrent ,  pendant  une  heure ,  un  combat  à  outrance. 

L'église  du  monastère  grec  de  Nicosie  possède ,  entre 
autres  riches  décorations,  une  petite  figure  représentant 


2g4  DOrziÈME    LETTRE 

la  Sainle-Vierge,  et  presqu'enlièrement  couveile  de  pier- 
res précieuses.  Ces  moines  ont  une  vcnéralion  extrême  ponr 
celte  image  5  l'un  d'eux  qui  nous  la  montrait,  en  s'exla- 
siantsur  son  pouvoir  miraculeux ,  jela  de  hauts  cris,  en 
entendant  l'un  des  Grecs  de  notre  suite  reprocher  à  ce  su- 
jet, à  ses  compatriotes  ,  leur  penchant  à  l'idolâtrie. 

Rien,  dans  le  cours  de  mes  voyages ,  ne  m'a  plus  vive- 
ment ému  que  les  adieux  que  nous  fit  l'excellent  et  coura- 
geux archevêque  dont  l'heure  suprême  s'approchait.  Il 
nous  donna  sa  hénédiction ,  et  nous  pria ,  les  larmes  aux 
yeux,  de  rappeler  à  notre  mémoire  et  de  retracer  à  nos 
concitoyens  les  détails  de  sa  déplorable  situation.  Il  pa- 
raissait soupirer  après  la  vie  immortelle  réservée  aux  mar- 
tyrs. Sous  ses  yeux ,  plusieurs  de  ses  prêtres  avaient  subi 
la  mort,  d'autres  avaient  été  jetés  dans  des  cachots  et  pil- 
lés par  les  Turcs  -,  le  reste  était  tous  les  jours  en  butte  à 
toutes  sortes  d'outrages  et  de  persécutions.  Le  fils  du  der" 
nier  vicaire  du  diocèse,  Léondias,  fut  arrêté  et  mis  à  la 
torture ,  afin  qu'il  révélât  l'asile  où  le  neveu  de  l'arche- 
vêque se  tenait  caché.  Ce  dernier,  nommé  Thésée,  ayant 
trompé  la  surveillance  des  soldats  envoyés  pour  l'arrêter, 
s'était  enfui  de  Nicosie,  et  avait  cherché  un  refuge  dans 
les  parties  les  plus  inaccessibles  de  l'île.  Léondias,  ne  pou- 
vant ou  ne  voulant  donner  aucun  renseignement  sur  l'asile 
de  Thésée,  expira  dans  les  plus  horribles  souffrances. 

Peu  de  tems  après,  le  perfide  gouverneur  invita  Cyprieu 
à  réunir  les  principaux  ecclésiastiques  de  son  diocèse  ,  et  à 
se  rendre  à  son  palais,  pour  y  recevoir  des  avis  qui  inté- 
ressaient particulièrement  leur  svireté,  A  cette  nouvelle  , 
ces  malheureux  prêtres  conçurent  de  sinistres  soupçons  5 
mais  comment  se  refuser  à  ce  fatal  rendez-vous  .^Les  bandes 
du  pacha  d'I^gyple  couvraient  le  l)ays.  Une  lueur  d'espoir 
vint  un  instant  les  consoler  j  ils  pensèrent  qu'en  offrant  îiu 
gouvernement  tout  ce  qui  leur  restait  de  propriétés,  ils  sa- 


StU    L  ORIEIST.  200 

lisfcraient  sa  cupidité  et  apaiseraient  sa  fureur.  Le  len- 
demain ,  l'archevêque  et  ses  prêtres  se  rassemblèrent  de- 
vant son  j)alais,  sur  la  grande  place  dcISicosie.  A  l'instant, 
le  féroce  Musulman,  qui  avait  placé  des  gardes  à  toutes  les 
portes  et  à  tous  les  passages  par  où  l'on  pouvait  s'échapper, 
donne  le  signal  du  massacre.  Cyprien  montra,  dans  ce 
moment  suprême  ,  un  courage  et  une  dignité  admirables  ^ 
il  demanda  au  gouverneur  quel  crime  avait  mérité  à  ces 
infortunés  un  sort  si  affreux  -,  il  retraça  les  spoliations  et 
les  avanies  qu'ils  avaient  souffertes,  proclama  hautement 
leur  innocence,  et  dit  que,  s'il  fallait  du  sang  pour  assou- 
vir la  cruauté  du  gouverneur,  il  s'offrait  en  holocauste  à  la 
place  de  son  clergé.  Le  barbare  ne  répondit  à  son  dévoue- 
ment que  par  des  outrages^  ajoutant  l'ironie  à  l'insulte,  il 
osa  lui  faire  subir  un  simulacre  d'interrogatoire.  Le  prélat 
déclara  qu'il  avait  toujours  servi  le  sultan  avec  intégrité,  et 
qu'il  voyait  bien  que  celui-ci  l'abandonnait  à  la  vengeance 
de  ses  ennemis.  Il  demanda  quelques  instans  pour  se  re- 
cueillir et  faire  sa  prière  ,  et  aussitôt  il  se  prosterna  au  mi- 
lieu des  cadavres  qui  jonchaient  la  terre  autour  de  lui,  et 
recommanda  son  ame  à  Dieu-,  il  priait  encore  ,  quand  sa 
tète  roula  sur  le  pavé.  Il  mourut,  sans  proférer  un  mur- 
mure ,  avec  cette  sérénité  et  celte  piété  profondes  qui,  pen- 
dant sa  vie,  l'avaient  rendu  si  cher  à  ses  ouailles.  Saisie 
d'horreur  à  l'aspect  de  cette  effroyable  calaslrophe ,  une 
foule  de  Grecs  de  tout  âge  et  de  tout  sexe  chercha  un  re- 
fuge dans  les  églises  \  mais  la  soldatesque  furieuse  viola  ces 
retraites  ,  et  le  sang  de  ses  victimes  inonda  les  sacrés  parvis. 
Les  autels  eux-mêmes  ne  garantissaient  point  les  infortunés 
qui  se  pressaient  autour  d'eux ,  et  les  embrassaient  comme 
l'ancre  du  salut.  Ainsi  se  renouvelèrent,  à  Nicosie,  les 
scènes  effroyables  de  Scio. 

Quelques  jours  avant  ces  massacres ,  nous  sortions  de 
la  ville,  et  nous  arrivâmes,  dans  l'après-midi,  au  village 


2g6  DOUZitME  LETTRE 

de  Dale  ,  l'ancienne  Idalie.  Après  avoir  pris  quelque  rcr- 
pos ,  et  fait  une  légère  collation ,  dans  une  des  chaumières 
du  village  ,  nous  nous  promenâmes  le  soir,  pour  explorer 
le  voisinage.  Le  paysage  a  conservé  quelque  chose  du 
charme  qui  le  rendit  jadis  si  célèbre  \  il  est  encore  om- 
bragé de  bosquets  et  d'arbrisseaux  aromatiques ,  au  milieu 
desquels  serpente  un  joli  ruisseau,  en  sortant  du  village 
bâti  sur  ses  bords.  La  terre  y  "est  très-fertile  ,  quoiqu'elle 
ne  soit  cultivée  qu'en  partie.  A  un  mille  du  village ,  on  re- 
marque ,  dans  la  plaine ,  une  vaste  enceinte  de  ruines  :  ce 
sont  les  restes  d'Idalie,  mais  aucune  colonne,  aucun  fragment 
ne  rappellent  son  ancienne  magnificence.  Sur  la  droite, 
une  haute  colline  est  couronnée  de  ruines  plus  massives , 
autour  desquelles  on  distingue ,  malgré  son  délabrement , 
une  muraille  circulaire.  Du  sommet  de  cette  hauteur  , 
l'aspect  de  la  plaine  est  magnifique  -,  il  est  difficile  d'imagi- 
ner un  plus  bel  emplacement  pour  une  ville.  Après  avoir 
contemplé  avec  délices  les  derniers  rayons  du  soleil  se 
jouant  dans  le  feuillage  de  ses  bosquets,  et  scintillant  sur  le 
miroir  azuré  de  ses  eaux,  nous  descendîmes  lentement  vers 
notre  modeste  habitation. 

INon  loin  de  la  montagne  ,  vivait,  dans  une  misérable 
chaumière,  une  famille  de  lépreux  ;  ces  infortunés,  affligés 
d'une  infirmité  héréditaire,  étaient  pour  leurs  voisins  un 
objet  de  terreur.  Deux  de  ces  lépreux  parurent  à  la  porte  de 
leur  cabane  dans  un  état  d'abandon  et  de  dénuement  im- 
possible à  décrire.  Ils  auraient  tous  succombé  à  tant  de 
misère  ,  si  quelques  habitaus  de  la  plaine  n'étaient  venus, 
de  tems  à  autre  ,  placer  des  alimens  à  quelque  distance  de 
leur  ermitage.  Telle  est  l'horreur  qu'inspire  cette  infir- 
mité ,  qT^Jclle  les  sépare  en  quelque  sorte  de  toute  société , 
sans  leur  laisser  l'espoir  de  rentrer  quelque  jour  dans  son 
sein.  De  retour  à  notre  chaumière  ,  on  nous  servit ,  à  sou- 
per ,  un  agneau  préparé  de  diverses  manières,  que  nous  ar- 


SUU   ].  ORIEHT.  297 

rosàmes  d'excellent  vin  de  Chypre.  Lu  table  él;iit  mise  dans 
la  cour,  où  nous  respirions  un  frais  délicieux.  Nous  étions 
au  mois  de  juin  ,  et  nous  jouissions  d'un  crépuscule  plus 
long  qu'il  ne  l'est  en  général  dans  l'Orient,  à  cette  latitude , 
et  dans  celte  saison,  où  il  dure  près  de  trois  quarts  d'heure. 
Après  souper,  quelques  personnes  de  notre  suite  se  mirent 
à  danser,  au  son  de  la  guitare  du  ménestrel  de  l'endroit, 
jusqu'à  ce  que  la  nuit  close  nous  forçât  de  rentrer. 

Le  lendemain,  de  très-bonne  heure,  après  avoir  déjeuné 
à  la  hâte,  nous  fîmes  nos  adieux  au  temple  de  Vénus,  et 
nous  prîmes  la  route  de  Larnica  ,  où  nous  arrivâmes  dans 
la  soirée,  à  travers  une  contrée  romantique,  coupée  par 
des  défilés ,  le  long  desquels  la  roule  serpente  au  pied  de 
rochers  à  pic.  Nous  trouvâmes  à  Larnica  le  nouveau  supé- 
rieur du  couvent  catholique,  envoyé  à  Jérusalem.  C'était 
un  bon  moine ,  plein  de  dignité  ,  et  d'un  excellent  natu- 
rel 5  nous  l'entendîmes ,  dans  la  chapelle  du  couvent ,  prê- 
cher en  langue  franque ,  avec  une  éloquente  simplicité.  Il 
paraissait  fort  satisfait  de  sa  destination  ;  voilà  bien  l'esprit 
prêtre  :  pour  dominer  sur  les  hommes,  l'ecclésiastique 
échangerait  avec  joie  le  luxe  de  nos  villes ,  contre  les  ro- 
chers et  les  cavernes  de  la  Thébaide  ! 

Notre  lems  s'écoulait  fort  tristement  à  Larnica  -,  nos 
délassemens  chez  les  habitans  de  la  ville  consistaient  à  res- 
ter deux  heures  sur  leur  divan,  ou  sous  les  arbres  de  leur 
jardin ,  et  d'y  sabler  régulièrement  deux  tasses  de  moka  et 
deux  verres  de  vin  de  Chypre.  Le  consul.  Grec  de  nation, 
devait  se  croire  en  sûreté  sous  la  protection  du  gouverne- 
ment anglais  ^  cependant ,  il  eût  vivement  désiré  ,  dans  la 
crise  actuelle,  quitter  l'île  avec  sesenfans,  et  se  mettre  à 
l'abii  de  tout  danger.  Sa  fille  aînée  ,  jeune  personne  d'une 
beauté  rare  ,  était  mariée  à  un  riche  négociant  de  la  ville  , 
qui  nous  donna  une  soirée  charmante.  Nous  allions  quel- 
quefois ,  dans  la  calèche  du  consul ,  respirer  le  frais  sur  le 


a()8  DOUZIÈME   LETTRE 

bord  de  la  mer ,  et  passer  quelques  heures  dans  un  joli  café 
établi  sur  le  rivage. 

Démétrius  ,  le  domeslique  grec  de  M.  G...  ,  faisait, 
dans  rinlervalle,  d'excellentes  affaires  àLarnica.  Durant 
son  séjour  à  Jérusalem ,  il  avait  déposé  sur  la  pierre  du 
Saint-Sépulcre  une  quantité  considérable  de  chapelets  et 
de  croix  ,  qu'il  se  proposait  de  vendre  fo;  t  cher  à  ses  com- 
patriotes. Il  avait  recueilli,  dans  un  but  non  moins  profane, 
quelques  parcelles  du  lait  de  la  Vierge,  et  autres  reliques  ^ 
et  se  livrait  maintenant  à  un  trafic  qui  lui  assurait  d'assez 
grands  bénéfices.  Au  demeurant,  rigide  dans  toutes  les 
pratiques  de  son  culte ,  il  prenait  vigoureusement  la  défense 
de  la  religion  grecque ,  bien  qu'il  avouât,  en  toute  humi- 
lité ,  n'être  qu'un  pécheur  endurci,  et  qu'il  doutât  par- 
fois si  les  saints  seraient  assez  puissans  pour  intercéder 
efficacement  en  sa  faveur.  Il  acheta  à  très-bas  prix  plu- 
sieurs pièces  de  vin  de  Chypre,  d'un  jeune  Grec  dont  le 
père  venait  d'être  décapité.  Ce  pauvre  homme  refusait  de 
se  défaire  de  son  vin  à  si  bon  marché-,  mais  Démétrius 
l'effraya  complètement ,  en  lui  déclarant  qu'il  était  au  ser- 
vice de  quelques  lovds  anglais ,  qui  n'entendaient  point  la 
plaisanterie,  et  qui  pouvaient  lui  faire  sauter  la  tète  avec 
autant  de  facilité  que  les  Turcs. 

Cependant  l'île  de  Chypre  allait  bientôt  être  mise  à  feu  et 
à  sang  -,  déjà  nous  avions  essayé  inutilement  de  nous  em- 
barquer pour  la  jMorée,  voyage  dangereux  qu'aucun  vais- 
seau n'était  disposé  à  entreprendre.  Heureusement ,  un 
bàlimcnt  ionien  nous  offrit  une  bonne  occasion  de  visiter 
cette  péninsule  5  et  quelques  avantages  que  nous  finies 
au  capitaine  l'engagèrent  à  se  détourner  vers  Navarin, 
après  avoir  débarqué  à  l'ile  de  Rhodes.  Quant  à  M.  G... , 
qui  se  dirigeait  vers  Conslantinople,  il  alla  s'embarquer  à 
Famagouste ,  sur  un  navire  autrichien  destiné  pour  cette 
capitale.  Je  me  séparai  de  lui  avec  un  profond  regret  j  cl  je 


SUR   L  ORIEKT.  a()f) 

dois  avouer  que  ,  pendant  tout  le  tems  que  jious  avons 
passé  ensemble,  aucun  nuage  n'est  venu  troubler  l'harmo- 
nie qui  régnait  entre  nous. 

Noire  vaisseau  quilla,  le  i5  mai,  la  rade  de  Larnica  : 
nous  comptions  que  la  traversée  de  Chypre  à  Rhodes  ne 
durerait  que  quatre  ou  cinq  jours  5  mais,  que  nous  fumes 
cruellement  désappointés  !  Avant  de  retracer  nos  mésa- 
ventures, jetons  un  coup-d'œil  sur  le  personnel  de  notre 
embarcation.  Huit  superbes  chevaux  arabes  ,  dont  un 
riche  marchand  d'Alep  ,  enfant  d'Israël  ,  faisait  pré- 
sent à  l'empereur  d'Autriche;  trois  esclaves  chargés  d'cîi 
prendre  soin  -,  deux  franciscains  envoyés  à  Jérusalem  avec 
des  fonds  pour  le  couvent  catholique  ,  et  qui  retournaient 
à  Rome  :  gens  fort  dévots,  qui  vovageaient  pour  la  première 
fois,  et  soupiraient  après  l'instant  qui  devait  les  rendre 
aux  béatitudes  du  cloître  ;  au  demeurant ,  soigneux  de  leur 
personne  ,  et  approvisionnés  de  grasses  volailles  et  d'excel- 
lent vin;  un  riche  Albanais  ,  qui  se  rendait  à  Trieste  pour 
y  mettre  en  sûreté  sa  personne  et  ses  trésors  ,  suivi  de 
quatre  esclaves,  tous  dans  le  costume  du  pays,  la  ceinture 
chargée  de  poignards  et  de  pistolets  5  un  pauvre  Servien 
et  sa  femme  ,  revenant  du  pèlerinage  de  Jérusalem  -,  enfin 
plusieurs  Grecs  qui  se  rendaient  à  Navarin ,  pour  com- 
battre dans  les  rangs  des  Hellènes  :  tels  étaient  nos  com- 
pagnons de  traversée.  Je  n'ai  point  parlé  du  personnage 
le  plus  curieux  :  c'était  un  Esclavon  nommé  Démétrio.  Il 
avait  accompagné  à  Jérusalem,  en  qualité  de  domestique, 
un  marchand  arménien  ,  qui  était  mort  dans  cette  ville. 
Les  moines  arméniens  de  la  cité  sainte,  après  s'être  empa- 
rés de  l'argent  et  des  effets  de  son  maître,  refusèrent  de 
payer  ses  gages  ,  et  le  recommandèrent  à  un  pèlerin  qui 
obtint  du  capitaine  de  notre  brick  la  faveur  de  le  prendre 
à  bord.  Démétrio  était  un  petit  bossu,  nez  aquilin  ,  men- 
ton de  galoche,  le  chef  couvert  d'un  vieux  chapeau,  doni 


3oo  nOt'ZIF.ME  LETTRE 

la  faulx  du  tems  avait  coupé  les  ailes-,  espèce  de  polichi- 
nelle ,  au  maintien  grave  jet  solennel ,  d'une  dévotion  ri- 
gide ,  toujours  assis  sur  le  gaillard  d'arrière,  l'œil  fixé  vers 
le  ciel  ou  tristement  abaissé  sur  l'immensité  des  mers, 
comme  si,  détaché  des  intérêts  de  ce  monde ,  il  eût  été  à  la 
piste  de  l'infini.  Ce  pauvre  homme  était  fort  empressé  à 
m'ofîrir  ses  petits  services^  et,  de  mon  côté,  je  lui  faisais 
part  de  mes  provisions;  mais  les  jours  maigres  ,  il  ne  vou- 
lait jamais  accepter  du  thé  ,  dans  lequel  j'avais  délayé  un 
œuf  en  guise  de  lait.  «  Que  Dieu  soit  béni  !  s'écriait-il  sou- 
vent, j'ai  vu  le  Saint-Sépulcre.  » 

Les  deux  premiers  jours  le  tems  nous  fut  favorable-,  mais 
le  troisième,  dès  l'aube ,  un  vent  violent  s'éleva  5  et,  depuis 
ce  moment,  nous  n'eûmes  pas  une  seule  journée  favorable. 
Au  gros  tems  succéda,  pendant  plusieurs  jours,  un  calme 
plat,  durant  lequel  le  bâtiment  restait  dans  une  efii-ayante 
immobilité.  Le  poids  de  la  chaleur  nous  força  de  dresser  des 
tentes  sur  le  pont.  Le  capitaine  ne  connaissait  point  ces 
parages  -,  car  un  instant  nous  aperçûmes  à  l'horizon  la  côte 
de  Caramanie,  sans  qu'il  prît  cette  direction.  Une  forte 
brise  survint  ensuite ,  pendant  laquelle  le  bâtiment  faillit 
sombrer  sur  les  rochers  d'un  îlot  contre  lesquels  les  vagues 
venaient  se  briser  avec  fureur. 

Plus  de  quinze  jours  s'écoulèrent  ainsi  entre  le  calme 
plat  et  la  tempête  :  pour  comble  de  malheur,  les  passagers, 
comptant  sur  une  courte  traversée  ,  avaieut  emporté  peu 
de  provisions  ,  et  les  vivres  s'épuisaient.  Nos  deux  moiues 
avaient  placé  leurs  poules  dans  une  cage  5  et  chaque  matin, 
une  ou  deux  manquaient  à  leur  appel.  Grandes  lamenta- 
tions :  les  voleurs  n'étaient  pas  les  derniers  à  se  disculper. 
Quand  le  tems  le  permettait,  les  bons  pères  récitaient  à 
haute  voix  ,  malin  et  soir ,  leurs  prières  sur  le  pont  5  puis 
ils  argumentaient  sur  quelques  points  de  dogme  :  mais  dès 
qu'un  grain  se  montrait  à  Thorizon,    ils  se  précipitaient 


scK  l'orient.  3oi 

dans  leurs  cabines ,  aussi  effrayés  que  Panurge  au  moment 
de  la  tempête  :  je  laisse  à  penser  de  quel  ton  ils  psalmo- 
diaient les  litanies  des  saints ,  et  exorcisaient  le  démon ,  qui 
mettait  leur  courage  à  une  si  rude  épreuve.  «  O  sauta 
Kirgine  l  s'écriait  le  frère  Piétro ,  chaque  fois  que  le  roulis 
plongeait  le  navire  sous  le  rivage  5  o  sanctissima  T^irgine  1 
nous  sommes  perdus  !  »  Plus  loin ,  le  frère  Joseph  pous- 
sait des  cris  effrayans  sous  un  coffre  dont  la  chute  l'avait 
renversé  ;  au  reste ,  non  moins  dévot  que  son  compagnon 
d'infortune,  il  ne  cessait  de  prier  que  pour  s'accuser  de  ses 
fautes,  et  remercier  le  ciel  d'avoir  fait  à  un  aussi  indigne 
pécheur  la  grâce  de  visiter  la  cité  sainte  avant  de  mourir. 

Le  Servien  était  le  plus  désolé  de  nos  passagers  :  il 
pleurait  comme  un  enfant,  et  repoussait  les  consolations 
de  sa  femme  5  celle-ci  se  tenait  assise  à  côté  de  lui  dans 
l'attitude  d'un  morne  désespoir.  En  effet,  les  malheurs 
extrêmes,  loin  de  resserrer  les  chaînes  de  l'affection,  isolent 
les  âmes.  Les  passagers  les  plus  pauvres  se  seraient  trou- 
vés sans  ressource ,  si  les  plus  riches  n'étaient  venus  à  leur 
secours.  L'Albanais  se  montra  très-généreux  dans  cette  cir- 
constance. Il  offrit  quinze  piastres  à  un  pauvre  Grec ,  qu'il 
avait  connu  dans  des  tems  meilleurs  ^  celui-ci ,  conservant 
sa  fierté  ,  lui  en  demanda  cinquante  ,  mais  seulement  à 
titre  de  prêt.  Une  fois  par  jour  il  se  retirait  à  l'écart  pour 
dévorer  un  morceau  de  pain  noir  et  de  fromage ,  et  il  re- 
fusait de  toucher  à  nos  provisions.  Pendant  mon  séjour  à 
Tripolitza,  je  rencontrai  cet  homme  ,  dont  j'avais  admiré 
le  courage  :  j'eus  peine  à  le  reconnaître,  à  sa  maigreur  ex- 
trême ,  à  la  pâleur  de  ses  traits  et  à  son  œil  hagard.  Il 
m'aborda  ,  et  me  rappela  en  souriant  notre  communauté 
d'infortune  sur  le  brick  ionien.  Il  avait  imaginé  que  ses 
malheurs  finiraient  au  milieu  de  ses  compatriotes  5  mais 
son  orgueil  ne  fit  qu'aggraver  ses  maux.  Trop  fier  pour 
se  mettre  au  travail ,   trop  délicat  pour  prendre  le  mous- 


302  DOUZIÈME   LETTRE 

quel ,  il  se  vit  négligé  par  les  Hellènes  qui  Tavaienl  d'abord 
très-bien  accueilli  5  en  proie  à  la  faim  et  à  la  misère,  il  se 
trouvait  au  sein  de  sa  patrie  dans  le  plus  affreux  isolement. 

Enfin,  l'île  de  Rhodes  déploya  à  nos  regards  ses  bosquets 
d'orangers  et  de  palmiers ,  ses  collines  verdoyantes ,  ses 
maisons  de  plaisance  5  et,  en  un  moment,  nos  inquiétudes 
et  nos  privations  furent  oubliées.  Deux  ou  trois  fois  pen- 
dant le  calme  ,  nous  avions  aperçu  cette  île ,  mais  sa  vue 
avait  été  pour  nous  le  supplice  de  Tantale.  Le  capitaine , 
craignant  que  les  Turcs  ne  visitassent  son  navire  ,  tint  les 
passagers  en  charte  privée,  dans  l'entrepont,  jusqu'au 
moment  où  Ton  mit  à  la  voile  pour  Navarin ,  et  il  leur  dé- 
fendit expressément  de  se  montrer  sur  le  rivage.  Je  n'ou- 
blieraide  ma  vie  la  sensation  que  j'éprouvai  en  passantd'un 
bâtiment  où  j'avais  tant  souffert,  dans  l'île  la  plus  riante 
de  la  Méditerranée;  nous  parcourions  avec  ravissement 
les  allées  d'orangers  dont  nous  dévorions  les  fruits,  et  nous 
prenions  possession  de  tous  les  cafés  où  nous  appelait  le 
murmure  des  fontaines  qui  rafraîchissaient  leur  enceinte. 

Le  jour  même  du  débarquement,  je  visitai  avec  mes  deux 
franciscains  le  couvent  catholique,  construit  au  milieu 
d'un  joli  jardin,  où  vivait  isolé  un  vieux  moine  espagnol, 
du  même  ordre  qu'eux;  ces  bonnes  gens  se  flattaient  d'être 
fêtés  par  leur  confrère.  Mais  tous  les  honneurs  furent  ré- 
servés pour  moi ,  hérétique  indigne  ,  qui  avais  à  lui  offrir 
autre  chose  que  des  prières  :  il  me  fit  apprêter  une  poule 
et  une  omelette  sucrée  qu'on  me  servit  spécialement  à  la 
suite  de  quelques  misérables  poissons  salés,  placés  avec 
affectation  devant  mes  deux  camarades  :  le  tout  fut  cou- 
.ronné  d'un  excellent  dessert,  et  arrosé  d'un  vin  rouge  de 
Rhodes  assez  estimé. 

Nous  fîmes  ensuite  une  promenade  autour  des  remparts 
bâtis  par  les  chevaliers  de  St. -Jean  de  Jérusalem,  qui  les 
défendirent  avec  tant  de  courage  cl  de  persévérance  con- 


StU  L'ûniEKT.  3o3 

tre  les  Turcs,  dans  le  16"  siècle.  Ces  rcmparls,  dont  la 
solidité  est  prodigieuse,  sont  flanqurs  de  tours  en  partie 
délabrées.  Cependant  quoique  ces  forlificalions  ne  soient 
garnies  d'aucune  artillerie,  les  Turcs  les  regardent  comme 
suffisantes  pour  les  défendre.  Ce  qui  reste  du  palais  du 
grand- maître  atteste  avec  quel  luxe  et  quelle  splendeur 
vivaient  les  chevaliers  dans  leur  ancienne  capitale.  L'église 
de  St-Jean  a  été  convertie  en  une  vaste  mosquée,  dont  les 
murs  sont  à  nu.  Les  portes  de  la  ville  sont  d'une  solidité 
et  d'une  épaisseur  qui  les  mettent  à  l'abri  de  lallaque  la  plus 
sérieuse.  On  voit,  dans  le  palais  du  gouvernement,  d'an- 
ciennes colonnes  et  des  bas-reliefs  en  marbre  qui  n'ont  de 
remarquable  que  leur  antiquité. 

La  ville  a  un  air  plus  régulier  et  moins  sale  que  la 
plupart  de  celles  d'Orient  j  la  largeur  des  rues  et  leurs 
trottoirs  ,  ainsi  que  l'aspect  des  maisons ,  décèlent  une 
origine  européenne  5  les  Juifs  et  les  Grecs  ont  leurs  quar- 
tiers séparés.  L'un  se  compose  d'une  rue  fort  étroite  ^  l'au- 
tre est  plus  propre ,  mieux  aéré ,  et  les  rues  y  sont  bordées 
d'arbres  dans  le  genre  de  nos  boulevarls.  La  ville  possède 
de  jolis  cafés  -,  étant  arrivés  le  premier  jour  des  fêtes  du 
Baïram ,  il  nous  fut  impossible  d'y  pénétrer  avant  la  fin  de 
la  prière  du  soir  que  les  Musulmans  font  en  commun  dans 
leurs  mosquées.  Aussitôt  après,  la  foule  s'y  précipita,  et  je 
dois  avouer  que  les  habitués  avaient  l'air  de  bonne  compa- 
gnie. 

Le  bassin  de  Rhodes  est  très-beaii ,  mais  il  n'est  pas  as- 
sez profond  pour  recevoir  les  grands  vaisseaux.  L'entrée  en 
est  resserrée  par  deux  rochers  qui ,  s'il  faut  en  croire  ses 
anciens  historiens  ,  servaient  de  base  au  fameux  colosse , 
sous  lequel  passaient  les  navires.  La  rade  est  bordée  de 
beaux  édifices,  et  les  quais,  fort  étroits ,  mais  plantés  dar- 
bres  magnifiques,  servent  de  promenade  aux  liabitans.  Ce 
qui  rend  surtout  le  séjour  de  Rhodes  délicieux ,  c'est  la 


3o4  DOUZIÈME    LETTHK 

douceur  de  son  climat.  L'air  y  est  pur  et  sain  ;  la  chaleur 
y  est  tempérée  par  les  vents  d'ouest  qui  y  régnent  les  trois 
quarts  de  l'année.  Le  soleil ,  a  dit  un  poète  de  l'antiquité  , 
se  montre  tous  les  jours  à  Rhodes  (i).  Rien  n'est  plus  vrai. 
Il  n'est  point  de  nuage  que  l'astre  radieux  ne  dissipe  pour 
saluer  d'un  regard  son  île  chérie.  Les  hautes  montagnes 
de  la  Caramanie ,  qui  bordent  l'horizon  à  quelques  lieues 
plus  loin,  ajoutent  au  charme  du  paysage.  La  ville  forme 
un  amphithéâtre  couronné  par  ses  remparts ,  du  haut  des- 
quels on  jouit  d'une  vue  superhe. 

La  France  et  l'Autriche  ont  chacune  un  consul  à  Rho- 
des, mais,  comme  il  n'y  a  pas  de  négocians  européens,  leur 
société  se  borne  à  un  petit  nombre  de  Grecs  de  distinction. 
Le  consul  français  était  un  jeune  homme  de  dix-neuf  ans, 
bien  élevé,  poli,  et  qui  remplissait  très-bien  sa  place.  Quant 
h  son  collègue ,  il  était  impartial  à  sa  manière ,  c'est-à-dire 
qu'il  aidait  de  son  mieux  î^s  Turcs  à  en  finir  avec  l'insur- 
rection grecque.  Grand  sujet  d'éloges  pour  l'Observateur 
autricJnen.  Nous  le  vîmes  occupé,  avec  le  capitaine  d'un 
vaisseau  anglais ,  d'un  marché  qui  offrait  la  preuve  de  Tin- 
tervention  turcophile  dont  l'humanité  a  eu  tant  à  gémir 
de  la  part»d'une  foule  de  nos  compatriotes.  Cet  homme, 
après  avoir  transporté  deux  cargaisons  de  blé  dans  le  port 
dePatras,  pour  ravitailler  cette  place,  s'était  engagé  à  pren- 
dre à  bord  un  corps  de  troupes  turques ,  destinées  à  com- 
battre les  Grecs  dans  l'île  de  Candie.  L'affaire  était  urgente. 
Le  gouverneur,  qui  n'avait  pas  de  vaisseau  turc  à  sa  disposi- 
tion ,  lui  avait  offert  une  forte  somme  ,  par  l'cntromisc  du 
consul  autrichien  ;  et  lorsque  nous  le  rencontrâmes  chez 
ce  dernier,  il  tenait  à  la  main  une  énorme  bourse,  qu'il 
venait  de  recevoir  du  gouverneiu-,  et  qu'il  contemplait 
avec  ravissement.  Il  mit  à  la  voile  dans  la  soirée  ;  en  nous 

(i)  L'île  de  Rhodes  ctail  jadis  consacre'e  au  soleil. 


SUR  l'ouient.  3o5 

promenant  sur  le  port,  nous  vîmes  les  Turcs  prêts  à  s'em- 
barquer :  ils  étaient  environ  trois  cents. 

De  retour  au  monastère,  nous  invitâtoes  le  seigneur 
suzerain  de  ce  manoir  à  nous  accompagner  dans  rint(''rieur 
de  la  ville-,  ce  qu'il  accepta  de  bonne  grâce.  Chemin  fai- 
sant ,  il  rencontra  plusieurs  personnes  de  sa  communion  , 
qu'il  salua  d'un  air  protecteur,  accueilli  par  le  sourire  de 
ces  bonnes  gens  ;  je  m'aperçus  qu'il  était  fort  bien  avec  les 
femmes.  A  souper ,  la  conversation  étant  tombée  sur  la  ré- 
volution espagnole  ,  il  s'oublia  jusqu'à  traiter  les  constitu- 
tionnels d'enfans  du  démon,  voués  d'avance  aux  flammes 
éternelles.  «  Par  eux,  disait-il,  la  vraie  religion  avait  dis- 
paru de  la  terre.  »  Il  se  montrait  surtout  fort  irrité  de  la 
conduite  indécente  de  deux  Espagnols,  qui  avaient  osé 
entrer  dans  sa  chapelle,  tandis  qu'il  était  occupé  à  dire  sa 
messe-,  abomination  qu'il  attribuait  au  progrès  des  nou- 
velles idées.  Le  bon  père,  absorbé  dans  ses  anathèmes , 
ménageait  si  pea  son  vin ,  qu'il  finit  par  s'enivrer,  au  grand 
scandale  des  deux  franciscains.  Il  les  fit  coucher  dans  un 
corridor  ,  l'un  sur  un  sofa  ,  l'autre  sur  le  parquet  ;  et  me 
donna  une  chambre  convenable  et  un  bon  lit. 

Le  lendemain  matin  ,  favorisé  par  un  tems  superbe  et 
par  un  vent  frais  ,  qui  rendait  supportable  la  chaleur  du 
mois  de  juin  dans  ces  contrées  ,  je  fis  une  excursion  hors 
de  la  ville.  Les  maisons  de  campagne  des  Turcs  sont  situées 
loin  des  remparts,  sur  le  penchant  des  collines,  dont  la  mer 
baigne  le  pied.  Elles  s'élèvent  au  milieu  de  bosquets  et  de 
vergers,  de. jardins  ornés  de  fontaines,  ou  traversés  par  de 
jolis  ruisseaux  ;  on  y  jouit  d'une  vue  délicieuse.  La  classe 
riche  y  séjourne  toute  l'année.  Dans  lintérieur  de  l'ile  ,  le 
paysage  est  plus  romantique  encore.  Elle  est  coupée  par 
des  vallées  profondes  qui  s'ouvrent  sur  la  plage  ,  et  que 
bordent  des  montagnes  pittoresques.  Ces  Yallées  sont  cou- 
vertes de  myrtes  et  de  rosiers.  La  majeure  partie  de  File 
XV.  20 


3o6  DOrZiÈME  LETTRE 

est  inculte.  On  ne  voit  dans  Tintérieur  qu'un  petit  nombre 
de  villages  5  ils  sont  entourés  de  vergers  :  les  fruits  les  plus 
abondans  sont  la  grenade ,  la  figue ,  la  pèche  ;  ce  dernier 
fruit  y  est  moins  savoureux  qu'en  Europe.  L'île  a  une  po- 
pulation de  3o.ooo  habitans  environ,  les  deux  tiers  Otto- 
mans, et  quarante  lieues  de  circonférence.  Elle  fournit  à 
peine  assez  de  blé  pour  sa  consommation  intérieure.  Les 
produits  de  ses  vignobles  sont  plus  considérables  5  néan- 
moins on  V  exporte  très-peu  de  vin. 

Rhodes  est  une  des  villes  du  monde  où  Ton  vit  à  meilleur 
marché.  On  n'y  possède  pas  une  grande  variété  de  comes- 
tibles, mais  on  y  a  pour  presque  rien  de  la  viande  de  bou- 
cherie, des  chevreaux  ,  du  poisson  ,  de  la  volaille  de  toute 
espèce  ,  des  fruits  et  du  vin  excellent.  Avec  deux  ou  trois 
cents  guinées  de  revenu,  un  étranger  peut  y  tenir  un  élal 
de  prince,  avoir  un  château  et  un  parc  dans  le  site  le  plus 
riant,  des  chevaux  arabes,  vni  nombreux  domestique,  et 
jouir  d'un  climat  qui  prolongera  sa  vie  de  dix  ans  ,  s'il  ne 
se  laisse  point  énerver  par  les  voluptés.  Le  séjour  de  cette 
île  ne  le  cède  poiçt  en  agrément  à  celui  de  Scio  (i).  J'ai 
connu  un  Anglais  de  distinction  ,  possesseur  d'un  riche 
patrimoine,  qui  vint,  il  y  a  vingt  ans,  se  fixer  à  Scio  avec  sa 
famille  ;  il  y  acheta  une  propriété  charmante,  et  un  yacht 
sur  lequel  il  faisait  souvent  des  incursions  dans  les  autres 
îles  de  l'Archipel^  il  revenait  toujours  avec  un  nouveau 
plaisir  dans  la  patrie  de  son  choix  ,  qu'il  était  résolu  de  ne 
plus  quitter.  Il  mourut  il  y  a  quatre  ans  ,  avant  l'insurrec- 
tion grecque. 

Au  milieu  de  l'île  s'élève  une  très-haute  montagne  que 
l'on  ne  peut  gravir  qu'à  pied  ,  et  dont  la  montée  dure  plu- 
sieurs heures.  Sur  le  sommet  on  voit  une  petite  cbapellc , 
où  les  Grecs  viennent  souvent  faire  leurs  dévotions.  Du 

(r)  Voyc7. 1.1  (Icsniptioii  de  rello  île  ilélicieusc ,  dans  noire  i3«  nuincio. 


SUR  l'oriekt.  3o^ 

haut  de  c€  panorama,  l'île  de  Rhodes  se  déploie  comme 
une  carte ,  et  l'on  aperçoit  au  loin  les  côtes  de  la  Cara- 
manie  et  quelques  îles  de  l'Archipel.  Les  flancs  de  la 
montagne  sont  assez  boisés;  mais  le  reste  de  l'île  est  pres- 
qu'entièrement  dénué  de  bois.  Les  forets  de  pin  qui  cou- 
vraient une  partie  de  sa  surface  ont  été  abattues  par  les 
Turcs. 

Je  me  rendis  un  jour  de  très-bonne  heure  sur  une  autre 
montagne  située  au  nord-ouest  de  la  ville.  Le  tems  était 
superbe  et  la  fraîcheur  délicieuse.  Les  teintes  les  plus  ri- 
ches nuançaient^  l'envi  la  terre,  la  mer  et  les  cieux. 
Partout  régnait  un  profond  silence ,  que  ne  troublaient  ni 
les  mouvemens  des  voilures  ou  des  chevaux,  ni  les  chants 
du  laboureur,  ni  le  bruit  importun  d'aucun  être  vivant. 
En  Orient ,  la  nature  se  montre  toujours  calme ,  et  un 
poète  de  l'école  du  Lac  (i) ,  absorbé  dans  ses  rêveries,  pour- 
rait s'y  mettre  librement  en  rapport  avec  les  bois,  les  eaux 
et  les  précipices.  Vers  le  sommet  de  la  montagne,  un  sen- 
tier étroit  serpentait  sous  des  berceaux  de  feuillage ,  et 
une  multitude  de  plantes  sauvages  en  émaillaient  les  bords 
de  mille  fleurs  variées.  Au-dessous,  du  côté  de  la  pleine 
mer,  des  roches  sillonnées  de  fondrières  et  hérissées  de 
sapins  semblaient  suspendues  sur  les  flots.  Du  côté  opposé, 
faisant  face  à  la  rade,  la  montagne  était  semée  de  jolies 
habitations ,  disposées  en  amphithéâtre  ,  et  entourées  de 
vergers,  de  treilles,  d'orangers  en  plein  rapport.  Bientôt 
le  poids  de  la  chaleur  me  força  de  me  reposer  au  pied 
d'une  fontaine  construite  par  les  Turcs  ;  la  cage  était  bâtie 
en  belle  pierre  de  taille ,  et  une  coupe  suspendue  par  une 
chaîne  scellée  au  mur  servait  à  désaltérer  les  passans. 

A  cette  époque  l'île  était  fort  tranquille  5  l'insurrection 

(i)  Note  du  Tr.  C'est  à  cette  e'cole  qu'appartiennent  Soulhey,  Colerldge, 
WordswortVi.  Voyez  les  notices  rjuc  nous  avons  publie'es  sur  ces  poètes  dans 
nos  itj«  et  23"  numéros. 


3o8  LES    fLORIDÈS. 

grecque  n'y  avait  point  pénétré.  Les  Turcs  y  étaient  en 
effet  trop  nombreux  et  trop  puissans ,  pour  que  les  Grecs 
fussent  tentés  de  rompre  leurs  chaînes. 

Notre  séjour  à  Rhodes  était  indispensable,  pour  y  faire 
de  l'eau ,  y  prendre  des  positions ,  et  rompre  la  désolante 
monotonie  de  notre  malencontreuse  traversée.  Il  fallut  ce- 
pendant remettre  à  la  voile  sous  la  conduite  de  notre  igno- 
rant capitaine  ,  c'est  ce  que  nous  fîmes  peu  de  jours  après 
notre  débarquement. 

On  leva  l'ancre  avec  un  vent  favorable-,  mais  il  cessa  le 
lendemain ,  et  un  calme  plat  nous  surprit  de  nouveau  au 
milieu  de  rescifs  et  d'îlots  en  arrière  de  Rhodes,  dans  une 
espèce  de  lac  ayant  en  face  des  montagnes  et  des  rochers. 
A  leurs  pieds  ,  sur  le  bord  de  la  mer  ,  nous  aperçûmes  un 
petit  village  habité  par  de  pauvres  pêcheurs.  La  propreté 
de  leurs  chaumières  y  contrastait  singulièrement  avec  les 
ruines  qui,  dans  notre  voyage,  avaient  si  souvent  attristé 
nos  regards  5  le  vent  reparut  bientôt  et  nous  dégagea  de  ce 
mauvais  pas. 

Enfin ,  après  avoir  mis  près  de  dix  jours  à  traverser  l'Ar- 
chipel, nous  aperçûmes  la  côte  méridionale  du  Péloponèse, 
et  dans  la  journée  nous  débarquâmes  à  Navarin. 

(JYew  Monthly  Magazine.  ) 


LES   FLORIDES. 


Une  notice  sur  cette  nouvelle  acquisition  des  États-Unis 
est  devenue  nécessaire  ,  dans  ce  moment  où  les  Florides 
sont  l'olyet  de  tant  de  spéculations,  de  rapports  plus  ou 
moins  inexacts,  de  prospectus  mensongers.  Les  spéculateurs 
prodiguent  les  annonces  les  plus  fastueuses;  les  terres  qu'ils 


Ï.ES    FLOKIUES.  3oC) 

ont  à  vendie  n'allendeiit  que  ranivce  des  cullivateurs 
pour  se  couvrir  des  plus  riches  productions  des  Moluques, 
de  l'Arabie  et  de  Tlnde  :  les  explorateurs  qu'ils  ont  en- 
voyés sur  les  lieux  ont  tout  vu ,  tout  observé  ,  tout  dé- 
crit ;  ils  ont  rencontré  Y  arachide ,  nommée  vulgairement 
pistache  de  terre  ;  sur-le-champ  ,  ils  écrivent  que  le  pis- 
tachier abonde  dans  le  pays.  Ils  ont  trouvé ,  près  de  Saint- 
Augustin  ,  deux  oliviers  assez  vigoureux  ^  ils  se  gardent 
bien  d'ajouter  que  ces  arbres  n'ont  jamais  porté  de  fruits, 
et  se  hâtent ,  au  contraire ,  d'annoncer  que  l'arbre  de  Mi- 
nerve couvrira  bientôt  la  Floride  orientale  et  deviendra  la 
source  d'un  commerce  immense,  etc.  L'ignorance  et  le 
charlatanisme  de  ces  impertinens  écrits  ne  seraient  que  ri- 
dicules ,  s'ils  ne  faisaient  ni  dupes  ni  victimes.  Plus  on 
accumulera  de  pareils  documens,  plus  on  sera  loin  de 
connaître  les  Florides,  et  cependant  cette  partie  de  l'A- 
mérique du  Nord  est  peut-être  mieux  disposée  que  tout 
le  reste  de  l'Union  pour  servir  d'asile  au  malheur  ver- 
tueux ,  de  lieu  de  repos  où  l'on  peut  oublier  les  persé- 
cutions de  la  tyrannie  ,  de  l'intolérance  et  de  toutes  les 
passions  nées  dans  les  sociétés  vieillies  sous  des  institu- 
tions vicieuses.  La  nature  n'y  déploie  pas,  il  est  vrai, 
les  richesses  qu'elle  a  prodiguées  dans  le  bassin  du  Missis- 
sipi(i)  ;  mais  un  air  plus  pur  et  plus  sain,  moins  d'animaux 
incommodes  ou  voraces,  des  saisons  mieux  réglées,  et,  par 
conséquent,  un  séjour  plus  tranquille,  voilà  ce  qu'elle 
offre  aux  colons ,  dans  une  assez  grande  partie  des  Florides 
en  compensation  de  ce  qui  peut  manquer  à  la  fertilité  du 
sol,  et  aux  spéculations  commerciales,  si  puissamment  se- 
condées par  la  navigation  d'un  grand  fleuve  dans  la  Loui- 
siane. 

On  admet  actuellement  trois  divisions  dans  les  Florides. 

(i)  Voyez  dans  notre  i8<=  nume'ro  une  description  inte'ressante  des  paysa- 
ges et  du  luxe  végétal  de  ce  magnifique  bassin. 


3lO  LES    FLORIDES. 

Li  première  est  la  Floride  oriejitale  ^  dont  Saint- Auguslin 
est  la  capitale  ;  la  seconde  est  la  Floride  occidentale ,  qui 
confine  aux  états  d'Alabuma  et  du  Mississipi  -,  son  gouver- 
nement réside  à  Pensacola  -,  la  Floride  du  inilieu  n'avait 
encore  ni  capitale,  ni  villes,  avant  qu'on  eût  construit  , 
au  printems  de  1824,  des  logemens  pour  les  autorités  con- 
stituées du  pavs  -,  mais  on  mit  tant  de  célérité  dans  les  con- 
structions ,  qu'à  l'entrée  de  l'hiver  les  autorités  étaient 
logées  et  établies  dans  leurs  demeures,  et  que  la  capitale 
était  fondée. 

Au  moment  où  les  Florides  cessèrent  d'être  sous  la  do- 
mination de  l'Espagne,  Saint-Augustin  renfermait  environ 
5o,ooo  habitans.  Mais  comme  cette  ville  ne  subsistait  guère 
que  par  la  consommation  des  employés  du  gouvernement 
et  de  sa  garnison ,  elle  a  beaucoup  déchu ,  et  presque  tous 
les  Espagnols  l'ont  abandonnée.  Il  n'y  reste  plus,  de  son 
ancienne  population ,  que  des  pêcheurs ,  trop  pauvres  pour 
qu'ils  aient  pu  transporter  à  Cuba  leur  famille  et  leur  petit 
établissement.  Tovitefois,  les  pertes  momentanées  que  cette 
ville  a  faites  seront  plus  que  compensées  dans  l'avenir  par 
des  avantages  qu'elle  doit  conserver.  L'air  y  est  très -sain 
et  bien  connu  comme  tel ,  de  manière  que  cette  ville  et  ses 
environs  sont  un  lieu  de  refuge  pour  ceux  qui  redoutent 
l'influence  d'un  climat  moins  salubre ,  et  les  malades  qui 
ont  les  moyens  de  s'y  faire  transporter.  L'oranger  réussit 
à  merveille  dans  cette  partie  de  la  Floride  ,  mais  l'olivier 
n'y  donne  point  de  fruits,  tandis  qu'il  est  assez  fécond  un 
peu  plus  au  nord,  dans  l'ile  de  Cumberlaud,  en  Géorgie  \ 
on  sait  que  cet  arbre  est  fort  exigeant  quant  à  la  mesure 
de  chaleur  dont  il  s'accommode,  et  qu'il  redoute  pres- 
(ju  également  les  deux  excès  opposés.  Cependant,  on  ren- 
contrera certainement  dans  les  Florides,  sur  les  coteaux  , 
ou  dans  les  régions  les  plus  froides,  quelques  expositions 
favorables  à  l'olivier  j  mais  ce  n'est  pas  sur  ses  produits 


LES    FLOniDKS.  OU 


({lie  la  prospërilé  du  pays  peut  être  fonclL'c,  D'aulres  cul- 
tures y  suppléeront  abondamment,  et  les  cultivateurs  in- 
telligens  les  auront  bientôt  reconnues  :  la  viguc  attirera 
peut-être ,  plus  qu'aucune  autre  plante,  l'allention  des  co- 
lons qui  seront  le  plus  pressés  de  s'enrichir.  La  nature  du 
sol  de  la  Floride  orientale,  la  facilité  des  transports  et  des 
relations  mercantiles  ,  engageront  sans  doute  à  multiplier 
les  vignobles  dans  ce  pays,  d'où  l'ancien  monde  tirera  peut- 
être  un  jour  des  vins  qui  n'auront  pas  à  redouter  la  haute 
renommée  de  ceux  de  Madère,  de  Scio,  et  même  de  Tokai. 

Pensacola  n'est  pas  mieux  partagé  que  Saint-Augustin  , 
quant  à  la  fertilité  de  son  sol  ^  mais,  en  passant  sous  un 
autre  gouvernement  ,  il  n'avait  rien  à  perdre  et  il  a 
beaucoup  gagné;  ses  accroissemens  sont  très-rapides.  L'é- 
tablissement naval  que  les  Etats-Unis  y  ont  formé  et 
la  garnison  qu'ils  y  entretiennent  ont  attiré  en  peu  d'an- 
nées une  population  assez  considérable,  sans  compter 
les  militaires  et  les  marins.  On  dit  que  ce  lieu  réunit  tous 
les  plaisirs  que  la  société  peut  offrir  hors  des  grandes 
villes.  Les  officiers  de  la  garnison  ,  élevés  à  l'école  mili- 
taire de  West-Poinl  (i),  où  leur  esprit  est  cultivé  avec 
un  grand  soin,  contribuent  beaucoup  à  l'agrément  de 
la  société.  Mais ,  comme  place  de  commerce  ,  Pensacola 
soutiendra  difficilement  la  concurrence  de  l'établissement 
formé  à  la  baie  de  Saint- Joseph ,  dans  une  excellente  posi- 
tion pour  l'entrée  et  la  sortie  par  tous  les  vents ,  et  pour  le 
chargement  des  vaisseaux.  Dans  l'un  et  l'autre  lieu,  les 
maisons  sont  de  belle  apparence,  commodes,  et  d'un  goût 
qui  ferait  honneur  aux  architectes  européens  :  le  Nouveau- 
Monde  n'est  pas  un  imitateur  servile  -,  il  se  mêle  aussi  de 
perfectionner. 

Taillahassée 5  ville  naissante,  capitale  de  la  Floride  du 

(i)  Voyez  un  article  sur  celle  belle  inslitulion  ,  dans  notre  io>-'  nuiiic'ro. 


3l2  LES    FLORIDES. 

milieu,  esl  sur  un  terrain  acquis  depuis  peu  par  une  de 
ces  transactions  avec  les  indigènes  dans  lesquelles  les  na- 
tions civilisées  abusent  beaucoup  trop  de  leur  supériorité-, 
les  malheureux  sauvages  cèdent,  pour  quelquesjouissances 
du  moment,  un  sol  dont  la  culture  les  eût  mis  en  état  de 
changer  ,  d'agrandir  leurs  destinées ,  de  s'élever  en  peu  de 
tems  au  rang  des  nations,  et  de  mettre  leur  poids  dans  la 
balance  politique.  Le  nord  et  le  milieu  des  Florides  étaient 
occupés  par  les  Séminoles ,  dont  le  nom  signifie  déserteurs 
OM fuyards.  En  effet,  ils  ne  furent  dans  l'origine  que  des 
fugitifs  des  diverses  tribus  voisines,  et  pendant  long-tems 
leur  territoire  fut  le  rendez-vous  de  tous  les  individus  que 
rejetaient  ces  petites  sociétés.  Les  Séminoles,  confinés 
aujourd'hui  sur  les  frontières  de  la  Géorgie ,  seront  pro- 
bablement contraints  de  quitter  ce  dernier  asile,  et  relégués 
sur  les  bords  du  Missouri ,  avec  les  débris  des  peuplades 
dont  les  territoires  ont  été  successivement  envahis  par 
des  voisins  armés  de  toute  la  puissance  de  la  civilisation. 
L'eau  de  mort  décime  leurs  tribus,  comme,  en  général, 
toutes  les  tribus  sauvages  qui  se  trouvent  en  contact  avec 
la  race  blanche  dans  l'Amérique  du  Nord.  Les  malheu- 
reux exilés  répandront  des  larmes  bien  amères ,  en  quittant 
la  terre  natale ,  d'où  les  ossemens  de  leurs  ancêtres  ne  se 
lèi^eront  point  pour  les  suivre  aux  contrées  lointaines. 
Ainsi ,  à  une  époque  assez  rapprochée ,  on  ne  trouvera 
plus  dans  les  Florides  aucune  trace  de  la  population  primi- 
tive (i).  Les  Espagnols  qui  y  sont  restés  en  très-petit  nom- 

(l)  Note  de  l'ed.  T/ëpilhèle  de  primitive  u'est  peut-être  pas  très-exacte. 
Les  monumens  antiques  que  l'on  découvre  dans  le  Nouveau-Monde  don- 
nent lieu  de  croire  que  l' Amérique  a  l'té  jadis  peuple'c  par  une  race  bien 
supérieure  à  celle  que  les  Europe'cns  y  trouvèrent,  quand  ils  y  vinrent  sur 
la  trace  de  Colomb.  Ces  monumens  consistent  en  de'bris  de  fortifications  , 
sculptures,  légendes  hiéroglyphiques,  momies,  etc.  C'est  surtout  les  bas- 
reliefs  du  palais  de  Palanquc  qui  méritent  d'attirer  l'attention.  Les  groupes 
y  sont  disposés  à  peu  près  de    la  même  manière  que  dans  les  bas-reliefs 


LES  FLOUIDES.  ^l3 

bre  supporteront  difficilement  des  lois  el  un  gouvernement 
imposés  par  des  hérétiques  ;  leurs  regards  sont  continuel- 
lement dirigés  vers  le  iMexique  ou  Cuba.  On  peut  donc 
considérer  la  nouvelle  population  de  ce  pays  comme  tout- 
à-fait  semblable  à  celle  des  anciens  états  de  l'Union  ,  com- 
posée des  mêmes  élémens ,  recommandable  par  les  mêmes 
qualités,  sujette  aux  mêmes  passions  et  aux  maux  qui  peu- 
vent en  résulter.  Pour  comparer  les  Florides  à  toutes  les 
autres  parties  du  territoire  des  Etats-Unis  ,  la  question  se 
trouve  réduite  à  la  géographie  physique  des  contrées  entre 
lesquelles  on  veut  établir  la  comparaison.  Continuons  celle 
de  la  Floride  du  milieu  et  de  sa  capitale. 

Cent-vingt  maisons  occupées  par  800  habitans,  voilà  ce 
que  l'on  voyait  à  Taillahassée ,  à  la  fin  de  iSaS  ;  mais  de 
grands  édifices  étaient  en  construction  ;  des  associations 
religieuses  et  philanthropiques  étaient  formées  ;  les  francs- 

eg^-ptlens  ;  mais  la  configuration  de  leurs  traits  n'a  aucune  analogie  avec 
celle  (les  personnages  sculpte's  sur  les  bords  du  ^il ,  et  ils  paraissent  appar- 
tenir à  une  race  tout -à-fait  distincte.  Le  grand  palais  dePalanqué,  qui  est 
de  forme  carrée,  est  environné  d'un  péristyle.  Il  a  environ  trois  cents  pieds 
de  longueur,  sur  trente-cinq  d'élévation.  Les  murailles  ont  quatre  pieds 
d'épaisseur.  L'intérieur  est  divisé  en  plusieurs  corps  de  logis  séparés  par  des 
cours.  Au-dessous  se  trouvent  de  vastes  souterrains  dans  lesquels  on  des- 
cend par  des  degrés.  Les  murailles  sont  décorées  de  bas-reliefs  sculptés 
sur  pierre  et  revêtus  d'un  stuc  très-fin ,  comme  dans  beaucoup  de  monu- 
mens  de  l'Inde  et  de  l'Egj-pte.  Les  personnages  sont  de  grandeur  colossale. 
On  a  découvert,  dans  ces  ruines,  comparables  aux  plus  grandes  construc- 
tions de  l'Europe  ,  des  médailles  en  cuivre  ,  avec  des  figures  emblématiques 
très-délicatement  travaillées  au  burin.  Etrange  destinée  d'un  peuple  qui  a 
légué  à  la  postérité  des  vestiges  imposans  de  son  exbtence,  sans  lui  laisser 
ni  son  nom  ni  son  histoire  !  Pendant  long-tems  les  antiquités  américaines 
ont  échappé  à  l'observation,  parce  qu'elles  étaient  caehées  dans  des  bois  im- 
pénétrables avant  que  la  hache  du  pionnier  les  eût  entamés  ,  ou  profondé- 
ment enfouies  dans  les  entrailles  de  la  terre  ;  car,  dans  le  ^ouveau-3Ionde, 
les  arts  ont  lenTsJossiles  comme  la  nature  ,  et  les  uns  ne  sont  guère  moins 
curieux  que  les  autres.  M.  Warden  ,  ancien  consul  général  des  Etats-Unis 
en  France,  vient  de  publier  sur  ces  antiquités  un  savant  mémoire  dont  \&. 
lecture   est  remplie  d'intérêt.  S. 


3l4  LES    FLOniDES. 

maçons  avaient  une  loge;  une  société  d'agriculture  tenait 
ses  séances.  La  ville  est  bâtie  sur  une  éminence  qui  com- 
mande une  plaine  fertile  ,  bien  arrosée,  pittoresque,  char- 
gée de  la  plus  belle  végétation.  Le  marché  y  est  très-bien 
fourni ,  et  l'abondance  des  vivres  empêche  qu'ils  puissent 
jamais  être  chers.  La  chasse  et  la  pèche  y  apportent  leurs 
produits  ,  et  les  fermes  des  environs  sont  bien  pourvues  de 
bestiaux  et  de  volailles.  Une  dixaine  de  marchands  qui 
étaient  venus  s'établir  dans  cette  ville  s'y  sont  enrichis  avec 
une  promptitude  qui  les  a  étonnés,  quoique  le  commerce 
ne  puisse  prendre  une  grande  extension  dans  une  place  de 
l'intérieur,  sans  navigation,  ni  canaux,  ni  rivières,  et  où 
les  communications  par  terre  sont  encore  imparfaites.  Voilà 
bien  assez  de  prospérités  pour  une  ville  qui  est  encore  dans 
la  troisième  année  de  sa  fondation  ;  si  les  circonstances  lui 
étaient  toujours  aussi  favorables,  elle  atteindrait  bientôt 
une  haute  renommée  et  tout  le  luxe  des  grandes  villes. 
Cette  excessive  bienveillance  de  la  fortune  lui  serait  peut- 
être  funeste-,  portée  trop  rapidement  au  dernier  terme  de 
ses  développemens  ,  elle  n'aurait  fait  que  hâter  l'époque  de 
sa  décadence,  et  décroîtrait  aussi  vite  qu'elle  se  serait 
élevée.  Quelques  villes  des  Etats-Unis  ont  déjà  éprouvé 
ces  variations. 

Tous  les  agronomes  s'accordent  pour  désigner  la  Floride 
du  milieu  comme  la  plus  favorable  pour  des  établissemens 
agricoles.  Les  terres  y  sont  non-seulement  meilleures  qu'à 
l'est  et  à  l'ouest,  mais  entièrement  disponibles,  exemptes 
de  réclamations  et  d'hypothèques.  C'est  avec  le  gouverne- 
ment seul  que  les  acquéreurs  sont  en  relation  -,  les  prix 
sont  modérés ,  et  les  conditions  des  ventes  ont  été  réglées 
bien  plus  dans  l'intérêt  des  colons  que  dans  celui  du  fisc. 

En  général ,  le  climat  des  Florides  est  doux  et  bienfai- 
sant pendant  l'automne,  l'hiver  et  le  printems.  L'été  y  est 
la  mauvaise  saison  ,  et  fatigue  par  une  chaleur  accablaulo, 


LEà    FLOlllDES.  Ol5 

des  fièvres  et  autres  maladies  analogues ,  excepté  à  Saint- 
Augustin,  et  sans  doute  aussi  dans  quelques  positions  éle- 
vées et  loin  des  marais  qui  couvrent  encore  une  grande 
partie  du  pays.  Le  terrain  y  est  légèrement  ondulé ,  sans 
montagnes  d'une  hauteur  remarquable.  Les  côtes  sont,  en 
général,  très -basses  et  remplies^de  lagunes.  En  mer,  à 
peu  de  dislance  du  rivage  ,  des  récifs  entièrement  compo- 
sés de  madrépores,  comme  ceux  des  îles  de  l'Océan,  font 
soupçonner  que  toute  la  contrée  est  sortie  du  sein  de  la 
mer,  et  que  son  origine  est  la  mcme  que  celle  de  ces  ré- 
cifs qui  la  bordent  encore  aujourd'hui ,  et  finiront  par  se 
rattacher  au  continent ,  en  le  prolongeant  aux  dépens  du 
golfe  du  Mexique  et  des  îles  Lucayes  ^  dont  quelques-unes 
seront  aussi  réunies  à  la  terre  ferme.  La  minéralogie  de 
toute  la  contrée  dépose  en  faveur  de  celle  origine,  et  sem- 
ble la  tirer  de  la  région  des  hypothèses  pour  la  placer  au 
rang  des  théories.  On  a  fait  cependant  quelques  objec- 
tions assez  fortes  :  on  les  a  déduites  principalement  de  la 
violence  des  courans  le  long  des  côtes  5  il  a  paru  que  ces 
énormes  masses  d'eau ,  mues  avec  une  aussi  grande  vitesse , 
devaient  ronger  les  terres  et  transporter  au  loin  leurs  dé- 
bris, au  lieu  de  préparer  la  jonction  du  continent  avec  les 
récifs  et  les  îles.  Quel  qu'ait  pu  être  autrefois  et  soit  en- 
core aujourd'hui  l'effet  de  cette  dernière  cause ,  on  ne  peut 
douter  que  le  sol  des  Florides  ne  soit  un  dépôt  de  la  mer. 
On  reconnaît  la  présence  de  cet  élément  dans  les  plaines , 
au  bord  des  rivières,  au  sommet  des  coteaux  5  aucun  fait 
n'est  mieux  établi  sur  un  ensemble  plus  complet  de  té- 
moignages irrécusables.  Les  géologues  n'ont  encore  exa- 
miné que  la  surface  5  lorsqu'ils  auront  pénétré  dans  l'in- 
térieur des  couches ,  mis  à  découvert  les  débris  de  l'ancien 
monde  renfermés  dans  ces  archives  de  la  nature,  ou  ils 
nous  feront  connaître  des  objets  nouveaux  ,  ou  ils  ajoute- 


3l6  LES    FLORIDE3. 

ront  aux  nolions  acquises  sur  les  fossiles  actuellement  dé- 
crits. L'Amérique  est,  à  la  fois,  la  contrée  des  grands  phé- 
nomènes politiques ,  et  le  plus  vaste  champ  de  découvertes 
géologiques. 

La  Faune  et  la  Flore  des  Florides  ne  sont  pas  aussi  va- 
riées que  celles  de  l'intérieur  du  continent  ;  à  la  même  la- 
titude, on  n'y  trouve  point  les  grands  quadrupèdes  propres 
à  l'Amérique.  C'est  récemment  que  l'on  y  a  introduit  le 
hison  -,  l'ours  noir  y  était  établi  avant  l'arrivée  des  Euro- 
péens ,  mais  depuis  peu  de  tems  ,  car  il  y  était  rare,  et  l'est 
encore  plus  aujourd'hui  :  peut-être  même  ne  fait-il  que  se 
montrer  accidentellement  dans  les  Florides,  lorsqu'il  des- 
cend de  la  chaîne  des  Apalaches  pour  aller  chercher^  pen- 
dant l'hiver,  des  pays  où  il  trouve  à  se  nourrir.  Le  castor 
a  disparu ,  et,  ce  qui  est  très-précieux  dans  un  pays  où  les 
digues  et  les  fossés  sont  d'une  absolue  nécessité  ,  le  rat 
musqué  ,  grand  destructeur  de  ces  ouvrages ,  s'est  éloigné 
à  plus  de  loo  milles  des  côtes.  Mais  les  reptiles  ne  l'ont 
pas  suivi  dans  sa  retraite  :  on  trouve  encore  des  alligators 
dans  les  lagunes,  et  les  serpens  à  sonnettes  de  ce  pays  ne 
sont  pas  les  moins  redoutables  de  leur  espèce. 

De  toutes  les  cultures  qui  peuvent  s'accommoder  du  sol 
et  du  climat  des  Florides  ,  celle  de  la  canne  à  sucre  est  re- 
gardée comme  la  plus  avantageuse.  On  assure  que  la  ré- 
colte d'un  acre  planté  en  cannes  peut  donner  3,ooo  livres 
de  sucre  brut,  outre  les  plantes  réservées  pour  les  planta- 
lions  suivantes.  Sur  les  bords  du  INlississipi ,  vers  l'embou- 
chure du  fleuve ,  et  dans  les  meilleurs  terrains ,  on  n'ob- 
tient guère  que  le  tiers  de  ce  produit.  Le  coton  occupe  le 
second  rang  dans  l'ordre  des  cultures  les  plus  profitables  , 
et  sera  peut-être  long-tems  au  premier  ,  en  raison  du  peu 
d'avances  qu'il  exige ,  au  lieu  que  la  fabrication  du  sucre 
ne  peut  se  passer  d'appareils  dont  le  prix  s'élève  de  20,000. 


SOUVENIRS  DE  l'iTALIE.  Sl^ 

à  26,000  francs.  De  ces  deux  productions  principales  ,  il 
est  aisé  de  conclure  quelles  sont  celles  qu'on  peut  leur  as- 
socier, et  la  vigne  ne  sera  pas  oubliée. 

Notre  tâche  est  remplie.  Nous  avons  assez  montré  ce  que 
sont  les  Florides  ,  et  ce  qu'elles  peuvent  devenir  -,  ce  que 
l'on  a  la  certitude  d'y  trouver,  et  les  inconvéniens  auxquels 
devront  s'attendre  les  nouveaux  colons  qui  viendront  s'y 
établir.  Entre  les  trois  divisions  de  cette  contrée,  le  phi- 
losophe même  arrêterait  difficilement  son  choix  :  la  salu- 
brité du  climat  plaide  fortement  en  faveur  de  Saint-Augus- 
tin ,  car  la  santé  est  d'un  prix  incontestable  :  les  charmes 
de  la  nature  recommandent  Taillahassée,  et  les  plaisirs 
d'une  bonne  société  sont  réunis  à  Pensacola  :  ce  serait  peut- 
être  là  que  le  philosophe  irait  se  réfugier. 

(  Quavterlj  American  Revîew.  ) 


gg^oiivdnir^   be    T'^tafie. 


LES  MARIONNETTES.  —  COMÉDIE. —  TRAGÉDIE.  —  M.  CASSANDRIN. 
—  TEMISTO.  —  BALLET.  —  LES  MOISSIGNORI  (l). 


La  mal-aiia  m'avait  donné  la  fièvre,  et,  depuis  huit 
jours,  je  n'avais  point  quitté  la  chambre  :  déjcà  je  me  rési- 
gnais à  mon  sort ,  et,  de  la  cité  éternelle ,  je  comptais  pas- 
ser dans  l'éternelle  patrie  des  ombres.  Heureusement  le 
vent  changea,  l'atmosphère  se  rafraîchit,  l'espoir  de  vivre 

(1)  Voyez  les  lettres  pre'ccdentes  dans  les  nume'ros  1^,  aS,  26  et  27,  de 
noire  recueil. 


3l8  SOUVENIRS  DE  l' ITALIE, 

et  de  penser  vint  sourire  de  nouveau  à  mon  amc  abattue. 
Ma  première  promenade  fut  telle  qu'un  convalescent  de- 
vait la  faire  :  toute  vagabonde ,  sans  but  de  plaisir  ni  d'é- 
tude ,  et  uniquement  consacrée  au  bonheur  de  respirer  et 
de  jouir  de  l'air  libre.  Antiquités,  philosophie,  poésie, 
fuyaient  loin  de  ma  pensée  ;  je  ne  ré  vais  à  rien  :  je  n'agis- 
sais pas,  je  me  laissais  vivre. 

Cette  apathie  n'est  pas  sans  douceur  -,  elle  est  surtout 
naturelle  à  ceux  qui ,  échappant  à  une  maladie  mortelle  , 
ressaisissent  l'existence  comme  une  volupté  vive,  comme 
une  jouissance  dont  ils  ont  couru  risque  d'être  privés,  et 
qui  suffit  à  leur  bonheur.  Le  soleil  était  ardent,  l'air  pur, 
et  le  jour  magnifique.  J'avais  parcouru  plusieurs  quartiers 
de  Rome,  et  je  promenais  ma  nonchalance  le  long  du  Corso, 
rendez-vous  des  fainéans  de  bonne  compagnie,  promo- 
nade où  les  monsignoii  viennent,  au  moins  une  fois  par 
jour,  se  donner  des  grâces  et  constater  leur  existence.  Ce 
que  la  rue  de  la  Paix  est  à  Paris,  ce  que  New-Bond-Streot 
est  à  Londres ,  le  Corso  l'est  à  Rome.  Au  surplus,  je  ne 
faisais  point  d'observations,  mon  corps  seul  prenait  de 
l'exercice-,  il  régnait  en  maître  et  jouissait  pleinement  de 
la  promenade  et  du  beau  tems. 

«  Entrate ,  Signori,  enlrale  ,  o  gentilissinii  l  »  s'écriait 
une  voix  de  stentor,  qui  semblait  partir  du  palais  Fiano  , 
près  duquel  je  me  trouvais.  Je  tournai  la  tète  ,  et  je  vis 
ouvert,  à  mes  pieds,  une  espèce  de  souterrain,  de  mes- 
quine apparence  ,  et  d'où  sortait  une  tète  brune  ,  ita- 
lienne,  couverte  de  cheveux  bouclés.  Comme  je  m'arrêtai 
pour  écouler  ses  vociférations,  il  m'adressa  la  parole:  k  En- 
trez, seigneur  ;onjoue  ici  la  comédie,  la  tragédie  et  le  ballet. 
Signor  Inglese,  quest'  è  le  plus  beau  spectacle  du  monde; 
vous  verrez  les  fameux  fantoccini  de  l'illustre  signor  Cal- 
zclti  !  »  lîref ,  c'était  un  théâtre  de  marionnettes.  On  me 
demanda  a5  ccnlimcs,  ou  5  sols  et  demi ,  somme  fort  mo- 


SOUVENIRS  DE   l'iTALIE.  3i() 

dique;  et  j'entrai,  persuadé  que  le  spectacle  des  marion- 
iielles  ne  fatiguerait  point  mon  débile  cerveau,  et  n'ébran- 
lerait pas  violemment  ma  santé  à  peine  affermie. 

En  jetant  les  yeux  autour  de  moi ,  je  fus  étonné  de  me 
trouver  en  bonne  compagnie  :  5  sols  et  demi  (le prix  com- 
mun de  toutes  les  places)  avaient  suffi  pour  éloigner  de  ce 
lieu  d'amusement  les  prolétaires  et  les  laquais.  De  bons 
bourgeois  ,  des  Romains  fort  bien  vêtus,  jeunes  et  vieux, 
étaient  assis  sur  les  banquettes  disposées  en  face  du  petit 
théâtre.  La  société  de  Hay-market  (i)est  moins  bien  choisie 
que  celle  de  mes  fantoccini  de  Rome  5  et ,  ce  qui  devait  pa- 
raître encore  plus  étrange  à  un  spectateur  britannique  , 
aucun  de  ces  gens-là  ne  paraissait  honteux  de  s'amuser  à 
si  bon  marché. 

Des  marionnettes  !  s'écrie-t-on  5  oui ,  des  marionnettes  ! 
et  qui  m'amusèrent  plus  que  les  acteurs  de  presque  tous 
ces  grands  théâtres  dont  nos  capitales  se  font  gloire.  Si  l'on 
doute  de  ce  que  j'avance ,  et  que  l'on  prenne  cette  assertion 
pour  un  paradoxe  ou  une  satire,  on  se  trompera.  Que  l'on 
rie  de  mon  admiration  ,  soit;  mais  que  l'on  ne  conteste 
pas  la  vérité  des  sensations  que  je  me  contente  de  repro- 
duire dans  leur  naïve  énergie.  Oui,  les  fantoccini  me  pro- 
curèrent une  soirée  délicieuse,  et  plût  au  ciel  que,  par  la 
vérité  de  mon  récit,  je  pusse  communiquer  à  mes  lecteurs 
un  plaisir  qui  m'est  encore  présent  ! 

Figurez-vous  d'abord  un  théâtre  construit  à  la  mode  de 
Lilliput ,  large  de  douze  pieds,  haut  de  cinq  à  six  pieds. 
Les  décorations,  fort  bien  faites,  sont  proportionnées  à  ces 
dimensions  5  portes,  galeries,  colonnes,  fenêtres,  ornc- 
mens  et  accessoires  ,  tout  est  parfaitement  calculé  sur  la 
même  échelle  -,  les  acteurs  qui  viennent ,  comme  dit  Sha- 
kspeare  ,    promener  sur  ces  planches  leur  gloire  d'une 

(i)  Théâtre  secondaire  à  Londres. 


SaO  SOLVEMUS   DE   l'iT.VME. 

heure ,  ont  douze  pouces  de  haut.  Aussi  bien  vêtus  qUë 
régulièrement  construits ,  dirigés  par  des  fils  impercep- 
tibles ,  ils  contribuent  à  l'illusion  que  le  théâtre  produit. 
Ne  différons  pas  davantage  le  récit  de  ma  représentation  del 
Fiano.  Trois  petits  coups  frappés  sur  le  parquet  annoncent 
la  levée  de  la  toile.  Tout  se  taît;  un  grave  personnage 
s'avance  et  prononce  le  monologue. 

C'est  ce  personnage  qui  donne  son  nom  à  la  pièce  inti- 
tulée :  Cassandvino  allievo  d'un  pittore ,  Cassandrin  élève 
d'un  peintre.  Connaissez-vous  Cassandrin  ?  c'est  le  pre- 
mier type  du  Cassandre  des  parades  françaises  -,  mais  ce 
dernier  ressemble  à  l'autre  comme  nwfashionable  de  Mexico 
ou  de  Fernambouc  ressemble  à  un  dandy  de  Londres. 
Favori  actuel  de  la  société  romaine,  Cassandrin,  vieillard 
encore  vert,  ci-devant  jeune  homme  ,  coureur  d'aventures, 
grand  amateur  de  la  beauté ,  ne  tombe  jamais  dans  la  gros- 
sièreté niaise  et  plate  de  ce  Cassandre,  son  parent  éloigné. 
Au  contraire,  il  a  le  ton  du  monde,  le  goût  des  belles  ma- 
nières. Il  est  adroit,  souple,  décent,  fidèle  aux  conve- 
nanc;es  ,  caressant  dans  l'occasion,  bon  diplomate  ,  érudit 
même ,  spirituel  par-dessus  le  marché  5  ce  serait  un  modèle 
inimitable,  un  héros  de  roman  sur  le  retour,  si  la  nature 
et  l'entrepreneur  des  fantoccini  n'eussent  mêlé ,  comme  le 
veut  Aristote ,  une  tache  à  tant  de  grâces ,  et  une  faiblesse  à 
tant  de  vertus.  La  première  jolie  personne  qui  se  présente 
est  sûre  de  lui  faire  rendre  les  armes.  De  là  des  aventures 
périlleuses,  scabreuses-,  ruses  contre  ruses,  intrigues  sur 
intrigues  5  et,  pour  le  respectable  amoureux,  une  belle  oc- 
casion de  déployer  les  ressources  de  son  esprit.  Dans  un 
pays  où  tant  de  célibataires  ambitieux  se  coudoient  pour 
arriver  à  la  fortune,  et  se  disputent  les  avantages  du  goût, 
de  l'élégance,  de  la  grâce  et  de  la  puissance,  le  rôle  de 
Cassandrino  n'esl-il  pas  une  création  ?  Quelle  image  per- 
sonnifierait plus  habilement  la  haute  société  romaine?  Le 


SOUVF.>ni5   DK  L  ITALIE.  .W  I 

r/r7?705  d'Aristophane ,  ce  peuple  athénien  dont  un  vieil- 
lard fantasque  est  le  symhole  ,  ne  vaut  pas  mieux. 

11  porte  1  hahitlaïc,  et  ses  cheveux  gris,  soigneusement 
et  artislement  arrangés,  n'offrent  à  l'œil  aucune  trace  de 
la  couronne  ecclésiastique.  Mais  que  la  malice  romaine  sait 
bien  suppléer  à  l'imperfection  du  costume  !  depuis  que  la 
servitude  est  devenue  la  vie  morale  de  Rome,  et  que  ses  ha- 
bitans  en  ont  contracté  et  gardé  le  pli,  comme  ces  infor- 
tunés qui,  long-tems  courbés  sous  la  voûte  d'un  cachot, 
ne  peuvent  plus  relever  leur  tête,  le  seul  souvenir  de  li- 
bçrté  qui  leur  reste ,  c'est  le  bonheur  de  rire  tout  bas  de 
leurs  maîtres.  Les  senlimens  de  haine  et  de  vengeance  ont 
disparu  depuis  long-tems.  L'ironie  concentrée  est  deve- 
nue subtile ,  profonde  -,  c'est  un  besoin  de  l'existence.  On 
ne  désire  ni  changement  de  gouvernement ,  ni  mutation 
dans  le  personnel  des  affaires  :  à  quoi  cela  servirait-il  ?  les 
successeurs  feraient  peut-être  regretter  les  prédécesseurs; 
mais  la  satire  la  plus  détournée,  l'allusion  la  plus  fine  est 
savourée  avec  un  délicieux  plaisir.  Un  dialogue  de  Pas- 
quin  ,  dans  sa  brièveté  épigrammaliquc  et  oblique,  fait, 
pendant  un  mois  ,  le  bonheur  de  Rome.  Les  imaginations 
prennent  feu ,  et  s'attachent  aux  allégories  les  plus  éloi- 
gnées 5  et ,  comme  la  serpe  de  la  censure  règne  impi- 
toyablement aux  grands  théâtres ,  on  court  auxFanloccini, 
dont  le  dialogue  improvisé  permet  la  satire  et  ne  s'en  fait 
pas  faute. 

INJille  ménagemens  sont  indispensables,  il  est  vrai,  même 
sur  ce  théâtre  de  pygmées.  On  se  garde  bien  de  donner  à 
Cassandrin  le  titre  de  monsignore.  Mais  quel  spectateur 
assez  peu  au  fait  ignore  que  les  plus  grands  personnages 
de  la  ville  sont  de§  Cassandrins  à  manteau  long  j  sexagé- 
naires, comme  notre  acteur  5  comme  lai ,  gravement  aima- 
bles ,  et  faisant  quarantaine  dans  le  boudoir  des  jolies 
femmes ,  en  attendant  les  dignitf's  que  convoite  leur  ambi- 

XV.  2  1 


oïl  SOLVEMnS   DE   L  ITALIE. 

tion  ?  Consalvi  appartint  à  celte  classe  pendant  trente  ans. 
J'en  connais  ,  pour  ma  part,  huit  ou  neuf  qui  se  consolent 
très-bien  chez  les  marquises,  ou  même  chez  les  grisettes,  des 
langueurs  de  l'attente.  Ainsi  les  bas  noirs  du  petit  Cassan- 
drin  de  douze  pouces  ne  nuisent  en  aucune  manière  à  la 
réalité  de  son  titre  clérical.  Chacun  ,  dans  sa  pensée  ,  le 
revêt  des  ordres  sacrés  ,  et  lui  fait  cadeau  de  la  paire  de  bas 
violets  qui  signale  l'aspirant  aux  grandeurs  ecclésiasti- 
ques :  loin  que  Tintérêt  s'affaiblisse,  il  s'augmente-,  et  le 
spectateur,  au  soin  duquel  on  abandonne  le  costume,  croit 
être  de  moitié  dans  la  composition  de  l'ouvrage  qu'il  voit 
représenter. 

Lorsque  Cassandrin  fit  son  entrée  en  scène,  bien  frisé, 
bien  paré,  la  face  rubiconde  et  arrondie  ,  le  sourire  sur  les 
lèvres,  per>onne  n'eût  pensé  que  ce  pvgmée  ambulant  était 
taillé  dans  le  bois.  La  grâce  parfaite  de  ses  mouvemens  , 
l'élégance  de  sa  démarche  ,  l'à-propos  de  ses  gestes  ,  sem- 
blaient lui  donner  une  vie  réelle  :  c'était  un  monsignore 
de  chair  et  d'os  sous  le  costume  laïc.  Il  fit  deux  ou  trois 
tours  sur  le  théâtre,  se  donna  des  airs,  se  regarda  dans  le 
miroir ,  remit  à  leur  place  légitime  les  plis  de  sa  man- 
chette ,  ploya  son  corps  avec  cet  abandon  affecté  et  cette 
gentillesse  paresseuse  commune  aux  gens  de  bonne  com- 
pagnie,  et  répéta,  sans  manquer  d'un  seul  point,  toutes 
les  manières  connues  d'un  cardinal  en  embryon.  L'hilarité 
était  universelle.  Elle  redoubla  ,  quand,  d'une  voix  flùtée, 
le  petit  gentilhomme  parla  de  son  amour  et  de  ses  espé- 
rances. 

Il  adorait  la  sœur  d'un  peintre  ,  et  venait  en  ces  lieux  , 
disait-il,  pour  voir  un  moment  cet  astre  de  beauté.  «  Que  de 
charmes!  oinic  l  quelle  main!  per  haccol  quels  veux! 
o  gioja  l  ))  La  femme  de  chambre  interrompit  le  monolo- 
gue ;  et,  après  quelques  paroles  de  séduction,  Cassandrin 
lui  glisse  un  pnnleuo  dans  la  main  ,  avec  \ine  adresse  dont 


SOUVENIRS  DE  l'itAI.IE.  3^.3 

les  speclaleurs  sont  frappés.  Elle,  court  chercher  sa  maî- 
tresse. L'amant  de  soixante  ans  se  rengorge  ,  regarde  sa 
janihe  ,  rattache  un  bouton  de  son  gilet ,  attend  sa  belle  et 
paraît  sûr  de  sa  victoire. 

Scène  m*.  La  sœur  du  peintre  arrive-,  on  se  salue. 
Au  milieu  des  complimens  d'usage ,  le  séducteur  mêle 
quelques  mots  qui  annoncent  son  amour  sans  le  révéler. 
Cassandrin  n'est  pas  hardi  :  la  prudence  et  l'adresse  lui 
tiennent  lieu  d'audace  -,  et  c'est  encore  un  trait  de  carac- 
tère. Comment  parviendra-t-il  à  faire  sa  déclaration  ?  Il  est 
vieux  ;  elle  est  jeune  :  le  cas  est  embarrassant.  Loin  de 
brusquer  la  chose,  il  tourne  l'obstacle^  capitaine  expé- 
rimenté ,  qui  veut  essayer  la  force  de  son  adversaire  avant 
de  frapper  les  grands  coups. 

<(  Me  permettez  vous  ,  demanda-t-il  d'une  voix  douce 
et  d'un  air  contrit,  de  vous  chanter  la  jolie  cavatina  que 
j'ai  entendue  hier  au  concert ,  et  qui  fait  fureur  .t'  »  Aussitôt 
il  prend  une  mandoline,  se  pose  avec  grâce,  prélude  et 
chante  avec  une  justesse  et  un  goût  parfaits.  On  le  couvre 
d'applaudissemens  5  mais  l'enthousiasme  public  ,  en  adres- 
sant ses  remerciemens  à  l'artiste  qui ,  derrière  la  scène  , 
prélait  sa  voix  à  Cassandrin  ,  troubla  un  moment  l'illusion. 
«  Brava,ljra\^issiina  la  Ciabatina  l  »  s'écria-t-on  de  toutes 
parts.  J'appris  que  la  Ciahatina  était  la  fille  d'un  cor- 
donnier, fort  jolie,  et  douée  d'une  voix  superbe.  On  lui 
donne  une  couronne  par  soirée,  pour  venir  chanter  un  air 
au  théâtre  des  Fantoccini. 

Cependant  lacavatine,  qui  contient  une  déclaration 
d'amour  ,  n'a  point  été  inutile  aux  progrès  de  notre  amant. 
Penché  sur  le  fauteuil  de  sa  belle,  il  semble  attendre  son 
sort  des  paroles  qu'elle  va  prononcer.  «  Per  bacco,  lui 
répondit-elle,  que  vous  êtes  élégant,  M.  Cassandrin!  quelle 
jolie  tournure  !  le  charmant  habit  !  Personne  n'est  mieux 
mis  que  vous  à  Rome  !  » 


324  sorvE?.'rRS  be  l'italie. 

Ces  éloges  enchantent  le  vieux  fat,  qui  commence  une 
énumcralion  complèle,  empliatiqiie  et  galante  des  différcns 
articles  de  sa  toilette.  «  Que  dites-vous  de  ce  drap  ?  quel 
corps  !  quel  moelleux  1  c'est  du  Louviers  de  première  qua- 
lité. Ce  Casimir  anglais  n'est-il  pas  magnifique  ?  Quant  à  ma 
montre  à  répétition,  elle  vient  de  Genève  ,  etc. ,  etc.  »  Il 
tire  sa  montre ,  la  fait  sonner  à  l'oreille  de  la  jeune  per- 
sonne, en  fait  admirer  les  breloques,  qu'il  passe  en  revue 
avec  la  fatuité  la  plus  divertissante,  et  dont  chaque  pièce 
est  accompagnée  d'une  tirade  d'éloquence  comique.  Puis, 
enhardi  par  cette  exhibition  de  sa  richesse  et  de  son  goût , 
il  tire  doucement  une  chaise ,  l'approche  de  sa  belle  ,  s'y 
assied,  se  trouve  insensiblement  en  contact  avec  l'objet  de 
ses  vœux ,  et  va  parler  ,  quand  tout-à-coup 

Sci:AE  iv^.  Apparaissent  au  fond  de  la  scène  les  mousta- 
ches énormes  et  la  longue  chevelure  du  frère,  maîlre  de 
la  maison.  Quel  coup  de  théâtre  !  Cassandrin  se  lève-,  et 
l'artiste,  en  s'avançant,  déploie  celte  originalité  bizarre 
de  costume  que  les  peintres  actuels  affectent  à  Rome.  Por- 
ter les  cheveux  longs  et  bouclés ,  le  col  de  la  chemise  ra- 
battu et  attaché  par  une  torsade,  les  favoris  longs  et  la  tète 
haute  ,  c'est,  en  quelque  sorte,  faire  profession  de  génie  \ 
c'est  afficher  une  admiration  passionnée  pour  lord  Bvron. 
Il  est  populaire  parmi  les  Romains,  qui,  faute  de  vertus 
morales  et  politiques,  se  livrent  volontiers  à  l'enthousiasme 
littéraire.  Voulez-vous  être  bien-venu  à  Rome  ?  placez  dans 
voire  salle  à  manger  lebusle  du  poète  anglais,  son  portrait 
dans  votre  salon  ^  citez  ses  vers,  et  invitez  un  peintre  à  la 
mode  à  retracer  sur  la  toile  ses  derniers  momens  en  Grèce , 
ou  son  exploit  périlleux  au  détroit  d'Abydos  (i).  Mais  je 
reviens  à  mes  acteurs. 

Le  peintre  aux  belles  moustaclies  ,  ('tonné  et  méconlonl 

(i)  Voyez,  le  rccil  de  rcl  cx[iloif  dans  notre  i'''"  ninne'ro. 


SOUVENiaS   DE   LITALIE.  325 

de  voir  Cassandriri  si  près  de  sa  sœur,  lui  rend  une  mi- 
niature que  l'aimable  vieillard  lui  a  donnée  à  retoucher. 
«  Vous  me  ferez  plaisir ,  M.  Cassandrin  ,  lui  dit-il  ensuite  , 

de  nous  épargner 

— '  Cassandrin.  Ah!  le  beau  talent  que  vous  avez  là, 
monsieur  !  Quel  coup  de  pinceau  !  quelle  touche  ! 

—  Le  peintre.  De  nous  épargner  vos  visites. 

—  Cassandrin.  Homme  de  génie! 

—  Le  peintre.  Elles  sont  superflues. 

—  Cassandrin.  Vous  éclipsez  tous  vos  rivaux. 

—  Le  peintre.  Elles  me  fatiguent. 

—  Cassandrin.  Il  faudrait  couvrir  d'or  un  petit  chef- 
d'œuvre  comme  celui-ci. 

— ■  Le  peintre.  M'entendez-vous  .^ 

—  Cassandrin.  Je  veux  que  toute  la  bonne  compagnie 
de  Rome  retentisse  de  vos  louanges  ! 

—  Le  peintre.  Vous  ne  remettrez  plus  les  pieds  ici  ;  en- 
tendez-vous bien  ? 

—  Cassandrin.  Tant  de  talens ,  et  si  modeste  !  Adieu, 
signor  peintre^  adieu,  belle  dame!  »  Et,  plus  gracieux  que 
jamais,  le  charmant  personnage  ,  sourd  à  la  sentence  qui 
l'exile ,  prodigue  les  éloges  à  mesure  qu'on  lui  prodigue 
les  mauvais  complimens  ,  et  prend  son  congé  d'un  air  de 
nonchalance  inimitable. 

A  cette  bonne  scène  de  comédie  ,  succède  le  dialogue 
entre  le  peintre  et  sa  sœur,  a  Pourquoi ,  ma  sœur,  ce  tête- 
à-tête  avec  un  homme  qui  ne  peut  pas  vous  éuouser.^^  » 
Trait  facile  à  saisir ,  et  qui ,  tombant  d'à-plomb  sur  le 
clergé ,  est  applaudi  avec  délices.  «  C'est  qu'il  m'amuse , 
répond  la  sœur.  — Il  est  très-dangereux  de  s'amuser  ainsi, 
mademoiselle  !  »  reprend  le  frère,  qui  continue  son  sermon 
mêlé  de  lazzi,  jusqu'au  moment  où  la  scène  change  ,  et 
représente  une  rue  devant  la  maison  du  peintre. 

Cassandrin  se   morfond  sous  les  fenêtres  de  sa  belle. 


826  SOUVEMRS  DE  l'xTALIE. 

Après  diverses  expressions  de  désespoir  amoureux,  qui  ne 
messiéraient  pas  au  premier  acte  d'un  opéra-comique,  il 
cherche  dans  sa  tête  les  moyens  de  se  rapprocher  d'elle , 
en  dépit  de  son  argus.  Bien  des  obstacles  s'y  opposent  : 
son  âge ,  sa  réputation  5  peut-être  ne  réussira-t-il  pas ,  peut- 
être  sera-t-il  battu.  Après  avoir  pesé  le  pour  et  le  contre 
avec  la  maturité  d'un  diplomate  consomme,  il  se  décide  à 
se  déguiser  en  jeune  homme ,  et  à  se  présenter  comme  élève 
chez  le  peintre  :  résolution  d'autant  plus  comique  ,  qu'il 
en  sent  tout  le  danger,  et  que,  placé  entre  la  peur,  l'amour 
et  le  remords  de  sa  conscience ,  il  déploie  tout  l'esprit  qu'il 
faut  pour  faire  des  sottises  de  propos  délibéré.  Ici  finit  le 
premier  acte  de  ce  drame  en  miniature,  plus  spirituel  et  plus 
raisonnable  que  certains  autres  représentés  avec  succès  sur 
de  plus  grands  théâtres. 

Secoind  Acte.  Nous  retrouvons  Cassandrin  chez  le  pein- 
tre. De  gros  favoris  bruns  et  une  barbe  épaisse  cachent 
son  menton  et  ses  joues ^  ses  cheveux  gris  s'enveloppent 
sous  une  vaste  perruque  noire,  qui  ne  peut  les  cacher  en- 
tièrement ,  et  qui  laisse  passer  sous  l'oreille  gauche  quel- 
ques indices  perfides  de  l'^ige  réel  de  notre  amoureux.  La 
sœur  du  peintre  entre  sans  reconnaître  Cassandrin.  Cette 
scène  d'amour  est  excellente.  Le  héros  n'emploie  pas  les 
séductions  d'un  jeune  homme ,  mais  celles  d'un  vieux  céli- 
bataire et  d'un  prêtre.  Il  lui  parle  longuement  des  richesses 
qu'il  possède,  de  la  céleste  félicité  qu'il  espère  trouver  dans 
son  amour,  dans  le  mystère,  enfin  des  brillantes  parures 
dont  il  prétend  orner  l'objet  de  ses  vœux.  «  Nous  serons  si 
heureux  ,  mon  ange  !  Vous  n'aurez  rien  à  désirer ,  et  per- 
sonne ne  saura  notre  bonheur  !  »  Nouveau  trait  relatif  aux 
secrètes  liaisons  des  cardinaux ,  et  accueilli  par  les  bravos 
de  l'assemblée  -,  enfin ,  il  tombe  à  genoux  aux  pieds  de  sa 
maîtresse  ,  et  le  bruit  de  ses  soupirs  est  interrompu  par  une 
IM'ripélic  nouvelle  autant  qu'inattendue. 


SOTJVEWIllS  DE  l'iTALIE.  827 

Cassandrin ,  dans  sa  jeunesse  ,  a  fait  la  cour  à  une  lante 
du  peintre  ,  maintenant  décrépite  :  c'est  elle  qui  se  pré- 
sente. Elle  voit  le  prétendu  jeune  homme  aux  pieds  de  sa 
nièce,  et  reconnaît  son  propre  adorateur.  Véhémente  in- 
dignation de  la  tante;  étonnement  de  la  nièce;  confusion 
du  héros.  «  Quoi  !  perfide  !  ingrat  !  ne  vous  souvenez-vous 
pas  qu'il  y  a  quarante- deux  ans  vous  me  jurâtes  une 
constance  éternelle  ?  Votre  cœur  déloyal  ne  se  rappelle  pas 
notre  entrevue  de  Ferrare  ;  le  désespoir  que  mes  refus  vous 
causèrent!  Séducteur!  scélérat!  etc.,  etc.  »  Cassandrin  fuit 
couvert  de  honte,  et  va  se  réfugier  dans  l'atelier  du  peintre. 

Bientôt  on  l'en  voit  sortir  enlouré  d'une  nuée  de  jeunes 
artistes  :  les  épigrammes  pleuvent  sur  le  ci-devant  jeune 
homme  ;  l'un  lui  enlève  sa  perruque  ,  et  l'autre  ses  favoris 
supplémentaires.  Tout  cela  est  exécuté  avec  une  facilité  de 
mouvemens,  une  agilité  et  une  grâce,  dont  je  n'aurais  ja- 
mais cru  que  des  marionnettes  fussent  capables.  Le  peintre 
arrive  -,  il  renvoie  ses  élèves ,  s'assied  ,  et  fait  comparaître 
laccusé  à  la  barre  de  son  tribunal. 

(c  Quoi  !  monsieur  ,  un  homme  de  votre  âge ,  de  votre 
classe  ,  se  conduire  ainsi  !  »  (  On  applaudit.  )  Cassandrin 
s'excuse,  fait  amende  honorable,  et  plus  il  s'humilie,  plus 
le  peintre  le  menace  de  divulguer  ce  secret  honteux.  Après 
avoir  joui  long-tems  de  l'embarras  de  sa  victime,  le  juge 
de  Cassandrin  termine  en  prononçant  la  sentence.  «  Vous 
êtes  venu  chez  moi  pour  prendre  des  leçons  de  peinture  ; 
je  vous  en  donnerai.  D'abord  ,  je  veux  vous  apprendre  la 
couleur.  Vous  avez  du  goût  pour  l'écarlate  (allusion  au 
costume  de  la  plus  haute  dignité  ecclésiastique)  ;  eh  bien  ! 
mes  élèves  vont  vous  déshabiller-,  et  votre  peau,  couverte 
du  plus  beau  rouge ,  fera  ,  s'il  vous  plaît ,  l'admiration  des 
Romains.  Après  une  petite  promenade  sur  le  Corso,  tout 
sera  dit,  »  Qu'on  imagine  la  douleur  de  Cassandrin  :  il  se 
résigne  à  tout ,  excepté  à  cette  honte  ;  il  prie ,  il  supplie  , 


3^8  SOUVENIRS  DE  L*1TALIE. 

mais  en  vain.  «  Quoi!  lui  dit  ironiquement  le  peintre, 
vous  serez  rouge  de  la  tête  aux  pieds  :  n'est-ce  pas  ce  qu'il 
vous  faut  ?  »  Cette  allusion ,  plus  forte  et  plus  piquante 
que  les  autres  ,  est  applaudie  à  outrance. 

Cependant  l'affaire  s'arrange.  Cassandrin  consent  à 
épouser  la  vieille  tante,  qu'il  a  séduite  àFerrare,  il  y  a  qua- 
rante-deux ans.  A  celte  condition,  le  peintre  et  sa  sœur 
lui  pardonnent  ;  et ,  s'avançant  sur  le  bord  de  la  scène  , 
courbant  gracieusement  son  petit  corps  ,  il  adresse,  à  voix 
basse,  sa  dernière  confidence  au  public  :  «Messieurs,  vous 
voyez  que  je  renonce  à  l'écarlate  (la  pourpre  romaine)  5 
mais  je  vais  être  l'oncle  de  celle  que  j'adore  ,  et  alors....  » 
Il  n'en  dit  pas  davantage  ,  termine  sa  profonde  révérence, 
et  disparait. 

Je  n'ai  pu  donner  qu'une  imparfaite  idée  de  cette  petite 
pièce  cbarmante ,  dont  le  dialogue  ,  improvisé  par  plu- 
sieurs personnes  cachées  derrière  la  scène ,  brillait  d'un 
naturel  et  d'une  verve  souvent  satiriques  ,  toujours  de 
bon  goût.  L'illusion  avait  été  entière  :  tantôt  de  longs 
éclats  de  rire  ,  tantôt  l'expression  concentrée  de  cette  gaîlé 
maligne  qui  n'ose  pas  se  trahir ,  interrompaient  la  repré- 
sentation. Jamais  acteurs  de  grandeur  naturelle  ne  déridè- 
rent mieux  le  front  de  leurs  auditeurs.  Enfin  ,  après  la 
révérence  finale  de  Cassandrin,  tout  le  monde  avait  oublié 
(jue  c'était  le  théâtre  des  Fanloccini;  on  avait  si  bien  perdu 
de  vue  les  marionnettes  et  leur  mécanisme  ,  que  quand  un 
petit  enfant  mit  le  pied  sur  la  scène  ,  pour  arranger  les 
(juinquets  de  la  rampe  ,  on  crut  voir  paraître  un  géant  sur 
le  théâtre;  et  un  cri  de  surprise  s'échappa  de  tous  les  coins 
de  la  salle. 

La  seconde  pièce  était  un  ballet-pantomime-,  les  petits 
personnages  qui  nous  avaient  tant  amusés  pendant  trois 
(|uarls  d'heure  s'acquittèrent  parrailenieul  jjien  d'une  en- 
lîTpiiïC  ni  diffiriU'.  Cette  seconde^  pièce,  inlilulée  la  Puils 


SOL'VEKIKS  DE  l'iTALIE.  3^9 

enchanté ,  était  tirée  des  Mille  et  Jjne  Nuits ,  et  valait  au 
moins  les  ballets  que  les  Opéras  de  Paris  et  de  Londres 
montent  à  si  grands  frais.  Etonné  de  la  danse  légère  de  ces 
automates  et  de  la  souplesse  de  leurs  mouvemens  ,  je 
priai  1  un  de  mes  voisins  de  m'apprendre  comment  ces  mi- 
raculeuses marionnettes  étaient  construites  :  «.  Rien  de  plus 
simple,  me  dit-il  -,  leurs  pieds  sont  de  plomb,  et  les  arti- 
culations qui  unissent  leurs  membres  imitent  cbacune  des 
articulations  du  corps  humain  -,  creux  à  l'intérieur ,  ils 
renferment  plusieurs  fils  de  soie,  qui  les  font  mouvoir,  et 
que  vous  verriez  sortir  du  sommet  de  leur  tète ,  si  vous  étiez 
placé  plus  près  du  théâtre  :  on  a  soin  de  choisir  de  la  soie 
de  même  couleur  que  les  décorations  ,  afin  de  cacher  au- 
tant que  possible  le  mécanisme  qui  les  guide.  La  grâce  et 
le  naturel  que  vous  admirez  chez  ces  marionnettes  dépen- 
dent exclusivement  de  l'adresse  de  celui  qui  les  dirige. 
Notre  homme  est  fort  habile  -,  il  imite  avec  un  art  sans  égal 
la  pirouette ,  les  tems-baltus  ,  le  rond  de  jambe  et  l'entre- 
chat simple  ou  triple.  Il  gagne  beaucoup  d'argent  ,  et  le 
mérite;  c'est  un  génie.  »  È  ungenio,  répétait  1  Italien, 
dont  je  partageais  l'enthousiasme.  Il  est  difficile  de  pro' 
duire  plus  d'effet  avec  des  moyens  plus  bornés-,  et  si  le  gé- 
nie consiste  à  faire  beaucoup  avec  rien  ,  mon  directeur  de 
fantoccini  a  droit  à  un  titre  aussi  sublime. 

Je  n'aspirais  qu'au  moment  de  voir  mes  chères  marion- 
nettes :  ma  santé  s'était  rétablie  \  et  quelques  semaines 
après  ;,  une  de  mes  soirées  se  trouvant  libre,  je  profitai  de 
ce  loisir  pour  me  rendre  au  petit  théâtre  du  Corso.  On  y 
jouait  la  tragédie.  A  ces  mots  ,  tous  mes  lecteurs  vont  se 
récrier,  et  des  marionnettes  qui  chaussent  le  cothurne 
pourront  bien  leur  paraître  ridicules.  Si  j'ajoute  qu'elles 
me  touchèrent ,  que  je  fus  ému ,  que  je  pleurai,  et  que  je 
sortis  le  cœur  agité  de  toutes  les  sensations  que  fait  naître 
Mclpomène,  ou  se  moquera  non-seulement  de  mes  mariou- 


33o  SOUVEJ\IUS  DE  l'itALIE. 

nettes  ,  mais  aussi  de  moi  ;  quoi  qu'il  en  puisse  être,  voici 
le  sommario  de  la  tragédie  jouée  par  ces  acteurs  de  douze 
pouces,  et  intitulée  Témisto. 

L'action  se  passe  en  Grèce  pendant  la  célébration  des 
fêtes  de  Bacchus.  Le  roi  Cresphonte  avait  épousé  en  pre- 
mières noces  Témisto ,  dont  il  avait  eu  un  fils ,  nommé  Phi- 
listène.  Erista  ,  femme  passionnée,  violente,  et  dangereuse 
autant  que  belle  ,  aime  depuis  long-tems  le  roi ,  et  lui  per- 
suade que  Témisto  est  infidèle  au  lit  conjugal.  Quelque 
tems  après  cette  fausse  révélation,  Témisto  disparaît-,  Erista 
la  fait  vendre  à  des  marchands  égyptiens,  qui  l'emmènent 
dans  leur  pays.  Le  roi  épouse  Erista.  Dix  ans  s'écoulent  : 
Témisto ,  sur  la  figure  de  laquelle  le  tems  a  imprimé  ses 
ravages ,  revient  dans  sa  patrie  ,  et  n'est  reconnue  de  per- 
sonne. Profondément  versée  dans  tous  les  mystères  de  la 
religion  de  l'Egypte,  elle  devient  grande  prêtresse  de  Bac- 
chus ,  place  qu'elle  occupe  lorsque  la  pièce  commence. 
Cette  exposition  se  fait  dans  la  première  scène  avec  beau- 
coup de  clarté  et  de  rapidité  :  le  dialogue  en  prose  est  na- 
turel et  animé  ;  on  ne  trouve  dans  cette  improvisation  dia- 
loguée  rien  qui  rappelle  la  pompe  et  l'invraisemblance 
reprochées  à  tant  de  tragédies.  Quelquefois,  il  est  vrai, 
le  costume  n'est  pas  rigoureusement  observé ,  les  mœurs 
grecques  font  place  aux  mœurs  italiennes,  et  plus  d'un 
mot  échappé  à  l'interlocuteur  vient  trahir  le  Romain  du 
dix-neuvième  siècle.  Mais  quelle  £ompensation  plus  que 
suffisante  de  ce  léger  défaut,  dans  la  vérité  et  la  vivacité  des 
répliques  !  Les  acteurs  s'interrompent  brusquement ,  se 
livrent  à  toute  l'énergie  d'une  passion  qui  semble  réelle, 
et,  parlant  d'abondance,  portent  au  plus  haut  degré  l'illu- 
sion dramatique. 

Au  commencement  de  la  pièce  ,  la  reine  ?>ista  confie  à 
la  prêtresse  de  Bacchus,  dont  elle  ignore  le  nom  véritable, 
la  haine  profonde  qu'cUc  poilc  à  Philistèiu»,    fils  du  roi 


SOUVEMRS   DE   LIïALlE.  33  I 

Cresphonte  et  de  Tdniisto.  Erista  veut  se  défaire  de  ce 
jeune  homme  ,  fils  de  sa  mortelle  ennemie ,  et  elle  charge 
de  l'assassinat  sa  mère  elle-même ,  qui  va  célébrer  les  bac- 
chanales, dont  le  désordre  peut  favoriser  un  tel  attentat. 
Témisto  ,  que  cette  proposition  pénètre  d'horreur  ,  fait 
semblant  d'y  consentir ,  de  peur  que  la  reine  n'en  confie 
l'exécution  à  d'autres  mains.  Ensuite,  elle  se  décide  à  voir 
son  fils  ,  et  à  le  garantir  du  danger  qui  le  menace. 

L'entrevue  a  lieu  dans  la  forêt  sacrée ,  près  du  temple  ; 
après  quelques  questions  préliminaires ,  Témisto  demande 
au  jeune  prince  s'il  aime  sa  mère. 

((  Si  je  l'aime  !  je  ne  vis  que  pour  la  venger. 

—  Ah  !  Dieu  !  je  vais  me  trahir  !  Mon  fils  !  mon  fils  ! 

—  Qu'avez-vous  ,  madame?  Quel  trouble! 

—  Non,  je  ne  puis  lui  dire  ce  secret  fatal,  etc. ,  etc.  » 
En  effet,  Témisto  se  fait  violence,  impose  silence  à  son 
cœur  maternel,  et  se  retire,  en  recommandant  à  Philislène 
de  se  défier  d'Erista.  Pendant  cette  scène  ,  qui  est  fort 
longue ,  et  qui  termine  le  premier  acte,  la  plupart  des  spec- 
tateurs fondaient  en  larmes. 

Au  second  acte  ,  l'action  marche,  l'intérêt  se  complique^ 
et  le  danger  redouble.  Philistène  est  amoureux  de  la  prin- 
cesse Isménie,  fille  d'Erista  et  de  son  premier  mari.  Sa  mère, 
sans  lui  découvrir  les  liens  qui  l'unissent  à  elle  ,  lui  ap- 
prend que  c'est  la  reine  Erista  qui  a"'  fait  transporter  en 
Egypte  et  vendre  comme  une  esclave  Témisto ,  dont  il  est 
fils.  Il  est  placé  dans  l'alternative  cruelle  ,  ou  de  renoncer 
à  son  amour,  ou  d'être  parjure  au  vœu  qu'il  a  fait,  devant 
l'autel  de  Bacchus  ,  de  ne  point  laisser  le  malheur  de  sa 
mère  sans  vengeance,  dès  qu'il  en  connaîtrait  les  auteurs. 
Isménie  paraît  au  milieu  de  ce  grand  combat  de  l'amour 
et  du  devoir;  et  le  jeune  homme,  entraîné  par  la  véhémence 
de  sa  douleur,  avoue  tout  à  son  amante.  Une  série  d'évé- 
nemens  et  de  situations  pathétiques  succède  à  cette  scène: 


532  SOlVEMr.S  DE   i.'lXALlE. 

je  ne  les  raconterai  pas,  de  peur  qu'on  ne  m'accuse  de 
ra'arrèter  trop  long-tems  sur  des  détails  qui  peuvent  sem- 
bler puérils  à  ceux  qui  n'ont  pas  oublié  les  dimensions  de 
mes  personnages.  Je  saute  deux  actes  ^  et  me  voici  à  la  ca- 
tastropbe. 

Philistène,  pour  venger  sa  mère,  dirige  son  poignard 
contre  Erista-,  mais  la  nuit  et  la  confusion  des  orgies  ba- 
chiques trompent  sa  fureur.  Il  a  tué  sa  maîtresse  en  croyant 
égorger  la  reine.  Le  cri  douloureux  d'Isménie  lui  fait  con- 
naître sa  fatale  erreur  -,  il  la  saisit  d'une  main  tremblante  , 
plonge  le  fer  dans  son  propre  sein  ,  et ,  après  quelques  ac- 
cens  d'angoisses  et  d'amour,  que  les  sanglots  de  notre  au- 
ditoire m'empêchèrent  d'entendre  ,  les  deux  amans  infor- 
tunés meurent  dans  lea  bras  l'un  de  l'autre. 

Comparez,  sous  le  rapport  de  l'art,  ma  tragédie  de 
marionnettes  avec  la  plupart  des  pièces  prétendues  clas- 
siques :  vous  reconnaîtrez  la  supériorité  de  Témisto  sur 
ces  productions  bâtardes  de  la  muse  antique  et  de  l'art  mo- 
derne. Quant  à  l'émotion  des  spectateurs  ,  je  ne  puis  la 
décrire  ,  et,  si  l'on  veut  en  rire,  je  me  résigne  au  ridicule  ; 
car,  moi-même,  je  l'avoue  ,  je  la  partageai  dans  toute  son 
intensité. 

Déjà  je  connaissais  les  fantoccini  tragiques  et  comiques  ,^ 
cl  j'avais,  comme  on  voit,  fort  bonue  opinion  d'eux  : 
bientôt  s'offrit  l'occasion  de  compléter  ce  cours  d'études,  et 
d'assister  à  une  troisième  espèce  de  représentation  du  même 
genre  ,  plus  piquante  ,  plus  mvslérieuse,  et  qui  fait  aujour- 
d'hui ramusemcnt  de  la  meilleure  compagnie  de  Rome. 
Une  famille  ,  à  laquelle  j'avais  inspiré  assez  de  confiance 
pour  qu'elle  crût  pouvoir  compter  sur  toute  ma  discrétion , 
me  procura  ce  nouveau  plaisir.  Spectateurs  et  interlocu- 
teurs, nous  n'étions  en  tout  que  dix-huit ,  dont  quatre  ou 
cinq  faisaient  mouvoir  les  acteurs  el  parlaient  pour  eux. 
C'était  une  balirc  ou  dialogue  ,   dirigée  contre  les  princi- 


souvE?frr.s  de  l'italie.  33?> 

paux  personnages  cîc  la  société  romaine,  et  représentée  à 
huisclos,  au  moyen  des  petits  bonshommes  que  j'ai  décrits. 
Les  gestes,  les  manières,  les  costumes  des  gens  sous  les- 
quels Rome  est  aujourd'hui  courbée,  étaient  imités  avec 
une  exactitude  minutieuse  ;  les  traits  les  plus  comiques  s'a- 
dressaient au  cardinal  délia  Soniiglia  (i)  ,  pro-secrétaire 
J'emf,jadisbommeintellJgenletbon politique,  aujourd'hui 
sourd,  cacochyme,  et  privé  de  la  mémoire,  ce  qui,  pour 
un  diplomate  ,  est  une  assez  étrange  infirmité.  Il  fallait 
voir  l'air  d'importance  de  ces  cardinaux  en  raccourci ,  leur 
mine  altière  ,  leur  geste  impérieux,  leur  langage  mielleux 
ou  menaçant  ;  la  seule  exiguité  de  leur  taille  constituait 
une  permanente  épigramme  ,  dont  la  moralité  ressortait  du 
contraste  de  ces^petits  êtres  fragiles  et  de  leurs  prétentions 
immenses.  La  gravité  la  plus  sévère  ne  pouvait  v  tenir,  et 
l'on  riait  à  chaudes  larmes. 

On  ne  peut  mieux  comparer  le  stvle  de  ce  drame  sati- 
rique, qu'à  celui  des  proverbes  de  Carmontelle,  si  naïve- 
ment spirituels ,  et  qui  ont  servi  de  modèles  à  plusieurs 
écrivains  françaisdu  même  ordre.  Ilapour  ûlre  : Feia-t-on., 
ou  ne  fera-t-on  pas  un  secrétaire  d'état?  et  pour  texte  la 
haine  invétérée  que  porte  le  pape  au  cardinal  délia  So- 
miglia,  dont  je  viens  de  parler.  Le  rôle  assigné  au  souve- 
rain pontife  n'est  point  ridicule  :  on  reconnaît,  jusque  dans 
cette  plaisanterie  ,  les  profondes  racines  que  le  catholi- 
cisme a  jetées  dans  la  moderne  Italie  ,  et  la  vénération  in- 
violable dont  elle  entoure  le  chef  de  son  église.  Je  me  con- 
tenterai d'esquisser  l  une  des  meilleures  scènes  de  la  pièce. 
Trois  personnes  ,  un  curé,  un  meneur  de  bœufs  et  le  frère 
d'un  carbonaro  persécuté  ,  ont  adressé  leurs  pétitions  au 
pro-secrétaire  d'état,  qui  les  reçoit  à  la  même  heure.  Sa 
surdité,  son  défaut  de  mémoire,  accumulent  quiproquos  sur 

(i)  T.ft  ministre  principal  du  pape  actuel. 


334  SOUVENIRS  DE  L  ITALIE. 

quiproquos  :  plus  il  s'aperçoit  de  ce  désordre ,  plus  il  s'ob- 
stine et  tient  bon  contre  sa  propre  infirmité.  Il  parle  au 
meneur  de  bœufs  des  attentats  de  son  frère ,  qui  a  conspiré 
contre  l'état  ;  au  curé ,  de  ses  taureaux  dont  il  faut  rogner 
les  cornes,  et  entretient  le  frère  du  carbonaro  de  ses  pa- 
roissiens et  du  concile  de  Trente.  Qu'on  imagine  l'effet  de 
ces  absurdités  amusantes,  débitées  par  un  petit  prélat  de 
douze  pouces  ! 

Charmé  de  cette  nouvelle  espèce  de  divertissement ,  je 
fus  bientôt  à  la  piste  de  toutes  les  représentations  secrètes 
qui  avaient  lieu  à  Rome ,  et  tour  à  tour  Léon  XII  et  son  con- 
fesseur, le  banquier  Torlonia,  le  cardinal  Consalvi ,  passè- 
rent en  revue  sous  mes  yeux.  Les  jeunes  gens  des  meilleures 
familles  excellent  dans  l'art  de  faire  parler  leurs  personnages . 
Cachés  derrière  le  théâtre,  ils  ont  devant  eux  la  disposition 
des  scènes  ,  écrite  sur  une  grande  pancarte  :  les  rôles  de 
femmes  sont  récités  par  des  femmes,  et  chacun  des  interlocu- 
teurs, improvisant  sa  réplique  sur  un  sujet  donné ,  cherche 
à  imiter  le  ton  ,  l'accent  et  même  la  tournure  des  idées  de 
l'homme  célèbre  qu'il  parodie^  il  résulte  de  cette  liberté  et 
de  la  verve  spirituelle  des  interlocuteurs  une  vivacité  et 
une  vérité  de  dialogue,  que  l'on  chercherait  envainsur  nos 
vastes  théâtres  où  les  rôles  sont  appris.  Ici  les  inflexions  de 
voix  sont  plus  naturelles,  plus  variées,  même  plus  justes: 
l'improvisateur  caché  ne  pense  point  à  régler  ses  gestes , 
à  modeler  ses  attitudes^  il  se  livre  sans  réserve  à  la  fougue 
de  son  esprit  et  au  délicieux  plaisir  de  contrefaire  un  mo- 
mentles  puissances  qu'il  redoute.  Je  me  souviens  qu'un  soir 
je  passai  dans  la  coulisse  pour  examiner  à  loisir  les  acteurs 
parlans ,  et  que  la  véhémence  de  leur  action ,  en  m'éton- 
nant,  me  prouva  l'illusion  qu'ils  se  faisaient  à  eux-mêmes, 
illusion  qui,  les  identifiant  complètement  à  leur  rôle,  leur 
faisait  oublier  tout  le  reste. 

La  police  do  Rome  a  beau  poursuivre  et  chercher  à 


50UVEMRS  DE  LITALIE.  335 

éteindre  le  dernier  éclair  de  la  liberté  italienne,  qui  se  ré- 
fugie timidement  sur  ces  théâtres  ,  on  trouve  moyen  d'c- 
luder  ses  recherches;  quelquefois,  il  est  vrai,  \  inipressaiio 
des  marionnettes  va  coucher  en  prison ,  et  paie,  de  deux  ou 
trois  jours  passés  sous  les  verroux ,  la  licence  de  ses  pa- 
roles :  mais  l'adresse  commune  aux  Romains  sait  parer  ces 
coups  redoutables,  ou,  du  moins,  les  amortir.  En  don- 
nant d'avance  une  petite  gratification  aux  observateurs  char- 
gés de  faire  leur  rapport  sur  la  bienséance  des  marionnette?, 
on  séduit  aisément  ces  argus,  qui  commencent  par  aller 
boire  l'argent  qu'on  leur  donne  et  que  Tivresse  rend  en- 
suite très-indulgens.  Ce  sont  là  de  ces  finesses  dont  on  ne 
s'avise  que  sous  le  despotisme  :  un  autre  trait,  plus  carac- 
téristique ,  s'il  est  possible  ,  c'est  le  soin  que  prennent  le 
directeur  et  ses  employés  de  partager,  chaque  soir,  l'argent 
gagné  pendant  la  représentation,  comme  si  le  théâtre 
devait  fermer  le  lendemain. 

Chaque   ville  d'Italie  un  peu  considérable  a  son  direc- 
leur  de  marionnettes  ;  ces  gens  font  presque  toujours  for- 
tune. Girolemo,  le  fantocciniste  de  Milan,  vient  de  mou- 
rir riche  de  trois  cent  mille  francs  ,  somme  énorme   en 
Italie.  Ses  ballets  passaient  pour  admirables  ,  s'il  faut  en 
croire  la  renommée  (  car  je  n'ai  pas  vu  Girolemo  ni  son 
théâtre).  Ses  figurantes  de  bois  l'emportaient  sur  les  nym- 
phes délia   Scala  ;   et   son  premier  danseur  joignait  au 
moelleux  de  l'exécution  une  agilité  sans  égale.   Un  valet 
piémontais,  nommé  Gianduja,  remplace  à  Milan  le  per- 
sonnage de  Cassandrin,  particulier  à  Rome,  et  qui  n'aurait 
pas  de  sel  dans  un  pays  où  les  célibataires  n'ont  point  le 
monopole  du  gouvernement.  C'est  une  création  fort  comi- 
que que  Gianduja  :  il  ne  connaît  pas  l'Italie  :  nouveau  dé- 
barqué ,  il  fait  mille  questions  bizarres  en  patois  piémon- 
tais ,  ou  s'explique  à  lui-même  d'une  manière  plus  bizarre 
encore  ce  qui  lui  est  inconnu.   Ce  cadre  prête  beaucoup  à 


33G  sotvE^rns  r>E  l'italie. 

la  satire-,  et  Gianduja  ne  s'en  fait  pas  faute,  d'après  ce  qu(^ 
Ton  m'a  rapporté  de  ses  malices  et  de  ses  bons  mots. 

Les  Italiens  ont  beaucoup  de  goût  pour  ces  personnages 
à  caractère  convenu,  quinersonniîient  une  classe,  un  genre 
d'esprit,  une  manière  d'être.  Avec  eux  on  n'a  besoin  ni 
d'exposition  ni  de  commentaires.  Leurs  figures  populaires 
et  traditionnelles  n'ont  qu'à  se  montrer  pour  faire  rire.  Les 
familles  des  Arlequins,  des  Burchielli,  des  Pan  talons,  sont 
une  mine  inépuisable  de  gaîlé  francbe,  et  semblent  re- 
monter à  une  origine  plus  noble  et  plus  haute  que  la  plu- 
part des  familles  aristocratiques  de  notre  Europe  :  ils 
descendent  des  vieux  Romains,  comme  l'a  prouvé  incon- 
testablement la  noble  figure  de  Polichinelle,  récemment 
découverte  dans  les  fouilles  de  Capoue,  où  elle  fait  partie 
d'une  peinture  antique  représentant  une  scène  des  Atel- 
lanes.  Polichinelle  se  trouve  aussi  sur  plusieurs  de  ces  vases 
grecs  en  terre ,  auxquels  on  donne  vulgairement  le  nom 
d'Etrusques. 

Si  je  n'avais  un  profond  respect  pour  les  puissances  ,  et 
la  crainte  de  scandaliser  les  regards  scrupuleux,  je  donne- 
rais l'analyse  d'une  autre  pièce  de  marionnettes,  que,  deux 
ou  trois  mois  après  mon  départ  de  Rome ,  je  vis  représenter 
deux  fois  à  Xaples,  et  dont  les  drnmalis  personce  ïçvQnt 
pressentir  ou  deviner  le  dangereux  caractère  : 
«  Le  roi  de  Naples. 

»  Le  prince  royal ,  portant  plainte  contre  sa  femme. 
»  La  duchesse  de  Florida  ,  épouse  (  de  la  main  gauche  ) 
de  S.  M. 

»  Un  apothicaire. 
»  Courtisans  et  lazzaronis.  » 

Nous  n'étions  que  sept  personnes  dans  la  chambre  où  la 
représentation  avait  lieu.  Trois  d'entre  les  Italiens  se  char- 
gèrentde  parler  pour  les  marionnettes,  le  soir  delà  première 
représentation  -,  le  lendemain  ,  les  trois  spectateurs  de  la 


FORCES  NAVALES,  ETC.  33^ 

veille  relayèrent  les  trois  premiers  interlocuteurs  qui  joui- 
rent à  leur  tour  de  cette  délicieuse  bouffonnerie  !  O  les  ad- 
mirables caricatures  !  ô  les  graves  personnages!  Quel  mé- 
lange de  la  majesté  du  rang  et  du  grotesque  baragouin 
des  lazzaroni  !  Quelle  vérité  surtout  ! 

Dans  les  pavs  où  la  scène  est  esclave  ,  c'est  une  res- 
source bien  précieuse  que  ces  marionnettes  ;  et  je  ne  pour- 
rais résister  à  l'envie  de  tracer  quelques  scènes  de  fantoc- 
cini  à  l'usage  de  France  et  d'Espagne ,  si  cet  article  n'était 
un  peu  long  pour  un  sujet  si  léger.  Je  m'arrête  après  avoir 
traité ,  comme  La  Harpe ,  de  la  satire ,  de  la  tragédie  ,  de 
la  comédie,  du  ballet,  et  avoir  disserté  avec  la  gravité  d'un 
maître  et  mérité  le  titre  d'Aristoîe  des  marionnettes. 
(New  Monthlj  Magazine.  ) 


^,fattstt(|tte. 


FORCES   NAVALES  DES  PUISSAT5CES  DU  CONTINENT    DE   l'eUROPC 
COMPARÉES   A    CELLES    DE   LA   GRANDE-BRETAGNE. 


Les  documens  qu'on  va  lire  ont  été  recueillis  par  le 
capitaine  Jones,  de  la  marine  royale  d'Angleterre,  qui  a 
parcouru  presque  toute  l'Europe  pour  voir  les  établisse- 
mens  maritimes  des  diverses  nations.  Ceux  qui  ne  seront 
pas  satisfaits  de  ses  jugemens  pourront  s'en  prendre  à 
l'orgueil  national  dont  tout  Anglais  est  accusé  ;  mais  ils  ne 
refuseront  pas  de  reconnaître  que  l'observateur  était  en 
état  de  bien  voir  et  de  ne  pas  se  méprendre  sur  les  faits , 
les  institutions  et  leur  influence.  Il  ne  s'est  pas  borné  à  vi^ 

XV.  22 


3J8  FORCES  NAVALES 

siter  les  ports,  les  chantiers ,  les  arsenaux  ]  ses  observations 
se  sont  étendues  aux  lois  qui  régissent  la  marine ,  au  re- 
crutement de  l'armée  navale ,  aux  écoles  ,  à  l'administra- 
tion. Sa  tournée  d'inspection  commença  par  la  France  et 
la  Hollande  :  il  ne  fit  qu'une  courte  station  en  Danemarck 
et  en  Allemagne,  séjourna  plus  long-tems  en  Suède,  et 
surtout  en  Russie,  où  il  avait  à  voir  plus  de  choses,  et  à  les 
examiner  avec  plus  d'attention.  Mais,  quoique  la  marine 
fût  l'objet  spécial  de  ses  études,  il  ne  pouvait  manquer,  en 
bon  Anglais ,  d'observer  les  peuples ,  les  gouvernemens , 
et  de  rapporter  de  ses  courses  de  nouveaux  motifs  pour 
aimer  sa  patrie.  Cependant,  on  trouve  dans  ses  récits  quel- 
ques exemples  de  bonheur  public  :  ses  tableaux  ne  sont 
pas  tous  affligeans  j  on  en  jugera  par  son  entrevue  avec  le 
roi  Charles-Jean ,  qu'il  raconte  avec  des  particularités  d'au- 
tant plus  intéressantes  qu'elles  caractérisent  à  la  fois  et  le 
peuple  suédois  et  son  monarque. 

((  Au  jour  qui  nous  fut  assigné,  nous  nous  rendîmes  au 
palais  par  ce  que  l'on  nomme  le  Côté  du  Prince ,  et  nous 
montâmes  les  degrés  sans  rencontrer  personne.  Enfin,  nous 
aperçûmes  un  domestique  portant  la  livrée  du  roi ,  habit 
bleu  galonné  en  argent  ;  il  nous  fit  entrer  dans  une  pièce 
où  nous  trouvâmes  quelques  officiers  qui  nous  firent  pas- 
ser dans  la  salle  du  conseil.  Les  grands  officiers  y  étaient 
réunis,  et  nous  y  remarquâmes  principalement  l'amiral 
Steinbrock  ,  surchargé  de  décorations.  11  s'entretint  avec 
nous ,  jusqu'à  ce  qu'un  chambellan  vînt  nous  prendre 
pour  nous  conduire  à  la  salle  d'audience  -,  c'est  une  longue 
galerie,  ornée  de  sculptures  etde  tableaux.  Trois  hommes, 
sans  uniforme,  étaient  à  l'autre  extrémité,  et  attendaient 
le  roi,  qui  ne  tarda  pas  à  paraître,  s'entretint,  pendant 
quelques  minutes  ,  avec  ces  personnes ,  et  vint  à  nous.  Je 
fus  le  premier  qu'il  interrogea  ;  lorsqu'il  sut  que  j'étais 
marin,  il  me  demanda  si  j'avais  servi  aux  Indes-Occiden- 


DES  PUISSANCES  DV  CONTINENT  DE  i/eL'ROPE,    ETC.  33(j 

laies,  dans  la  Méditerranée,  dans  la  Ballique.  Adressant 
ensuite  la  parole  à  mon  frère,  et  apprenant  qu'il  est  ingé- 
nieur, il  s'étonnaqu'il  portàtun  uniforme  rouge.  «  Au  reste, 
dit-il,  cet  habit  est  d'un  bel  fefifet  et  vous  sied  à  merveille  ; 
mais  toutes  les  autres  nations  ont  adopté  le  bleu  pour  les  ingé- 
nieurs. Je  pense  bien  que,  lorsque  vous  faisiez  la  guerre  en 
Espagne,  vous  portiez  un  habit  d'une  autre  couleur.  Lors- 
que les  ingénieurs  sont  attachés  à  l'état-major  et  chargés 
de  faire  des  reconnaissances,  il  ne  faut  pas  que  la  couleur 
de  leur  habit  se  montre  de  loin  et  les  désigne  plus  parti- 
culièrement aux  coups  de  ^ennemi.  Je  viens  de  recevoir 
ta  nouvelle  fâcheuse  de  la  mort  du  marquis  de  London- 
derry,  »  ajouta-t-il,  et  il  fit  l'éloge  de  ce  ministre  qui  avait 
porté  si  haut  la  puissance  et  la  prospérité  de  l'Angleterre. 
«  Il  faut  dire  cependant  que ,  dans  les  dernières  conven- 
tions qui  ont  fixé  l'état  de  l'Europe,  votre  ministre,  tout 
habile  qu'il  était,  n'a  pas  tiré  un  parti  assez  avantageux  de  la 
position  de  l'Angleterre  à  cette  époque.  Je  ne  le  place  point 
à  côté  de  Pitt  \  mais ,  en  considérant  ce  qu'il  a  fait,  les  cir- 
constances où  il  montra  l'étendue  de  son  esprit  et  de  ses 
ressources ,  le  calme  qu'il  conservait  au  milieu  des  débats 
les  plus  animés,  je  ne  puis  m'empècher  de  le  mettre  au 
rang  des  grands  ministres.  »  Il  nous  dit  ensuite  qu'il  était 
bien  aise  de  nous  apprendre  que  notre  souverain  jouissait 
de  la  meilleure  santé ,  lorsqu'il  s'embarqua  pour  aller  en 
Ecosse.  Il  s'informa  du  tems  que  nous  avions  déjà  passé  en 
Suède,  des  voyages  que  nous  avions  faits  dans  l'intérieur, 
parla  de  la  sûreté  des  routes ,  quoique  l'on  n'y  vît  point  de 
gendarmes.  «  Nous  n'en  avons  pas  un  seul,  dit-il;  seule- 
ment ,  de  distance  en  distance ,  au  lieu  de  rendez-vous  ,  on 
place  un  officier  chargé  d'empêcher  que  les  querelles  entre 
particuliers  ne  dégénèrent  en  combats,  et  de  requérir,  au 
besoin,  l'assistance  des  voisins  qui  ne  la  refusent  jamais. 


34o  FORCES  NAVALES 

Ces  officiers  font  à  peu  près  l'office  de  vos  constables , 
mais  je  doute  qu'ils  soient  aussi  bien  payés.  » 

»  Nous  apprîmes  du  roi  beaucoup  d'autres  détails  sur 
l'administration.   Rien   de    plus  paisible   que  la  manière 
d'appeler  les  conscrits  pour  compléter  l'armée  5  on  publie 
leurs  noms  dans  les  églises,  et  ils  viennent.  Point  de  per- 
cepteurs d'impositions;  les  contribuables  sont  avertis   du 
tems  où  ils  doivent  payer,   et  chacun  porte  sa  quote  part 
à  la  caisse ,  ce  qui  diminue  beaucoup  les  frais  de  percep- 
tion. «  Nos  taxes  sont  assez  légères  ;  les  Suédois  sont  pau- 
vres, mais  contens.  En  Hollande,   on  paie  8  pour  100  du 
revenu;  en  Prusse  i3  -,  en  Danemarck  12  ;  j'ai  calculé  que 
toutes  nos  charges  ne  vont  pas  au-delà  de  5  pour  100.  En 
Angleterre ,  vous  payez  beaucoup  plus ,  parce  que  vous 
êtes  riches;  d'ailleurs,  vous  avez  vos  impôts  indirects  aux- 
quels j'avoue  que  je  ne  comprends  rien.  Vous  n'avez  pas 
trouvé  ici  l'opulence  de  votre  patrie  ;  notre  pays  n'abonde 
qu'en  bois  et  en  fer.  Nous  avons  aussi  quelque  peu  d'ar- 
gent ,  mais  nos  mines  s'épuisent ,   surtout  celles  de  Nor- 
wége,  suivant  les  rapports  qui  m'ont  été  faits.  Cependant 
l'exploitation  peut  durer  encore  quatre  ou  cinq  siècles  ,  ce 
qui  est  rassurant,   même  pour  une  nation.   Quant  à  nos 
mines ,  ou  nos  carrières  de  fer,  comme  on  les  exploite  à  ciel 
ouvert  comme  des  masses  de  pierre  ,  on  estime  qu'elles  ne 
seront  pas  épuisées  au  bout  de  quinze  siècles  ,  ce  qui  équi- 
vaut à  l'éternité. 

»  Tous  avez  dû  remarquer  que  le  peuple  jouit  d'une 
grande  liberté,  et  qu'on  trouve  généralement,  sur  les  vi- 
sages suédois ,  l'expression  du  contentement.  Ici  ,  l'ordre 
se  maintient  sans  efforts,  parce  que  la  nation  est  bonne, 
essentiellement  morale.  Je  remercie  chaque  jour  la  Pro- 
vidence qui  a  bien  voulu  me  confier  le  sort  de  celte  intéres- 
sante population.  Je  regrette  de  ne  pouvoir  vous  entretenir 


DES  mSSANCES  DU   CO^TINENT  DE    l'eUROPE  ,    ETC.  34  I 

plus  long-tems  aujourd'hui ,  parce  que  j'ai  des  occupations 
hors  de  la  ville.  Je  reviendrai  lundi,  et  je  vous  donne 
rendez-vous  dans  une  petite  habitation  près  de  Stockholm 
ou  je  me  plais  beaucoup;  j'y  cultive  des  fleurs.  Ce  n'est 
qu'une  chaumière  :  mais  les  fleurs  y  viennent  bien  et  pro- 
curent beaucoup  d'agrémens  à  ceux  qui  les  cultivent ,  et 
réjouissent ,  par  leur  odeur,  ceux  qui  se  bornent  à  en  jouir 
de  cette  manière.  Eh  bien,  messieurs,  à  lundi,  et  à  dîner.» 
Le  roi  est  un  homme  d'environ  cinq  pieds  six  pouces , 
basanné,  d'un  regard  pénétrant.  Quoiqu'il  soit  sexagénaire, 
sa  tête  est  couverte  d'une  épaisse  chevelure  d'un  noir  de 
jais. 

M.  Jones  garantit  l'exactitude  des  détails  qu'il  donne 
sur  la  marine  militaire  des  états  de  l'Europe ,  la  France  ex- 
ceptée ,  parce    qu'ayant   visité  à  deux  époques  éloignées 
l'une  de  l'autre  les  ports  français  sur  les  côtes  de  l'Océan 
et  ceux  de  la  Méditerranée,  on  peut  avoir  ajouté  quel- 
ques vaisseaux  à  ceux  qu'il  y  a  vus  ;  mais  ces  légères  va- 
riations se  bornent  à  deux    vaisseaux  de  ligne  tout  au 
plus,  et  à  une  demi-douzaine  de  frégates.  Suivant  lui,  la 
France  aurait  02  vaisseaux  de  ligne,  82  frégates  et  un  plus 
grand  nombre  de  petits  bâtimens ,  corvettes  et  bricks.  La 
Russie  vient  ensuite,  quant  au  nombre  de  vaisseaux;  en 
réunissant  les  élablissemens  de  la  Baltique  et  ceux  de  la 
mer  Noire,  cette  puissance  présente  une  force  de  42  vais- 
seaux de  ligne,  18  frégates  et  une  vingtaine  de  petits  bâ- 
timens. La  Suède  vient  occuper  le  troisième  rang  avec  sa 
flotte  de  12  vaisseaux  de  ligne,  6  frégates  et  10  corvettes 
ou  bricks.  La  marine  du  Danemarck  est  très-faible  depuis 
les  pertes  que  Nelson  lui  fit  éprouver,   et  la  prise  de  ses 
vaisseaux  en  1807  :  elle  est  réduite  aujourd'hui  à  4  vais- 
seaux deligne,  6  frégates  et  quelques  petitsbâtimens.  La  Hol- 
lande n'a  tout  au  plus  qu'un  vaisseau  de  plus  que  le  Dane- 
marck ;  en  Autriche  on  ne  compte  pas  plus  de  i  o  bâtimens 


34tî  FORCES   NAVALES 

de  toutes  grandeurs.  Les  forces  navales  de  l'Espagne  et  du 
Portugal  sont  si  insignifiantes,  que  M.  Jones  ne  daigne  pas 
en  faire  mention.  En  somme,  toutes  les  marines  militaires 
du  continent  européen  se  composent  de  1 16  vaisseaux  de 
ligne,  ^4  frégates  et  92  corvettes  ou  bricks ,  tandis  que  la 
Grande-Bretagne  à  elle  seule  possède  i38  vaisseaux  de 
ligne,  i46  frégates  et  240  petits  bàtimens.  Il  est  donc  hors 
de  doute  que  toute  l'Europe  réunie  ne  peut  espérer  sur 
mer  aucun  succès  contre  les  forces  navales  de  l'Angleterre. 

Mais  il  ne  suffit  pas  de  comparer  de  part  et  d'autre  le 
matériel  de  la  marine  5  il  faut  aussi  tenir  compte  du  nombre 
des  marins,  de  leur  bravoure,  de  leur  habileté,  et  c'est 
en  cela  que  consiste  principalement  la  supériorité  de  nos 
flottes.  On  sait  que ,  depuis  le  retour  des  Bourbons ,  la 
France  n'a  rien  épargné  pour  rétablir  sa  marine,  et  qu'elle 
est  aujourd'hui  très-supérieure  à  celle  des  autres  puissances 
continentales^  maisM.  Jones  pense  qu'on  n'a  pas  assez  pour- 
vu à  la  bonne  composition  et  à  l'instruction  des  équipages. 

«  En  France ,  les  matelots  sont  enrôlés  et  portés  sur  le 
contrôle  delà  marine,  sous  Tinspection  des  commandans 
des  ports  5  on  prend  sur  les  registres  le  nombre  d'hommes 
dont  on  a  besoin ,  et  on  les  dirige  vers  le  lieu  de  leur  desti- 
nation, le  havre-sac  sur  le  dos  comme  des  conscrits,  et 
avec  beaucoup  moins  de  possibilité  d'échapper  en  route  ; 
car  ils  ne  peuvent  trouver  de  l'occupation  dans  aucun  port, 
sans  prouver  qu'ils  ont  obtenu  la  permission  de  quitter  le 
lieu  de  leur  naissance  ou  de  leur  dernier  séjour,  La  con- 
trainte à  laquelle  ils  sont  assujettis  fait  un  très-mauvais 
effet  et  contraste  d'une  manière  choquante  avec  les  fran- 
chises dont  jouissent  les  matelots  anglais,  dont  la  liberté 
t'St  très-grande,  excepté  sur  un  point  dont  je  parlerai 
plus  loin. 

»  Un  autre  vice  de  la  conscription  maritime  en  France, 
c'est  que,  ])our  la  rendre  moins  odieuse  et  diminuer  le 


PES  PUISSANCES   DX'   COINÏIJNEAT   IlE  l'eIHOI'E,    ETC.  3/j'î 

nombre  des  réclamations,  on  accorde  beaucoup  de  dis- 
penses ,  en  sorte  que  tout  le  poids  du  service  est  supporté 
par  des  malheureux  que  personne  ne  protège;  les  prétextes 
ordinaires  pour  accorder  les  exemptions  ont  une  apparence 
morale:  ce  sont  des  parens  à  soulager,  des  enfans  à  nour- 
rir, etc.  Il  en  résulte  que,  lorsqu'on  a  besoin  d'un  certain 
nombre  d'hommes  pour  composer  les  équipages,  on  ne 
prend  ordinairement  que  des  jeunes  gens  sans  aucune  ex- 
périence ,  et  point  de  marins  instruits ,  parce  qu'en  France 
ces  hommes  sont  presque  tous  pères  de  famille.  Cependant 
il  en  faut  toujours  un  bon  nombre  dans  l'équipage  d'un 
vaisseau  pour  diriger  et  instruire  les  novices,  et  les  rendre 
capables  de  transmettre  un  jour  l'instruction  qu'ils  ont 
reçue. 

»  Les  équipages  français  sont  presqu'entièrement  compo- 
sés de  pêcheurs  ou  d'hommes  livrés  au  petit  cabotage.  Ils  ont 
aussi  peu  d'idées  d'un  vaisseau  de  guerre,  que  s'ils  n'avaient 
jamais  vu  la  mer ,  ils  n'ont  presque  jamais  navigué  de  nuit. 
Il  ne  faut  pas  juger  des  caboteurs  de  France  d'après  ceux 
d'Angleterre  5  lorsqu'un  vaisseau  de  ligne  français  est  dans 
le  port,  avec  son  équipage  complet ,  ses  officiers  et  tout  ce 
qu'il  faut  pour  appareiller,  il  a  très-bonne  mine;  déjeunes 
matelots  pleins  de  santé,  de  vigueur,  d'activité;  une  bi- 
bliothèque abord,  force  ouvrages  de  navigation  pour  l'é- 
cole d'enseignement  mutuel,  destinée  à  donner  à  toute 
cette  jeunesse  l'instruction  qui  lui  manque;  tout  va  bien, 
si  l'on  ne  sort  pas  de  la  rade;  mais  si  l'on  est  en  route, 
et  qu'un  grain  surprenne,  pendant  la  nuit,  cet  équipage 
novice,  on  ne  trouve  point  de  bras  pour  les  manœuvres, 
et  l'on  est  en  péril.  C'est  au  large  et  non  dans  un  port  ou 
une  rade  que  l'on  peut  apprendre  le  métier  d'homme  de 
mer  ,  et  que  le  canonnier  devient  habile  et  sûr  de  son 
coup,  malgré  le  roulis  du  vaisseau.  En  France,  les  ca- 
non niers  matelots  sont  d'une  adresse  admirable,   lorsque 


544  fORCES  NAVALES 

l'exercice  est  fait  dans  le  port;  mais  cette  sorte  d'habiletë 
ne  suffit  point  pour  les  combats  sur  mer.  Le  matériel 
de  l'artillerie  de  la  marine  française  est  excellent  ;  mais , 
pour  en  faire  un  usage  profitable,  il  faut  une  habitude 
de  la  mer  que  l'on  ne  donne  pas  assez  aux  canonniers 
français.  J'ai  eu  l'occasion  de  constater  que,  pour  bien 
commander  l'artillerie  en  mer,  il  faut  avant  tout  être  bon 
matelot,  et  qu'un  bon  matelot  en  vaut  au  moins  deux  de 
capacité  ordinaire.  Jamais  on  n'aura  de  bons  canonniers 
si  on  ne  commence  par  en  faire  des  hommes  de  mer.  Le 
matelot  habile  sent  lui-même  sa  supériorité  ^  il  n'obéit 
qu'avec  répugnance  à  des  chefs  qu'il  n'estime  point,  parce 
qu'il  a  vu  et  jugé  leur  maladresse.  Tant  que  les  choses 
subsisteront ,  en  France,  dans  l'état  où  je  les  ai  vues,  un 
vaisseau  français  sera  hors  d'état  de  se  mesurer  contre  un 
vaisseau  anglais  de  même  force.  » 

M.  Jones  est  satisfait  de  la  marine  suédoise ,  à  laquelle 
il  ne  manque  que  la  force  numérique.  Dans  ce  pays,  on  ne 
craint  point  de  manquer  de  bons  matelots  ;  la  marine  mar- 
chande en  fournit  un  assez  grand  nombre  j  mais  l'économie 
imposée  au  gouvernement  d'un  pays  pauvre  permet  à 
peine  d'entretenir  le  matériel  tel  qu'il  est  \  une  augmenta- 
tion sera  presque  impossible,  jusqu'à  ce  que  les  deux 
royaumes  soient  parvenus  au  degré  de  prospérité  que  la 
sagesse  du  gouvernement  leur  promet.  Dans  l'état  actuel 
de  la  marine  suédoise,  quoique  les  vaisseaux  soient  en 
assez  mauvais  état,  M.  Jones  ne  craint  pas  d'affirmer  qu'un 
vaisseau  russe  est  hors  d'état  de  combattre  avec  avantage 
contre  un  vaisseau  suédois. 

La  force  navale  de  la  Russie  ne  lui  paraît  qu'un  effort  de 
l'art  qui  lutte  contre  la  nature.  Le  nombre  des  vaisseaux 
de  guerre  est  hors  de  proportion  avec  les  ressources  en 
matelots  qu'on  peut  trouver  dans  la  marine  marchande^  et 
comme  celle-ci  est  peu  susceptible  de  s'accroître  ,  il  semble 


DES  fUISSAKCES  DU  CONTINENT    DE   L  EtROPE,   ETC.  34^ 

que  le  gouvernement  russe  ne  ferait  qu'une  dépense  inu- 
tile, s'il  augmentait  le  matériel  de  sa  marine  militaire. 
Quant  au  personnel  de  cette  marine ,  M.  Jones  n'en  dit 
point  son  opinion ,  si  ce  n'est  en  exposant  quelques  faits. 
Comme  les  matelots  sont  tirés  de  l'intérieur  des  terres, 
ainsi  que  les  recrues  pour  les  troupes  de  ligne,  on  en  a 
formé  des  bataillons,  et  l'organisation  des  équipages  est 
modelée  sur  celle  de  l'infanterie.  Cette  bizarre  composition 
donna  lieu  à  une  méprise  qui  pouvait  devenir  fâcheuse  : 
une  escadre  russe  étant  arrivée  à  Portsmouth ,  les  habitans 
prirent  les  matelots  pour  des  soldats  déguisés ,  et  soupçon- 
nèrent qu'on  ne  les  déguisait  ainsi  que  dans  des  vues  per- 
fides. Quelques  croisières  dans  la  Baltique  ne  suffisent  pas 
pour  donner  assez  d'expérience  aux  flottes  de  cette  mer, 
et  celles  de  la  mer  Noire  ont  encore  moins  l'occasion  de 
s'instruire.  L'ordonnance  s'oppose  même  aux  efforts  que 
les  capitaines  de  vaisseaux  pourraient  faire ,  par  un  zèle 
très-louable ,  pour  le  bien  du  service  ;  il  leur  est  défendu 
de  tenir  en  mer  après  l'équinoxe  d'automne,  et  celui  qui 
ne  serait  pas  rentré  à  cette  époque ,  même  pour  de  très- 
bonnes  raisons,  serait  dégradé,  s'il  perdait  son  vaisseau. 

Malgré  ces  désavantages ,  M.  Jones  pense  que  la  marine 
militaire  des  Russes  peut  faire  encore  d'assez  grands  pro- 
grès. Ce  peuple,  dit-il,  est  très-habile  imitateur,  et,  s'il 
était  mieux  conduit ,  il  irait  aussi  loin  qu'aucune  autre  na- 
tion, et  peut-être  en  moins  de  tems.  Ajoutons  qu'une 
politique  prévoyante,  amie  du  repos  et  de  la  prospérité 
commerciale  de  l'Europe  méridionale  et  de  la  Grande- 
Bretagne,  ne  favorisera  point  les  développemens  de  la 
puissance  navale  des  Russes.  Ce  n'est  pas  sans  inquiétude 
que  les  Anglais  ont  vu  arriver  à  Portsmouth  une  escadre 
russe ,  beaucoup  plus  forte  que  ne  devait  être  le  contingent 
de  la  Russie ,  pour  composer  la  flotte  des  puissances  mé- 
diatrices en  faveur  de  la  Grèce.  Tant  que  les  ports  de  la 


346  FORCES  NAVALES,   ETC. 

Russie  sur  la  Baltique  seront  fermés  par  les  glaces  pendant 
la  moitié  de  l'année ,  et  que  les  '^'urcs  tiendront  les  clefs 
du  passage  de  la  mer  Noire  à  la  Méditerranée ,  ni  le  com- 
merce ,  ni  les  vaisseaux  de  guerre  de  la  Russie  ne  seront 
un  sujet  d'inquiétude  pour  l'Europe;  mais  si  Constanti- 
nople  est  soumise  aux  Tzars ,  si  cette  formidable  puissance 
du  Nord  parvient  à  dompter  le  Caucase,  domine  sur  les 
deux  mers  séparées  par  cette  chaîne,  et  menace  l'Asie 
Mineure  ,  rien  ne  pourra  contrebalancer  sa  puissance  dans 
la  Méditerranée ,  et  sa  marine  marchande  assurera  la  force 
de  ses  armées  navales. 

On  ne  peut  que  louer  le  généreux  effort  des  trois  puis- 
sances médiatrices ,  en  faveur  d'un  peuple  soumis  à  la  plus 
barbare  oppression  -,  mais  que  les  sentimens  d'humanité  ne 
nous  fassent  point  négliger  le  soin  de  notre  avenir.  Sans 
examiner  si  l'empire  turc  est  une  barrière  assez  forte  contre 
les  invasions  dont  la  Russie  peut  menacer  l'Europe,  on 
peut  assurer  dans  tous  les  cas  que  l'accroissement  de  sa 
puissance  n'est  désirable  pour  aucune  autre  nation,  et 
qu'il  ne  convient  nullement  à  l'Angleterre  de  permettre 
que  Constantinople  tombe  entre  ses  mains. 

{Monthly  Revicw.) 


onmUs  ces  (gQcicnces, 

DE    LA    LITTÉRATURE,     DES    BEAUX-ARTS,    DU    COMMERCE,    DES 
ARTS    INDUSTRIELS,   DE  l'agRICULTURE  ,   ETC. 


Observations  sur  la  manière  de  dessiner  les  oiseaux. 
—  M.  Audubon  (i),  l'auteur  de  ces  observations,  élève,  à 
Tornithologie  américaine,  le  plus  beau  monument  qu'on 
lui  ait  dédié  jusqu'à  ce  jour.  Son  ouvrage  sera  composé 
en  très-grande  partie  de  planches  faites  avec  des  précau- 
tions qu'il  développe  dans  une  lettre  adressée  à  un  ami. 
Quelques  extraits  de  cette  lettre  feront  juger  des  difficultés 
que  doit  surmonter  un  dessinateur  scrupuleux  ,  lorsqu'il 
veut  que  l  image  représente,  aussi  fidèlement  qu'il  est  pos- 
sible ,  un  oiseau  vivant ,  ses  attitudes  ,  la  vivacité  de  ses 
yeux,  et  fasse  deviner  la  pétulance  de  ses  mouvemens.  \ 

«  J'étais  fort  jeune,  dit  M.  Audubon,  quand  je  débar- 
quai aux  Etats-Unis.  Ce  pays,  qui  est  aujourd'hui  ma  pa- 
trie ,  me  procura  sur-le-champ  l'occasion  de  me  livrer  à  ma 
passion  dominante,  l'étude  des  oiseaux  ;  non  dans  les  livres, 
mais  dans  les  forets,  dans  la  nature.  Je  résolus  d'y  consa- 
crer tout  ce  tems  que  l'on  nomme  loisir,  et  de  faire  des  des- 
sins coloriés  et  de  grandeur  naturelle  de  chaque  espèce  de 
l'Amérique  du  Nord.  J'avais  eu ,  dès  mon  enfance  ,  un 
excellent  maître  de  dessin,  et  j'avais  mis  ses  leçons  à  pro- 
fit :  mais  je  sentais  qu'il  me  fallait  un  nouvel  apprentissage 

(i)  îsOTE  DE  l'Éd.  Nous  avons  déjà  inséré  dans  notre  recueil  plusieurs 
morceaux  de  ce  grand  observatem-.  Voyez  l'article  sur  les  Crocodiles  amé- 
ricains, celui  sur  les  Pigeons  des  Étals-  Unis ,  et  celui  sur  les  Serpens  à 
Sonnettes  ,  dans  les  numéros  11,  1^  et  27. 


348  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

pour  les  objets  que  je  voulais  peindre.  Je  n'étais  pas  satis- 
fait des  meilleurs  dessins  à  Taquarelle  que  l'on  avait  faits 
jusqu'alors  ;  je  n'y  reconnaissais  pas  les  plumes  des  oiseaux 
et  leurs  divers  accidens  de  lumière  :  il  me  semblait  que 
ces  représentations ,  assez  correctes  pour  les  besoins  de  la 
science,  étaient  encore  loin  de  satisfaire  les  amateurs  judi- 
cieux des  beautés  de  la  nature.  Je  me  mis  donc  préalable- 
ment à  la  recherche  d'une  manière  de  dessiner  qui  pût  me 
faire  illusion  à  moi-même ,  et  donner  une  idée  juste  et 
complète  de  son  objet. 

»  Mes  premiers  essais  ne  furent  pas  encourageans.  Mes 
dessins  manquaient  de  relief^  je  ne  réussissais  point  à  don- 
ner à  mes  peintures  cet  air  de  vie  qui  attire  «le  spectateur, 
et  fixe  ses  regards  et  son  attention  ;  je  n'étais  qu'au  niveau 
des  dessinateurs    ordinaires  ^    ma  persévérance   aurait  eu 
peine  à  se  soutenir,  si  chacune  des  découvertes  que  je  fai- 
sais dans  les  bois  ne  m'eût  point  encouragé  à  reprendre 
mes  pinceaux.  Enfin  ,  à  force  d'application  et  de  régularité 
dans  mon  travail,  je  trouvai  un  procédé  qui,  sans  être  par 
trop   lent ,    produisait  l'effet  que   je    cherchais    :  dès   ce 
moment ,  je  renonçai  à  tout  ce  que  j'avais  déjà  fait  \  en- 
viron deux  cents  dessins  furent  déchirés  ou  dispersés  au 
dehors,    et  je   recommençai   tout  mon    travail    avec  un 
zèle  soutenu  par  la  certitude   du   succès.  Je   repris  mes 
courses  dans  les  bois ,  et  les  oiseaux  ne  furent  plus  l'unique 
objet  de  mon  attention;  je  voulus  dessiner  aussi  avec  le 
même  soin ,  et  d'après  nature ,  les  arbres ,  les  arbribseaux 
et  les  fleurs  ,  afin  d'associer  dans  mes  tableaux  des  objets 
que  la  nature  nous  offre  constamment  réunis.  Je  m'assu- 
jettis à  un  ordre  de  travail  qui ,  dans  aucun  cas  ,  ne  devait 
être  changé  -,  je  m'imposai  l'obligation  de  ne  jamais  omettre, 
dans  aucune  espèce  ,  les  femelles  ni  les  jeunes  oiseaux , 
afin  que  l'on  eût  sous  les  veux  les  variations  de  leur  plu- 
mage. Les  ornithologistes,  quoique  suffisamment  avertis, 


DU  COMMERCE,    DE  l'iNDUSTRIE,  ETC.  3^q 

ont  eu  souvent  le  tort  de  ne  pas  reconnaître  ces  change- 
mens  individuels ,  et  de  multiplier  mal  à  propos  les  variétés, 
et  même  les  espèces.  Je  projetai  de  rassembler,  dans  un 
tab  le  au  de  famille ,  les  deux  sexes  et  tous  les  âges  de  chaque 
espèce  emplumée ,  en  choisissant,  pour  chaque  partie  de 
ce  groupe,  les  individus  les  mieux  caractérisés ,  les  mieux 
pourvus  des  qualités  propres  à  leur  âge  et  à  leur  sexe.  Mes 
courses  dans  les  bois  m'avaient  mis  au  fait  des  habitudes  et 
des  voyages  de  la  plupart  de  ces  espèces  ;  je  savais  assez  bien 
où  je  pourrais  trouver  les  échantillons  dont  j'avais  besoin. 
D'ailleurs ,  je  ne  me  pressais  point ,  et  _,  pour  achever  un 
dessin  ,  j'attendais  quelquefois  des  mois  et  même  des 
années. 

»  Je  sais  que  les  naturalistes  de  cabinet  exigent  qu'on 
représente ,  suivant  leurs  usages ,  les  caractères  génériques 
et  spécifiques  :  je  me  suis  aussi  conformé  aux  désirs  de  ces 
messieurs ,  mais  sans  m'écarter  de  mon  but ,  sans  renoncer 
un  seul  moment  à  peindre  la  nature  telle  que  je  l'ai  vue. 
Je  n'employais  pas  indifféremment  les  oiseaux  dont  j'étais 
abondamment  pourvu  -^  par  quelque  motif  que  ce  soit ,  je 
préférais  le  produit  de  mes  chasses  à  tout  ce  qui  me  venait 
d'ailleurs.  Je  prenais  mes  modèles  parmi  les  individus  tués 
le  plus  récemment,  et,  au  moyen  d'un  appareil  convenable, 
je  les  fixais  dans  leur  attitude  la  plus  habituelle ,  ou  dans 
celle  de  l'action  que  le  dessin  devait  représenter.  Dans  cet 
état 2  je  les  mesurais  avec  précision ,  et  les  mesures  étaient 
appliquées  sur  mon  dessin ,  afin  de  faire  cadrer  exactement 
la  copie  avec  l'original.  Je  me  suis  fait  aussi  une  méthode 
pour  transporter,  sur  mon  papier,  les  dimensions  raccour- 
cies, sans  m'en  rapporter  au  simple  coup  d'oeil,  moins 
digne  de  confiance  que  la  plupart  des  dessinateurs  ne  le 
supposent.  Ayant  ainsi  rassemblé  mes  instrumens  et  monté 
mon  atelier,  ambulant  ou  stationnaire,  j'ai  pu  fixer  l'époque 
de  mes  premiers  travaux  -,  c'est  l'année  i8o5.  Il  me  fallut 


350  ^'aUVELLES  DES  SCIEIVCES, 

revenir  sur  mes  pas ,  dans  des  circonstances  moins  favo- 
rables que  celles  qui  m'avaient  si  bien  secondé  dix  ans  au- 
paravant -,  une  grande  partie  du  tems  que  j'aurais  voulu 
consacrer  à  l'observation  et  à  la  rechercbe  des  oiseaux  était 
réclamée  impérieusement  par  les  affaires.  Mes  courses 
lointaines  furent  quelquefois  infructueuses ,  et  par  consé- 
quent très-pénibles  :  plus  d'une  fois  je  fus,  ou  du  moins 
je  me  crus  prêt  à  renoncer  à  mon  entreprise  ,  et  à  résister 
désormais  à  une  passion  qui  m'avait  coûté  jusqu'alors  tant 
de  peines  si  faiblement  récompensées. 

•»  Je  n'étais  connu  d'aucun  naturaliste  :  j'observais,  je 
travaillais  seul  -,  dans  la  crainte  de  m'écarler  de  la  bonne 
voie,  j'avançais  lentement  et  avec  précaution,  mais  sans 
m'arréter.  J'ai  fait  rarement  usage  des  renseignemens  que 
je  recueillais  chemin  faisant,  et  qu'on  m'offrait  toujours 
plus  que  je  ne  le  demandais  ;  je  n'ajoutais  foi  qu'à  ceux 
qui  me  venaient  des  chasseurs  et  des  gardes  placés  sur  les 
frontières  :  j'avais  eu  plus  d'une  occasion  de  vérifier  leurs 
observations  et  de  m'assurer  de  l'exactitude  de  leurs  rap- 
ports. Quant  à  ceux  qui  me  racontaient  des  faits  qu'ils 
n'avaient  vu  que  rarement,  ou  dont  ils  parlaient  par  oui- 
dire  ,  j'étais  en  garde  contre  l'exagération  naturelle  des  con- 
teurs qui  ont  ordinairement  tant  de  peine  à  se  tenir  dans  les 
limites  du  vrai.  J'avais  tellement  contracté  Ibabilude  d'ob- 
server seul ,  que  je  me  trouvais  mal  à  l'aise,  lorsqu'il  fallait 
tii'associer  plusd'iin  ou  deux  compagnons.  Organisé  ,  j)oui- 
ainsi  dire,  comme  si  j'eusse  été  destiné  aux  fonctions  d'ob- 
servateur, mon  attention  se  porte  sur  les  objets  qui  m'en- 
vironnent :  quand  je  suis  seul,  je  contemple  la  nature-,  au 
milieu  des  hommes,  c'est  l'homme  que  j'examine,  et  les 
autres  objets  ,  les  oiseaux  même,  ne  sont  plus  considérés 
qu'avec  un  peu  de  distraction. 

»  La  génération  présente  est  avide  de  curiosités  naturelles. 
On  recherche  avec  empressement  les  faits  les  plus  nou- 


1 


Dr  COMMEP.CE,    DE   l'iNDI  STRIE,   ETC.  35  I 

veaux  ,  les  moins  connus  ;  on  estime  moins  ce  qui  est  plus 
à  noire  portée.  Qu'on  apporte  quelque  dépouille  d'un  ani- 
mal d'un  pays  lointain ,  et  d'une  espèce  non  décrite  :  sur- 
}e-champ  ,  les  naturalistes  se  mettent  à  l'œuvre  ^  toutes  les 
parties  du  nouvel  objet  sont  immédiatement  examinées  , 
mesurées ,  consignées  dans  tous  les  livres.  S'agit-il  d'appro- 
fondir des  connaissances  vulgaires  ?  c'est  une  corvée  dont 
personne  ne  veut  se  charger.  Je  ne  me  suis  point  conformé 
à  ce  goût  de  notre  siècle  ;  je  m'attache  à  bien  connaître  ce 
qui  est  autour  de  moi ,  et  les  recherches  nécessaires  pour 
approfondir  et  compléter  ces  connaissances  vulgaires  ne 
sont  pas  moins  difficiles  que  celles  qui  mènent  à  de  plus 
brillantes  découvertes. 

»  Je  n'ai  jamais  dessiné  des  oiseaux  préparés  pour  les 
collections  des  cabinets  :  je  connaissais  trop  bien  le  travail 
de  ceux  qui  font  ces  préparations,  et  l'habileté  dont  ils  font 
preuve  dans  l'emploi  des  matières  qu'on  met  entre  leurs 
mains.  Ils  savent  donner  des  formes  élégantes  ,  placer  des 
yeuxbrillans,  inventer aubesoin  des palteset  des  ongles,  etc. 
Je  puis  assurer  que,  parmi  les  oiseaux  préparés  de  la  sorte, 
je  n'en  ai  pas  trouvé  un  sur  cent  dont  l'attitude  fût  natu- 
relle. Cependant,  je  suis  loin  de  désapprouver  ces  collec- 
tions-, elles  sont  très-utiles,  surtout  à  l'instruction  de  la 
jeunesse,  et  c'est  bien  assez  pour  les  rendre  précieuses. 
Ce  qu'il  y  a  d'imparfait  dans  les  notions  que  l'on  y  prend 
sera  corrigé  par  l'observation  de  la  nature.  Il  suffit  d'éveil- 
ler la  curiosité  des  jeunes  gens  ,  et  de  les  mettre  sur  la 
voie.  Mais  les  ouvrages  dont  les  progrès  de  la  science  sont 
le  but  doivent  suivre  une  marche  opposée  j  c'est  par  l'ob- 
servation de  la  nature  'vivante  qu'il  faut  commencer ,  afin 
que  les  descriptions  puissent  être  correctes  et  les  dessins 
fidèles.  Dans  ce  cas ,  le  naturaliste  doit  être  peintre ,  s'il 
ne  veut  pas  rester  trop  au-dessous  des  beautés  de  son  ob- 


352  >'OUVELLES  DES  SCIENCES  ,' 

jet.  Pense-t-on  que  Raphaël  eût  pu  composer  ses  admi- 
rables tableaux,  s'il  n'avait  vu  que  des  figures  immobiles , 
des  copies  plus  ou  moins  incorrectes ,  des  statues  inani- 
mées ,  quoique  revêtues  des  couleurs  des  êtres  vivansPOn 
ne  devine  point  la  nature,  et  fût-on  plus  grand  maître  que 
Raphaël ,  pour  la  représenter  par  la  peinture ,  il  faut  l'a- 
voir vue. 

))  Quelques  naturalistes  de  notre  tems  n'admettent  poinf 
les  ombres  dans  les  dessins  d'histoire  naturelle  :  la  singu- 
larité de  cette  opinion  m'a  surpris.  Pourquoi  dessiner  et 
colorer ,  si  votre  image  ne  fait  pas  sur  l'œil  du  spectateur 
la  même  impression  que  la  vue  de  l'objet  ?  Vous  trouverez, 
dites-vous .  de  trop  grandes  difficultés  à  bien  rendre  l'effet 
des  couleurs  dans  l'ombre  -,  eh  bien  !  ne  dessinez  point  l'his- 
toire naturelle  -,  vous  n'êtes  pas  appelé  à  servir  la  science 
par  votre  pinceau. 

M  Quelques-uns  de  mes  dessins  d'oiseaux  offrent  en 
même  tems  des  plantes ,  des  insectes,  des  reptiles,  quel- 
ques vues  du  pays  :  ces  accessoires  sont  représentés  avec 
autant  de  fidélité  que  les  oiseaux  -,  j'ose  croire  que  les  cu- 
rieux en  seront  satisfaits.  J'ai  contrarié  de  vieilles  habitu- 
des ,  heurté  des  opinions  et  des  préjugés  ^  mais,  toujours 
guidé  par  l'amour  de  la  vérité  ,  n'écrivant  et  ne  travaillant 
qu'en  présence  des  tableaux  qu'il  s'agissait  de  décrire  ou 
de  peindre  ,  je  n'avais  pas  à  consulter  ceux  qui  parlent 
d'après  les  livres  et  sans  avoir  vu. 

»  Il  est  encore  un  point  sur  lequel  je  me  suis  écarté  de 
l'usage  :  j'ai  peu  écrit,  et  beaucoup  dessiné.  Je  laisserai  à 
mes  lecteurs  le  soin  de  faire  eux-mêmes  les  descriptions,  en 
ayant  sous  les  yeux  le  Dictionnaire  des  termes  techniques. 
Rien  de  plus  facile  que  ce  travail',  et  l'on  s'en  tire  très-bien 
du  premier  coup  :  la  description  ne  manque  jamais  d'être 
conforme  au  dessin  ,  soit  que  le  texte  ait  précédé,  soit  qu  il 


DU  COMMERCE,    DE  l'iNDUSTUIE  ,  ETC.  353 

ait  été  fait  d'après  la  figure  5  mais  ce  qui  est  plus  important 
et  plus  difficile ,  c'est  que  le  dessin  soit  conforme  à  la  na- 
ture. 

»  On  ne  trouve  point  dans  le  texte  la  description  des  œufs 
de  chaque  espèce  d'oiseaux.  J'ai  pensé  qu'il  suffisait  d'en 
donner  la  figure,  et,  au-dessous,  l'époque  et  la  durée  de 
l'incubation.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  nids  ;  je  me  suis 
attaché  à  les  faire  assez  bien  connaître ,  à  les  caractériser 
par  des  traits  généraux  que  la  mémoire  pût  retenir  faci- 
lement. Mon  but  était  que  les  jeunes  naturalistes,  en  par- 
courant les  forêts,  pussent  reconnaître  l'ouvrier  à  son 
ouvrage.  Il  y  a  cependant  quelques  cas  où  cette  indication 
se  trouve  en  défaut ,  parce  que  certaines  espèces  construi- 
sent leurs  nids  avec  des  maténaux  de  différente  nature  et 
diversement  disposés,  suivant  les  circonstances,  et  que 
d'autres  s'emparent  d'un  nid  construit  par  un  oiseau  qui 
n'est  pas  de  leur  espèce.  J'ai  voulu  que  l'étude  de  l'orni- 
thologie fût  un  voyage  d'agrément ,  et  c'est  par  ce  motif 
que  j'en  ai  banni  des  descriptions  longues  et  minutieuses 
qui  arrêtent  le  voyageur  et  l'empêchent  de  se  livrer  tout 
entier  aux  objets  attrayans  dont  il  est  environné.  Mettez 
devant  le  portrait  de  Rembrant ,  fait  par  lui-même ,  un 
homme  sensible  aux  beautés  de  la  peinture ,  et  parlez-lui 
de  muscles ,  de  tendons ,  de  détails  anatomiques  pour  ex- 
pliquer le  jeu  de  cette  physionomie  ,  vous  écoutera-t-il  ? 

»  J'aurais  voulu  imprimer  à  mon  ouvrage  le  caractère 
d'un  monument  historique,  en  mettant  en  tête  de  la  des- 
cription de  chaque  espèce  d'oiseaux  américains  une  vignette 
qui  donnât  une  idée  du  pays  où  cette  espèce  se  trouve  le 
plus  abondamment ,  et  qu'elle  semble  préférer  à  tous  les 
autres.  Mais  je  ne  suis  pas  assez  habile  dans  le  dessin  du 
paysage,  ni  assez  riche  pour  me  donner  un  collaborateur^ 
je  l'avoue,  cette  pensée  m'est  pénible.  Je  vous  la  communi- 
que, monsieur,  avec  l'espoir  qu'un  homme  mieux  secondé 

XV.  2  5 


354  NOUVELLES   DES  SCIENCES  , 

que  moi  par  les  circonstances ,  par  la  fortune ,  fera  ce  qui 
est  au-dessus  de  mon  pouvoir;  que  notre  belle  Amérique 
sera  représentée  telle  que  nous  la  voyons  encore,  telle 
qu'elle  est  devenue  en  suivant  les  lois  éternelles  du  Créa- 
teur ,  avant  d'être  soumise  à  Tempire  de  l'homme  et  modi- 
fiée par  ses  travaux.  » 

De  l'action  des  gaz  délétères  sur  les  végétaux.  — 
A  l'époque  où  l'on  reconnaissait  à  peine  l'existence  de  l'air 
comme  un  corps  particulier  doué  de  propriétés  spéciales, 
on  eût  regardé  au  moins  comme  oiseuse  une  discussion 
sur  cette  question  ;  mais  aujourd'hui,  outre  l'intérêt  qu'elle 
peut  présenter  au  savant,  sous  le  rapport  de  l'étude  de 
l'histoire  naturelle,  elle  est. encore  d'une  haute  impor- 
tance pour  l'agriculture  et  l'industrie.  Nous  voyons  tous 
les  jours  s'élever  de  vastes  établissemens  industriels ,  où 
diverses  substances  sont  soumises  à  des  opérations  chimi- 
ques, par  lesquelles  elles  sont  changées ,  en  totalité  ou  en 
partie ,  en  gaz  qui  se  répandent  au  dehors  ,  dans  des  pro- 
portions plus  ou  moins  fortes,  et  peuvent  exercer,  sur  la 
végétation  des  lieux  voisins,  des  effets  pernicieux.  Ces 
effets  sont  d'autant  plus  facilement  appréciés,  que  les  éta- 
blissemens dont  il  s'agit  sont  toujours  placés  près  des 
grandes  villes ,  au  milieu  de  maisons  de  campagne  et  de 
jardins  où  le  citadin  vient  chercher  un  air  pur  et  une  vé- 
gétation active,  qu'il  ne  peut  trouver  au  milieu  d'une  vaste 
cité. 

Une  preuve  même  que  cette  discussion  n'est  pas  inutile, 
c'est  que  nous  avons  vu  d<?s  procès  intentés  par  les  pro- 
priétaires de  terrains  voisins  de  grandes  usines,  aux  entre- 
preneurs de  ces  établissemens ,  sous  le  prétexte  que  les  gaz 
<juiy  étaient  exhalés  nuisaient  non-seulement  aux  hommes 
et  aux  animaux ,  mais  encore  aux  végétaux  du  voisinage. 

C'est  dans  une  circonstance  de  ce  genre  que  M.  Ti  ii- 


DTJ  COMMERCE,   DE  L'l>DtSTRIK,   ETC.  355 

ivER,  professeur  de  chimie  à  Edinbourg ,  ayant  été  con- 
sulté par  le  jury  sur  l'aclion  que  peuvent  exercer  les  gaz 
d'une  manufacture  d  acide  sulfurique  sur  la  végétation  des 
environs  ,  et  n'ayant  pu  trouver  aucun  fait  autre  que  ceux 
assignés  devant  la  cour,  pour  éclairer  celte  question,  quoi- 
que déjà  la  même  difficulté  se  fût  élevée  trois  ou  quatre 
fois  en  Ecosse  ,  commença  les  recherches  dont  nous  allons 
donner  les  premiers  résultats,  et  qui  peuvent  être  consi- 
dérées comme  le  complément  du  mémoire  intéressant  pu- 
blié par  iM.  Marut,  dans  les  Annales  de  chimie  et  de  phy- 
sique ,  sur  les  effets  des  poisons  solides  et  liquides  sur  la 
vie  végétale. 

Les  gaz  sur  lesquels  s'est  fixée  spécialement  l  attention 
de  M.  Turner  sont  :  le  gaz  acide  sulfureux,  le  gaz  acide 
hydrochlorique  ou  acide  muriatique,  le  chlore  et  le  gaz 
acide  nitreux ,  puis  l  hydrogène  sulfuré  ,  le  cvanogène  , 
l'ammoniaque  ,  etc. 

Le  gaz  acide  sulfureux  paraît  extrêmement  délétère 
pour  les  plantes,  même  combiné  à  l'air  dans  la  plus  petite 
proportion.  Il  suffit  d'introduire  4  pouces  cubes  de  ce  gaz 
dans  une  cloche  de  470  pouces  cubes ,  sous  laquelle  est  une 
plante  de  parterre ,  pourvoir,  en  moins  de  deux  heures  j 
les  feuilles  devenir  brunes  et  se  flétrir,  et  la  plante  mourir, 
quoiqu'après  ce  tems  on  l'eût  exposée  à  l'air  libre,  et  ar- 
rosée avec  soin. 

Dans  une  autre  expérience  où  ,Vo  d'un  pouce  cube  de 
ce  gaz  furent  introduits  dans  un  appareil  en  verre  ,  de 
2,000  pouces  cubes,  sous  lequel  étaient  un  jeune  ébénier, 
haut  de  six  pouces,  un  jeune  larix,  et  une  plante  de  par- 
terre -,  au  bout  de  48  heures,  ces  trois  plantes  avaient  évi- 
demment souffert  ;  leurs  feuilles  étaient  fanées  et  d'un 
vert  grisâtre. 

Ce  qu'il  faut  remarquer  ici,  c'est  que  la  quantité  d'acide 


356  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

sulfureux ,  qui ,  dans  ce  cas ,  est  si  nuisible  aux  plantes  , 
esta  peine  ou  même  n'est  pas  du  toutperceptible  à  l'odorat. 

L'acide  hydrochlorique ,  ou  gaz  acide  muriatique ,  a  pro- 
duit les  mêmes  phénomènes,  et,  sous  le  rapport  de  son  effet 
délétère  sur  la  végétation,  il  ne  le  cède  pas  à  l'acide  sul- 
fureux. Telle  est  même  sa  force,  qu'un  dixième  de  pouce 
cube  mêlé  avec  20,000  parties  d'air  fait  périr  un  jeune 
ébénier  dans  l'espace  de  24  heures,  et  à  une  telle  propor- 
tion ce  gaz  ne  peut  être  constaté  par  l'odorat. 

M.  Turner  a  trouvé  que  le  chlore  et  le  gaz  acide  nitreux 
produisent  le  même  effet,  mais  plus  lentement,  et  exigent 
une  plus  grande  proportion. 

Les  gaz  suivans,  quoiqu'également  délétères  pour  les 
plantes,  agissent  d'une  autre  manière:  sous  leur  influence, 
les  feuilles  ne  se  décolorent  point,  mais  elles  restent  pen- 
dantes et  comme  privées  de  vie  -,  aussi  l'auteur  comparc- 
t-il  l'action  de  ces  gaz  sur  les  plantes  à  l'effet  des  narco- 
tiques sur  les  animaux,  tandis  que  les  premiers  agiraient 
plutôt  à  la  manière  des  irritans. 

Quatre  pouces  cubes  d'hydrogène  sulfuré  sur  80  pouces 
d'acide  ne  produisirent  aucun  effet  pendant  les  douze  pre- 
mières heures;  mais,  après  24?  toutes  les  feuilles  étaient 
pendantes ,  quoique  non  décolorées  ^  la  tige  même  de  la 
plante  ,  remise  à  l'air ,  ne  tarda  pas  à  se  pencher  et  à  périr. 

L'ammoniaque  agit  en  moins  de  tems  et  à  une  dose  moins 
forte.  Le  cyanogène  est  plus  énergique  que  les  deux  gaz 
précédens. 

L'oxide  de  carbone ,  le  protoxide  d'azote  et  le  gaz  olé- 
fiant  appartiennent  à  la  même  classe,  mais  n'exercent 
qu'une  très-faible  action. 

Tel  est  le  résultat  des  recherches  de  M.  Turner  :  ou 
elles  doivent  contribuer  à  fiire  taire  ces  cris  excités 
par  l'ignorance  ou  l'envie  contre  toute  innovation,  ou  au 


DU  COMMERCE,  DE  l'iNDI-STIIIE  ,    ETC.  35y 

contraire  appuyer  dans  quelques  cas  des  réclamations  lé- 
gitimes. Il  ne  faut  cependant  pas  oublier  que,  comme  Sir 
H.  Davy  l'a  prouvé ,  toutes  les  plantes  ne  respirent  pas 
bien  dans  la  même  atmosphère  ,  et  que ,  dès  lors  ,  un 
gaz  qui  est  délétère  pour  une  espèce  végétale  peut  l'être 
moins,  ou  même  ne  pas  l'être  du  tout,  pour  une  autre. 


^Çifofo^i.. 


Du  pâli,  ou  langue  sacrée  des  houddhisles.  — Il  vient 
de  paraître  à  Ceylan  un  ouvrage  sur  le  pâli  ou  langue  sa- 
crée des  bouddhistes ,  dont  M.  Tolfrey  avait  rassemblé  les 
premiers  matériaux  -,  mais  la  mort  ne  lui  permit  pas  de  ter- 
miner le  cours  de  ses  recherches,  et  son  travail,  laissé  im- 
parfait, a  été  complété  et  publié  par  M.  Clough  ,  sous  le 
titre  de  Grammaire  Pâlie  ,  suivie  d'un  vocabulaire  et  de  la 
liste  des  racines. 

L'auteur  ne  s'est  point  attaché  à  résoudre  complètement 
les  problèmes  qui  se  rapportent  à  l'origine  de  cet  idiome  , 
et  à  éclaircir  tous  les  points  vagues  et  obscurs  de  son  his- 
toire-, néanmoins,  il  a  fait  précéder  son  ouvrage  d'obser- 
vations qui  jettent  quelque  lumière  sur  sa  condition  actuelle. 
D'après  son  opinion,  le  mot  pâli  dérive  àe pela,  qui  signi- 
fie ordre  ou  rangée,  et  qui  exprime  la  régularité  de  s<^ 
construction.  Il  convient  pourtant ,  avec  les  philologues 
qui  ont  écrit  sur  ce  sujet,  qu'on  l'appelle  plus  générale- 
ment magadhi,  de  niagadh ,  ovibéhar,  méridional,  patrie 
de  Bouddha ,  où  ce  dialecte  a  probablement  pris  naissance. 

Sa  grammaire  est  imprimée  dans  le  caractère  chingu- 
lais,  qui  semble  avoir  été  construit  d'après  le  système  dé- 
vanagari  :  on  se  sert  presqu'exclusivement,  pour  écrire  le 
pâli,  du  caractère  carré,  commun  dans  les  livres  dorés  des 
Birmans  :  cet  alphabet  paraît  avoir  été  composé  dans  la 


358  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

presqu'île  au-delà  du  Gange,  puisqu'il  n'est  point  connu 
à  Ceylan  et  fort  peu  à  Siam. 

]M.  Clough  confirme  l'opinion  assez  généralement  répan- 
due que  le  pâli  est  partout  le  même,  quelle  que  soit  la  forme 
des  caractères  qu'on  emploie  pour  l'écrire  ,  et  que  les  livres 
où  il  a  été  employé  sont  également  intelligibles  à  Ava  et  à 
Ceylan.  11  établit  en  même  tems  son  identité  avec  le  sans- 
crit ,  et  le  considère  comme  un  dérivatif  de  Cet  idiome  :  les 
vocabulaires  de  leurs  noms  et  de  leurs  racines  verbales  pré- 
sentent une  très-légère  différence  -,  la  grammaire  pâlie  est 
aussi  formée  sur  le  même  modèle  ^  mais  elle  est  beaucoup 
plus  simple  ,  et  elle  offre  les  signes  les  moins  équivoques 
d'une  origine  plus  moderne.  L'auteur  conclut  que  c'est 
l'un  des  dérivés  les  plus  parfaits  et  les  plus  exacts  du  sans- 
crit ,  et  nous  ne  doutons  nullement  de  la  justesse  de  ses 
observations^  cependant  il  ne  nous  semble  pas  encore  bien 
démontré  si  le  pâli,  magadbi  ou  prakrit  (qui  ne  sont  que 
le  même  dialecte)  s'est  formé  naturellement ,  et  si  les  mo- 
difications qu'il  fait  subir  au.sanscrit  sont  de  la  même  es- 
pèce que  celles  que  l'italien  a  fait  subir  au  latin,  le  grec 
moderne  au  grec  ancien ,  etc.  j  ou  bien  si  l'on  a  ingénieu- 
sement adapté  quelques  signes  particuliers  au  sanscrit  sim- 
plifié, pour  en  composer  une  nouvelle  langue  caractéris- 
tique. Cette  question  est  assez  importante,  et  nous  espérons 
qu'elle  sera  bientôt  éclaircie.  Au  reste  ,  la  grammaire  de 
M.  Clough,  en  facilitant  l'étude  d'un  idiome  que  l'on  con- 
naissait à  peine,  et  que  l'absence  de  tout  livre  élémentaire 
rendait  presque  inabordable  ,  amènera  sans  doute  de  nou- 
velles recherches  et  la  solution  des  difficultés  qui  restent  a 
éclaircir. 

On  sait  que  Bouddha,  fondateur  de  la  secte  des  boud- 
dhistes ,  qui  s'est  propagée  dans  une  grande  partie  de 
l'orient  et  du  centre  de  l'Asie,  prêcha  à  peu  près  la  même 
morale  que  Jésus  professait  sept  ou  huit  siècles  plus  tard. 


DU  COMMEKCE,   DE  L^IMJISTHIE,   ETC.  35f) 

Il  recommandait  surtout  lespril  de  charité  et  de  fraternité  ; 
et  il  parvint  à  faire  abolir,  dans  une  partie  considérable  de 
llnde,  les  distinctions  artificielles  établies  par  la  division 
des  castes.  Cet  apôtre  de  l'égalité  avait  pourtant  une  nais- 
sance royale,  car  il  était  fils  d'un  rajah.  On  voit  qu'il  v  a 
long-tems  que  la  vieille  querelle  de  l'aristocratie  et  de 
la  démocratie  s'agite  dans  le  monde  ^  mais,  dans  les  tems 
anciens ,  excepté  à  Rome  et  dans  la  Grèce,  elle  prenait 
presque  toujours  une  forme  religieuse.  Il  y  a  deux  siècles, 
elle  avait  encore  adopté  cette  forme  en  Angleterre  ;  et  c'est 
ce  qui  l'a  surtout  empêchée  d'y  avoir  des  résultats  plus  du- 
rables et  plus  étendus. 


Iles  de  la  Société.  —  H  paraît  qu'il  faut  renoncer  aux 
espérances  que  l'on  avait  conçues  sur  les  insulaires  de  cet 
archipel.  La  Gazette  de  Sidnej  .,  dans  l'Australie,  fait  la 
peinture  la  plus  affligeante  de  leur  situation  présente.  Une 
affreuse  maladie ,  que  les  Européens  y  ont  introduite  en 
même  tems  que  quelques-uns  des  arts  de  la  civilisation, 
en  arrête  les  progrès.  La  syphilis  consume  les  indigènes 
de  ces  îles ,  comme  l'eau-de-vie  détruit  ceux  de  l'Améri- 
que du  Nord.  Sur  six  habitans  adultes ,  il  y  en  a  au  moins 
cinq  qui  en  sont  atteints. 

Que  de  jeunes  filles  dans  tout  l'éclat  de  la  jeunesse ,  et  de 
cette  beauté  qui  est  le  propre  de  toutes  leurs  compatriotes , 
périssent  dans  les  douleurs  les  plus  aiguës  !  Les  malheu- 
reuses victimes  vont  cacher  leur  honte  et  leur  souffra-nce 
dans  les  endroits  inhabités,  et,  après  de  vains  efforts  pour 
neutraliser  le  poison  qui  les  consume,  ne  perdent  qu'avec 
la  vie  le  sentiment  de  leurs  douleurs.  A  peine  les  mission- 
naires leur  apportent-ils  quelques  secours  ^'exclusivement  oc- 


36o  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

cupés  des  soins  de  leur  apostolat  et  de  la  traduction  des  écri- 
tures, ils  ne  songent  pas  à  guérir  les  malheureux  insulaires  5 
il  faut  espérer  que  quelquesjeunes  médecins  viendront  enfin 
dans  ces  lieux  où  ils  pourront  rendre  de  nombreux  services  à 
leurs  semblables  et  faire  une  fortune  rapide.  Les  femmes 
mariées,  atteintes  de  la  syphilis,  sont  obligées  de  ca- 
cher leur  maladie  à  ceux  qui  les  entourent ,  car  leur  aveu 
serait  considéré  comme  une  preuve  manifeste  du  crime 
d'adultère  ,  qui  est  puni  avec  une  extrême  rigueur  ;  et  les 
plus  légers  soupçons  suffisent  souvent  pour  motiver  une 
condamnation  de  la  part  des  haavas  ou  juges  du  pays. 

Les  habitans  de  Tahiti  ne  peuvent  s'imaginer  qu'on 
rende  un  service  purement  gratuit  5  aussi  les  femmes  ne 
pourraient-elles  accepter  le  moindre  présent,  sans  être 
aussitôt  considérées  comme  coupables. 

Ils  n'ont  point  de  terme  dans  leur  langage  pour  expri- 
mer le  sentiment  de  la  reconnaissance.  Ils  ne  savent  même 
point  ce  que  c'est,  et,  bien  loin  d'estimer  les  laborieux  tra- 
vaux des  missionnaires  et  leurs  efforts  pour  intioduire 
parmi  eux  les  arts  utiles  et  des  améliorations  sociales,  ils 
les  accusent  de  n'être  venus  dans  leurs  îles  que  dans  des 
vues  intéressées,  et  attirés  par  l'espoir  de  tirer  partie  de 
la  fertilité  de  leui's  terres  et  de  jouir  de  la  douceur  du 
climat. 

Que  de  réflexions  douloureuses  fait  naître  l'idée  que  les 
Européens  sont  la  principale  cause  des  maux  qui  désolcn  t  ces 
groupes  d'îles!  En  effet  on  a  remarqué  que,  dans  celles  où 
nos  vaisseaux  relâchent  le  plus  rarement,  les  mœurs  sont  plus 
pures ,  la  piété  plus  vraie  et  l'influence  des  doctrines  du 
christianisme  beaucoup  mieux  sentie.  Aitutake  ,  Raro- 
tonga,  Manlù,  que  nous  avons  déjà  fait  connaître  à  nos  lec- 
teurs dans  un  de  nos  précédons  numéros,  sous  le  nom  d'îles 
Harvey  ,  sont  encore  à  l'abri  de  la  contagion  européenne  ; 
mais  que  les  rapports  des  habitans  avec  les  blancs  de  vieu- 


nv   COMMERCE  ,    DE  L'iNDtlSTRIE  ,    ETC.  36 1 

nent  plus  fréquens ,  et  nul  doute  que  l'on  n'ait  à  en  signaler 
bientôt  les  fatales  conséquences.  Les  hommes  qui  ont  le 
plus  nui  aux  habitans  des  îles  de  la  Société  sont  les  marins 
fugitifs  des  nombreux  bàtimens  qui  relâchent  dans  cet  ar- 
chipel. Ces  misérables  n'ont  pas  honte  d'étabUr  des  maisons 
de  prostitution,  dans  lesquelles  ils  font  en  même  tems  le  com- 
merce des  liqueurs  spiritueuses.  De  celte  manière,  ils  en- 
couragent tous  les  vices  des  insulaires  ;  ils  les  excitent  sur- 
tout à  reprendre  l'usage  de  ces  danses  lascives,  si  souvent 
décrites  dans  les  relations  des  navigateurs,  et  que  les  mis- 
sionnaires étaient  presque  parvenus  àleur  faire  abandonner. 

De  la  caverne  de  Bouban  dans  le  district  de  Silhet. 
—  La  caverne  de  Bouban ,  située  dans  l'une  des  chaînes 
inférieures  des  monts  Cossya,  à  la  distance  d'environ  trois 
heures  de  chemin ,  dans  une  direction  nord-est  de  Pundux, 
ville  du  Bengal  qui  a  été  quelque  tems  la  capitale  de  cette 
province,  fut  récemment  visitée  par  le  capitaine  Fisher, 
et  nous  empruntons  les  observations  qu'il  a  recueillies  à 
la  Gazette  de  Calcutta,  où  elles  ont  été  insérées. 

L'approche  de  cette  caverne ,  élevée  de  plus  de  six  cents 
pieds  au-dessus  des  plaines  environnantes ,  n'est  pas  diffi- 
cile, bien  qu'il  faille  franchir  une  hauteur  extrêmement  es- 
carpée, puisque  son  inclinaison  est  de  quarante-six  degrés. 

L'ouverture  n'est  point  remarquable ,  et  rien  au  dehors 
ne  ferait  soupçonner  l'existence  des  cavités  immenses  dont 
elle  permet  l'accès.  L'entrée  est  si  étroite,  qu'une  seule 
personne  peut  y  pénétrer  à  la  fois 5  elle  se  termine  par 
une  pente  roide  de  plus  de  trente  pieds ,  au  milieu  de 
masses  de  rochers  qui  rendent  l'obscurité  complète.  Au 
moyen  de  torches  allumées,  on  s'aperçoit  que  la  caverne 
s'étend  considérablement  :  tous  les  cotés  sont  entièrement 
recouverts  de  stalactites,  de  cristaux  et  de  pétrifications 
calcaires  5  l'élévation  varie  d'une  manière  surprenante  \  on 


362  NOUVELLES  DES   SCIE>'CES, 

la  trouve  en  certains  endroits  de  soixante-dix  à  quatre- 
vingts  pieds-,  ailleurs,  elle  n'est  que  de  dix  ou  douze.  La 
largeur  du  passage  est  presque  partout  de  quinze  à  vingt 
pieds. 

Les  Européens,  qui  jusqu'à  présent  ont  visité  cette  ca- 
verne, n'ont  suivi  qu'une  seule  de  ses  branches  et  ont  été 
arrêtés  dans  leur  marche  à  un  mille  de  l'ouverture ,  par 
une  profondeur  à  pic  ,  assez  large  pour  empêcher  de  péné- 
trer plus  avant  :  on  n'a  pas  encore  cherché  les  moyens  de 
surmonter  cet  obstacle. 

L'excavation  de  ce  côté  semble  suivre  constamment  une 
direction  nord-est,  et  les  courans  d'air  qui  se  font  sentir 
sur  tous  les  points  feraient  présumer,  avec  assez  de  raison  - 
qu'un  débouché  existe  à  la  partie  opposée  de  la  montagne  ; 
au  reste ,  elle  est  probablement  percée  dans  toutes  les  di- 
rections, car,  de  distances  en  distances,  on  remarque  des 
fentes  ou  des  ouvertures  qui  conduisent  sans  doute  à  de 
nouvelles  ramifications  de  la  caverne. 

Le  petit  nombre  d'observations  que  l'on  a  recueillies  a 
donné  lieu  à  des  conjectures  ,  bien  vagues,  il  est  vrai,  sur 
la  manière  dont  ces  cavités  se  sont  formées.  Quelques  per- 
sonnes les  attribuent  à  l'action  des  courans  d'eau  ;  d'autres 
à  des  convulsions  de  la  nature  qui  auraient  précipité  deux 
montagnes  1  une  sur  l'autre.  Cette  dernière  hvpothèsc  re- 
pose sur  des  probabilités  assez  fortes  ;  car  des  masses  de 
roches  ont  pu  facilement  se  détacher  des  régions  plus  éle-  * 
yées  de  la  chaîne  des  monts  Cossya ,  et  les  inégalités  que 
l'on  remarque  dans  l'intérieur  de  la  caverne,  les  bois  et  les 
jungles  que  l'on  y  rencontre  à  différentes  places,  rendent 
cette  supposition  assez  vraisemblable. 

Massacre  aux  îles  Fidgi ,  dans  la  Poly  ncsie  (^i).  —  La 

(i)  Voyez,  sur  ces  îles,   le    Tableau  statisti(/ue  de  l'Australie ,  insère 
Jaus  uolre  aS*  nunic'ro. 


DU  COMMERCE,    DE  l'iNDUSTRIE  ,   ETC.  363 

Gazette  de  Sidney  donne  les  délails  |suivans  sur  le  mas- 
sacre de  quelques  Européens  à  l'une  des  îles  Fidgi. 

Ces  îles,  que  l'on  confond  quelquefois  avec  celles  des 
Amis,  sont  situées  au  sud-est  de  Sainte-Croix,  entre  16° 
et  19"  de  latitude  sud  et  170°  et  180"  de  longitude  est. 

Charles  Savage ,  John  Graham,  Mac  Cave,  Duran  ,  At- 
kinson ,  Williams ,  deux  Lascars ,  un  Chinois  et  un  Ota- 
hitien  ,  résidaient,  depuis  quelque  tems,  dans  l'île  de 
Bough ,  où  ils  s'occupaient  de  préparer  des  cargaisons  pour 
les  vaisseaux  qui  venaient  chercher  du  bois  de  sandal  et 
autres  articles  pour  le  marché  de  Canton  -,  ils  entretenaient 
des  relations  d'amitié  avec  les  indigènes,  et  leur  avaient 
déjà  rendu  des  services  assez  importans  dans  plusieurs  cir- 
constances et  particulièrement  dans  une  guerre  qu'ils 
avaient  eue  à  soutenir  contre  les  habitans  d'une  île  voisine 
appelée  Highlya.  Ceux-ci  n'attendaient  qu'une  occasion 
pour  effectuer  la  vengeance  qu'ils  méditaient  5  elle  se  pré- 
senta bientôt. 

Au  mois  de-novembre  1826,  le  cutter  V Elisabeth ,  com- 
mandé par  le  capitaine  Dillon  (i)  ,  venant  de  la  Nouvelle- 
Galles  du  Sud,  relâcha  près  des  îles  Fidgi,  en  compagnie 
du  Hunter,  qui,  bientôt  après,  fit  voile  pour  Canton.  Le 
premier  officier,  M.  Norman ,  reçut  l'avis  que  les  Highlyans 
avaient  formé  le  projet  de  surprendre  le  bâtiment  et  de 
s'en  emparer  après  avoir  massacré  l'équipage.  Par  le  con- 
seil des  insulaires  de  l'île  de  Bough,  le  capitaine  Dillon 
piévint  cette  attaque,  et,  après  avoir  détruit  une  partie  des 
canots  ennemis,  fit  renverser  plus  de  la  moitié  des  habita- 
tions qui  se  composaient  d'environ  quarante  huttes.  Le 
lendemain , .les  habitans  de  Bough,  animés  par  un  esprit 
de  vengeance,  engagèrent  les  Européens  à  faire  une  nou- 

(i')  ISoTE  DU  Tr.  Nos  lecteurs  sont  déjà  familiarise's  avec  le  nom  du 
capitaine  Dillon  ,  qui  a  découvert  des  traces  du  naufrage  de  Lapeyrousc 
dans  les  nouvelles  Hébrides.  Voir  notre  précédent  numéro. 


364  NOUVELLES  DES  SCIENCES, 

velle  descente  afin  de  se  rendre  maîtres  des  canots  qui 
avaient  échappé  la  veille ,  et  le  capitaine  y  consentit  mal- 
heureusement, sans  songer  que  les  Highlyans  pouvaient 
avoir  reçu  du  renfort.  Dès  que  les  assaillans  eurent  pris 
terre ,  ils  se  virent  entourés  d'une  multitude  d'ennemis  qui 
cherchèrent  à  les  épouvanter  par  leurs  cris  et  leurs  gestes 
menaçans.  En  un  instant,  près  de  huit  mille  hommes, 
armés  de  massues  et  de  flèches ,  s'avancèrent  sur  les  quinze 
Européens  qui  ne  pouvaient  échapper  à  leur  ressentiment. 
Six  d'entre  eux  ,  parmi  lesquels  on  comptait  INIM.  Norman, 
Cave  et  Graham,  surpris  et  confondus,  jetèrent  leurs  ar- 
mes, et,  cherchant  leur  salut  dans  la  fuite,  se  dirigèrent 
vers  la  chaloupe  ;  mais  ils  furent  coupés  et  massacrés  sur- 
le-champ.  Les  neuf  autres,  le  capitaine  Dillon  à  leur  tête,  se 
réunirent  en  peloton  et  résolurent  de  se  défendre  jusqu'à 
la  mort  :  ils  réussirent  à  gagner  une  hauteur  qui  les  met- 
tait à  l'abri  des  traits  des  naturels,  et  le  tonnerre  de  leurs 
mousquets  les  effrayèrent  assez  pour  les  empêcher  d'ap- 
procher et  leur  en  ôter  le  désir.  Deux  heures  après,  un 
prêtre,  qui  paraissait  jouir  d'une  grande  considération  dans 
l'île  et  tenir  le  premier  rang  ,  s'avança  avec  des  gestes  d'a- 
mitié, et  leur  fit  entendre  que,  s'ils  voulaient  relâcher  les 
huit  prisonniers  qui  se  trouvaient  à  bord  de  l Elisabeth  , 
ils  pourraient  se  retirer  en  pleine  sécurité  :  cette  propo- 
sition fut  aussitôt  acceptée,  et  l'un  des  survivans  se  rendit 
avec  le  prêtre  sur  le  bâtiment,  et  bientôt  après  les  prison- 
niers étaient  au  milieu  de  leurs  frères.  Pendant  cet  inter- 
valle, M.  Dillon  avait  vu  périr  six  de  ses  compagnons. 
Séduits  par  les  gestes  et  les  déclarations  pacifiques  des  in- 
sulaires ,  ils  avaient  quitté  leur  position  et  avaient  été  aus- 
sitôt massacrés.  Affaiblis  de  toutes  parts,  et  réduits  à  trois, 
les  étrangers  allaient.succomber,  malgré  les  efforts  les  plus 
désespérés,  lorsque  Ui  présence  du  prêtre  médiateur  fit 
cesser  de  nouveau  les  hostilités.    Il  déclara  au  capitaiiic 


Dtl  COMMETICE  ,    DE  x'iKDrSTRlE  ,  ETC.  365 

qu'il  ne  pouvait  se  retirer  qu'après  avoir  livré  les  armes  à 
feu  qui  leur  avaient  servi  jusque-là  de  rempart  -,  mais  celui- 
ci  ,  soupçonnant  une  trahison  ,  se  précipita  sur  lui,  et,  lui 
appliquant  sur  la  poitrine  le  bout  de  son  mousquet,  le  con- 
traignit de  marcher  directement  vers  la  chaloupe,  le  me- 
naçant d'une  mort  inévitable  s'il  balançait  un  instant  et  si 
les  insulaires  faisaient  le  moindre  mouvement  pour  mettre 
obstacle  à  leur  retraite.  Il  réussit  de  cette  manière  à  rega- 
gner P Elisabeth ,  avec  ses  deux  compagnons,    et  sa  pré- 
sence d'esprit  les  délivra  tous  trois  d'une  mort  inévitable. 
Le  lendemain ,  on  offrit  une  rançon  considérable  aux  in- 
sulaires pour  les  corps  de  ceux  qui  avaient  péri ,  mais  ces 
cannibales  répondirent  qu'ils  avaient  été  dévorés  pendant 
la  nuit.  Douze  personnes  avaient  été  massacrées  \  de  ce 
nombre  étaient  JNIM.  Norman  et  Cox  ,  officiers,  le  matelot 
Hugs  Evans,  et  un  Lascar  nommé  Jonno  ,  appartenant  au 
cutter.  Tous  ceux  que  nous  avons  nommés  au  commence- 
ment de  cet  article  avaient  aussi  succombé. 

Statistique  littéraire  de  l'Allemagne.  —  On  compte 
1 2, 5oo  écrivains  ou  auteurs,  dans  la  Confédération  Germa- 
nique. Comme  le  plus  grand  nombre  des  productions  de 
tant  de  plumes  diverses  est  composé  de  petits  volumes  ,  de 
brochures,  d'almanachs,  etc.,  dont  il  faut  que  le  débit 
soit  très  -  considérable  pour  que  le  libraire  et  l'auteur  en 
tirent  quelque  bénéfice,  on  a  estimé  à  environ  18^,000,000 
les  feuilles  imprimées  chaque  année.  Cependant,  les  gazettes 
ne  sont  pas  comprises  dans  cette  évaluation,  et  par  consé- 
quent elles  forment  encore  une  autre  masse  très-considé- 
rable qu'il  faut  joindre  à  celle  des  écrits  non  pério- 
diques. Ce  fait  seul  prouverait  qu'on  lit  plus  en  Allemagne 
que  dans  aucune  partie  de  l'Europe  ,  sans  excepter 
la  Grande-Bretagne,  qui  relativement  à  ce  besoin  de 
l'intelligence,  devrait  se  contenter  du  second  rang.  Cepcn- 


366  KOU\  ELLES   DES   SCIENCES, 

dant;,  il  est  vraisemblable  qu'on  ne  lit  pas  moins  aux  Etals- 
Unis  qu'en  Allemagne  ,  quoique  le  nombre  d'écrivains  v 
soit  beaucoup  moindre,  en  raison  de  la  population. 

En  Allemagne  ,  les  faiseurs  de  livres  ne  s'accumulent 
point  dans  les  capitales,  comme  dans  la  plupart  des  autres 
contrées  savantes  et  littéraires  ^  presque  toutes  les  petites 
villes  en  possèdent  -,  il  y  en  a  jusque  dans  les  villages  , 
dans  des  babitations  isolées.  Le  modeste  homme  de  lettres 
y  est  entouré  de  sa  bibliothèque,  et  n'a  pas  besoin  d'aller 
consulter  les  grands  dépôts  publics.  Cette  manière  de  vivre 
et  de  travailler  tourne  entièrement  au  profit  des  mœurs,  et 
ses  résultats  prouvent  assez  qu'elle  n'est  pas  au  détriment 
du  savoir,  ni  de  l  imagination.  L' Alleinagne  est  le  pays 
de  lapensée,  a  dit  M"^  de  Staël  :  la  gravité  de  cette  expres- 
sion ferait  croire  que  les  écrivains  de  ce  pays  se  font  re- 
marquer surtout  par  la  profondeur  des  idées ,  l'habileté  des 
recherches,  l'excellence  des  méthodes.  On  sait  d'ailleurs 
que  leur  érudition  n'est  en  arrière  sur  aucun  point;  mais 
ce  qu'on  ne  sait  pas  généralement,  c'est  qu'ils  ne  se  bornent 
pas  aux  compositions  sérieuses ,  et  qu'ils  ne  savent  faire 
autre  chose  que  des  gros  livres  :  tous  les  genres  de  littéra- 
ture ,  en  vers  comme  en  prose ,  et  toutes  les  formes  d'é- 
crits y  abondent  plus  que  partout  ailleurs  -,  on  y  voit  pul- 
luler les  abrégés,  les  résumés,  les  pensées,  etc.  :  on  v  a 
pourvu  à  tous  les  goûts,  à  tous  les  besoins,  et  les  lecteurs 
superficiels  n'y  sont  pas  plus  négligés  que  dans  aucun  autre 
pavs. 

^fenbitstrtc. 

Moyen  cT empêcher  les  navires  de  couler  bas.  —  II 
y  a  déjà  quelque  tems  que  les  journaux  anglais  ont  an- 
noncé la  découverte  ou  l'invention  de  M.  Ralph  Walson, 


DU  COMMERCE,   DE  l'iNDIjSTRIE  ,    ETC.  36^ 

d'un  moyen  propre  à  empêcher  les  navires  de  couler  bas. 
Nous  allons  faire  connaître  cette  invention  que  nous  avons 
vue  appliquer  par  les  soins  de  Tauteur  lui-même  ,  au  mo- 
dèle d'un  vaisseau  de  80  canons. 

On  sait  que  dans  un  corps  quelconque ,  ce  ne  sera  jamais 
ni  son  volume  seul ,  ni  son  étendue  propre  qui  feront  que 
ce  corps  surnagera  ou  s'enfoncera,  lorsqu'on  le  mettra  en 
contact  avec  la  surface  de  l'eau.  La  baleine,  dont  le  poids 
est  souvent  d'environ  100  tonneaux  (20000  p.),  s'agite  aussi 
facilement  au  sein  de  la  mer  que  le  fait ,  à  la  surface  des 
ondes,  le  léger  nautile  qui  les  effleure  à  peine-,  et  le  radeau 
immense,  formé  d'un  millier  de  madriers  ,  partage,  avec 
la  plus  mince  esquille  qui  peut  s'en  détacher ,  la  faculté 
de  surnager.  Le  plus  petit  grain  de  sable,  au  contraire, 
qu'on  jette  dans  l'eau  se  précipitera  au  fond,  aussi  prompte- 
ment  qu'une  montagne  de  granit  qu'on  arracherait  de  sa 
base,  et  qu'on  parviendrait  à  lancer  dans  la  mer. 

C'est  à  la  différence  qui  existe  entre  la  pesanteur  spéci- 
fique de  chacun  de  ces  corps  et  celle  de  l'élément  avec  le- 
quel ils  sont  en  contact,  qu'il  faut  attribuer  ce  résultat. 
Tout  corps  qui  sera  plus  léger  que  la  quantité  d'eau  que 
son  propre  volume  déplace,  lorsqu'on  le  plonge  dans  ce 
fluide,  surnagera  ^  tout  corps,  au  contraire,  dont  la  pesan- 
teur spécifique  sera  plus  considérable  que  celle  du  volume 
d'eau  que  ce  même  corps  déplace ,  dans  l'immersion ./ 
coulera  à  fond.  Cette  loi  de  la  nature  s'étend  aussi  bien  à  la 
coquille  de  noix  de  l'enfant  qui  joue  sur  les  bords  d'un  ruis- 
seau, qu'à  la  forteresse  flottante  d'un  vaisseau  de  loo  ca- 
nons. 

Dans  la  construction  de  chaque  navire ,  la  plus  grande 
partie  des  matériaux  qui  y  sont  employés  sont  d'une  pe- 
santeur spécifique  de  beaucoup  inférieure  à  celle  de  l'eau 
qui  doit  les  supporter-,  et  quoique  dans  le  système  moderne 
perfectionné  de  l'architecture  navale,   le  fer  et  le  cuivre 


3G8  NOUVELLES  DES  SCIEXCES  , 

aient  remplacé  dans  beaucoup  de  cas  le  fer  et  le  sapin , 
toute  la  masse  réunie  de  la  carène,  des  mâts ,  des  vergues , 
des  voiles  et  des  cordages  est  si  inférieure,  en  pesanteur 
spécifique,  au  volume  d'eau  que  toute  cette  masse  peut  dé- 
placer, qu'il  devient  indispensable,  pour  maintenir  le  navire 
d"'à-plomb  ,  d'y  ajouter  du  lest  en  quantité  suffisante  pour 
forcer  la  quille  à  s'enfoncer  dans  l'eau  à  une  profondeur 
convenable  :  même  avec  cette  augmentation  de  poids,  et 
abstraction  faite  de  tout  accident,  il  ne  peut  jamais  être 
exposé  de  lui-même  à  couler  bas. 

Indépendamment  des  matériaux  qui  entrent  dans  sa 
coiistruction ,  on  a  ajouté  à  chaque  navire ,  pour  complé- 
ter ce  qu'on  appelle  son  équipement  ou  son  chargement , 
des  objets  si  lourds  et  en  si  grand  nombre,  que  non-seule- 
ment la  faculté  de  flotter  qu'avait  ce  navire  a  été  très-ré- 
duite,  mais  encore  que  la  balance  entre  les  deux  pesanteurs 
n'est  pas  en  faveur  de  la  sûreté  du  navire  ,  c'est-à-dire  que 
le  navire  a  acquis  une  pesanteur  spécifique  telle,  qu'elle  est 
de  beaucoup  supérieure  à  celle  du  volume  d'eau  qu'il  dépla- 
çait primitivement,  et  que,  sans  la  grande  quantité  d'air  at- 
mosphérique con'tenue  dans  toutes  les  parties  inoccupées 
du  vaisseau,  il  coulerait  nécessairement  à  fend.  Aussi  sa 
sûreté  est-elle  menacée  à  chaque  instant  par  la  moindre 
crevasse  qui  permettrait  à  l'eau  de  remplacer  l'air  atmosphé- 
rique ;  dans  ce  dernier  cas  la  destruction  du  vaisseau  est 
certaine. 

Dans  les  vaisseaux  de  guerre,  le  lest,  ainsi  que  les  canons, 
les  boulets,  et  un  grand  nombre  d'autres  objets  très  lourds, 
sont  précisément  des  corps  de  la  nature  de  ceux  dont  la 
pesanteur  spécifique  est  essentiellement  contraire  à  Iji  sû- 
reté du  navire-,  et  les  cargaisons  des  vaisseaux  du  cohiraerce 
sont  souvent  composées  de  la  même  espèce  de  corps  pesans. 
De  façon  qu'à  Texcoption  de  quelques  vaisseaux  chargés 
de  liquides,  de  bois  ou  d'autres  substances,  plus  légères 


DU  COMMERCE,   DE  l'iNDUSTRIE,    ETC.  'iGg 

OU  aussi  légères  que  l'eau  ,  on  peut  affirmer  que  tout  na- 
vire bien  armé  et  approvisionné  pour  un  voyage  de  long 
cours  est,  du  moment  qu'il  quitte  le  port,  exposé  au  pé- 
ril de  couler  bas  ,  s'il  survient  quelque  grave  accident  à  sa 
quille  ou  à  ses  eaux  vives  ,  ou  s'il  se  déclare  une  voie  deau 
d'une  étendue  telle  que  les  pompes  du  vaisseau  ne  puissent 
pas  lutter  avec  avantage  contre  la  masse  d'eau  que  cette 
voie  y  introduit  à  chaque  instant. 

Voici  le  plan  proposé  par  M.  Watson  pour  empêcher  ce 
désastre.  Toutes  les  personnes  familiarisées  avec  la  con- 
struction des  vaisseaux  savent  que  les  solives  mises  en 
travers  d'un  navire  pour  soutenir  les  ponts,  et  sur  les- 
quelles ceux-ci  sont  appuyés  ,  sont  d'une  épaisseur  et 
d'une  hauteur  appropriées  aubutqu'ellesdoiventatteindre, 
celui  de  supporter  le  poids  immense  dont  les  ponts  eux- 
mêmes  sont  chargés.  Comme  il  est  indispensable ,  cepen- 
dant, que  ces  solives  ne  s'opposent  point,  d'une  part ,  au 
passage  des  hommes  de  l'équipage  qui  circulent  sans  cesse 
dans  les  entre-ponts,  et,  de  l  autre,  n'entravent  point  la 
manœuvre  de  l'artillerie  au  moment  d'une  action  ,  on  a  du 
rendre  l'espace  qui  sépare  les  ponts  tel ,  qu'un  homme 
puisse  y  circuler  sans  peine.  Il  reste  donc  un  vaste  espace 
entre  les  solives  elles-mêmes  et  au-dessous,  ou  entre  chacun 
des  ponts  qu'elles  supportent.  C'est  de  cet  espace  inoc- 
cupé qu'on  peut  disposer  sans  qu'il  en  puisse  résulter  le 
moindre  inconvénient. 

Dans  les  parties  du  vaisseau  destinées  aux  cabines  des 
officiers  ou  des  passagers,  la  surface  inférieure  de  ces  so- 
lives et  les  cavités  peu  profondes  qui  les  séparent,  sont,  en 
général ,  recouvertes  de  planches  minces  qui  forment  une 
espèce  de  plafond  uni  et  qu'on  a  peintes,  dans  la  seule  in- 
tention de  donner  à  la  cabine  une  apparence  plus  gaie. 
Dans  les  yachts  royaux,  ces  cavités  sont  remplies  avec  du 
liège,  pour  amortir  le  bruit  des  pas  de  ceux  qui  marchent 
XV.  a4 


3^0  NOUVELLES  DES  SCIENCES   , 

sur  le  pont,  au-dessous  duquel  la  cabine  est  placée.  Dans 
toutes  les  autres  parties  du  vaisseau ,  l'espace  compris  en- 
tre les  solives  de  chaque  pont  est  tout-à-fait  libre  et  n'est 
jamais  mis  à  profit.  C'est  précisément  cet  espace  inoccupé 
que  M.  Watson  propose  de  remplir  avec  des  tubes  de  cui- 
vre, d'une  forme  cylindrique,  hermétiquement  fermés,  et 
terminés ,  à  chacune  de  leurs  extrémités ,  par  une  surface 
convexe  ou  semi-circulaire  ,  et  qui  s'étendraient  de  solive 
à  solive,  soit  en  ligne  droite,  soit  en  ligne  diagonale,  selon 
que  les  solives  le  permettraient.  La  longueur  et  la  grosseur 
de  chacun  de  ces  tubes  varieraient  de  4  à  lo  pieds  de  hau- 
teur, et  de  8  à  24  pouces  de  diamètre ,  selon  la  hauteur 
des  solives.  Les  plus  longs  et  les  plus  gros  étant  destinés  à 
être  appliqués  aux  solives  les  plus  courtes,  M.  Watson  a 
calculé  qu'en  supposant  tous  les  entreponts  d'un  navire 
garnis  avec  des  tubes  semblables  ,  et  ceux-ci  remplis  d'air 
atmosphérique  seulement  (quoiqu'un  air  plus  léger  pour- 
rait être  employé  si  on  le  jugeait  nécessaire),  il  a  calculé, 
disons-nûus,  que  tous  ces  tubes  contiendraient  une  quan- 
tité d'air  suffisante  pour  contrebalancer  la  pesanteur  spéci- 
fique, et  du  navire  lui-même,  et  de  sa  cargaison,  quelle 
que  fût  d'ailleurs  la  construction  de  ce  navire  et  son  char- 
gement ;  et  que  ,  par  cela  seul,  il  serait  préservé  du  dan- 
ger de  s'enfoncer  au-delà  du  point  auquel  ces  tubes  vien- 
draient en  contact  avec  l'eau^ 

Le  principe  qui  fait  que  de  grands  corps  pesans  sont  sou- 
tenus à  fleur  d'eau ,  au  moyen  de  vessies  remplies  d'air, 
est  connu  de  tous  ceux  qui  ont  appris  à  nager.  Il  n'est  pas 
un  marin  qui  ne  sache  qu'au  moyen  de  tonneaux  vides  ou 
plutôt  remplis  d'air,  on  parvient  aisément  à  remettre  à  flots 
des  navires  engagés  dans  le  sable  ou  dans  les  bas-fonds. 
N'est-ce  pas  à  cause  de  l'impossibilité  de  s'enfoncer  qu'ont 
les  bouleillcs  hermétiquement  bouchées,  que  ces  mcs- 
sagc^rs,  composés  delà  substance  la  plus  fragile  du  monde, 


DC  COMMERCE  .   DE  L  I^DlSTniE.    F.TC.  3y  I 

sont  employés  fit'cjucmmciil ,  dans  les  voyages  de  dé- 
couvertes, à  transporter,  des  points  les  plus  éloignés  de 
la  mer  Pacifique,  jusque  sur  les  plages  de  l'Europe,  la 
lettre  ou  le  souvenir  que  le  hardi  navigateur  leur  a  con- 
fié. Après  avoir  parcouru  des  milliers  de  lieues,  et  avoir 
lutté  quelquefois  toute  une  année  contre  les  tempêtes  et 
contre  les  fureurs  d'un  océan  irrité,  ils  abordent  tranquil- 
lement sur  nos  côtes,  que  ne  reverront  plus  tant  de  su- 
perbes vaisseaux  que  la  mer  a  engloutis. 

C'est  donc  par  l'application  de  cette  loi  de  la  nature , 
tout  à  la  fois  simple  et  puissante,  aux  ponts  des  navires, 
en  faisant  ,  pour  ainsi  dire,  reposer  ces  ponts  sur  des 
radeaux  de  tubes  remplis  d'air,  que  M.  Watson  propose 
de  préserver  les  vaisseaux  du  danger  de  couler  bas,  aussi 
long-tems  que  quelques  parties  seront  encore  liées  les  unes 
aux  autres,  ou  que  les  tubes  ne  seront  pas  brisés. 

INous  devons  ici  dire  un  mot  du  procédé  imaginé  pour 
les  protéger  contre  le  choc  de  corps  étrangers.  Les  lecteurs 
qui  auront  compris  l'explication  que  nous  avons  donnée 
relativement  à  la  position  de  ces  tubes ,  entre  les  solives , 
verront ,  d'un  coup  d'oeil ,  que  si  l'intention  de  les  mettre 
à  l'abri  du  danger  d'être  brisés  eût  été  la  seule  chose  qu'on 
eût  eu  en  vue  ,  on  n'aurait  pas  pu  choisir  dans  tout  le  vais- 
seau une  meilleure  place  que  celle  qu'on  leur  a  déjà  as- 
signée. Leur  forme  cylindrique  les  protégera  toujours ,  en 
cas  de  submersion  ,  contre  l'inconvénient  d'avoir  leurs  pa- 
rois enfoncées  par  la  simple  pression  de  l'eau.  Un  cuivre 
épais  peut  certainement  résister  à  l'action  d'un  corps  étran- 
ger, lorsqu'un  verre  mince  et  fragile  y  résiste.  Il  est  même 
presqu'impossible  que  ,  dans  un  combat ,  un  boulet  puisse 
atteindre  ces  tubes,  car  les  boulets  suivent  toujours  la 
direction  horizontale ,  tant  qu  ils  retiennent  encore  une 
certaine  force  de  motion  -,  et ,  si  le  navire  est  construit 
avec  le  soin  convenable ,  il  est  de  toute  impossibilité  que  le 


3^^  "     NOUVELLES    DES  SCIEJVCES  , 

tangage  ou  le  roulis,  quelque  violeiis  qu'on  les  suppose, 
puissent  jamais ,  en  déplaçant  brusquement  quelques  cais- 
ses, tonneaux,  ou  autres  corps  de  cette  nature,  exposer  les 
tubes.  On  voit,  par  toutes  ces  considérations,  qu'aucun 
appareil  ne  peut  présenter  plus  de  sécurité  contre  la  sub- 
mersion. 

Cet  appareil ,  comme  on  vient  de  le  voir,  n'occuperait 
aucun  des  espaces  destinés  à  l'arrimage  des  marchandises, 
munitions  ou  provisions  du  vaisseau.  Il  ne  présenterait 
aucun  obstacle  à  la  marche  du  bâtiment.  Il  ne  le  ferait 
pas  enfoncer  d'un  pouce  de  plus  dans  l'eau,  et,  lorsqu'il 
aurait  été  une  fois  fixé,  il  n'exigerait  aucune  attention, 
quel  que  fût  d'ailleurs  l'état  du  vent  et  celui  de  la  tem- 
pérature. 

Il  nous  semble  impossible  qu'aucune  invention  présente 
jamais  autant  d'avantages  que  celle-ci,  et,  lorsque  nous 
considérons  que  son  but  est  de  préserver  de  la  mort  tant  de 
malheureux  que  la  mer  engloutit  chaque  année,  et  de  con- 
server tant  de  richesses  qu'elle  dévore,  nous  ne  doutons 
pas  qu'il  n'y  ait  bientôt  qu'une  seule  opinion  parmi  les 
gens  éclairés  et  amis  de  l'humanité  ,  relativement  à  l'im- 
portance de  son  adoption. 

Supposons  pour  un  moment  le  vaisseau  entièrement 
brisé  ^  chaque  poutre,  chaque  solive,  chaque  planche  même 
qui  le  composait,  arrachée  et  séparée  des  autres  5  de  ma- 
nière enfin  qu'aucune  des  parties  de  la  carcasse  ne  reste 
assemblée.  Dans  cet  état  même,  presque  tous  les  débris 
présenteraient  une  espèce  de  bouée  de  sauvetage,  pour 
chaque  homme  de  l'équipage  ^  et  si  quelques-unes  des  par- 
ties du  pont  se  trouvaient  encore  réunies ,  il  sérail  bien  aisé 
de  les  transformer  promptement  en  une  espèce  de  radeau  , 
qui,  par  sa  facilité  à  surnager,  et  l'extrême  promptitude  avec 
laquelle  il  pourrait  être  préparé,  offrirait  un  moyen  de 
salut  à  ceux  qui  y  chercheraient  un  refuge. 


DU  COMMERCE,    DE  l'i>DLSTIIIE  ,  ETC.  3^3 

On  peut  voir  tous  les  jours  sur  ht  Tamise  de  larges 
bouées  faites  en  cuivre ,  et  floUantpar  la  seule  puissance  de 
Tair  qu'elles  renferment.  Ces  bouées  se  maintiennent  en 
bon  état,  quoiqu'elles  aient  à  supporter  le  poids  et  sou- 
vent le  choc  de  cables  énormes,  et  surtout  la  pression  forte 
et  puissante  d'une  marée  qui  très  -  souvent  court  avec 
violence.  Dans  un  naufrage,  elles  seraient  en  état  de  sou- 
tenir deux  ou  trois  hommes,  et  de  les  empêcher  de  se  noyer. 
Chacun  des  tubes  de  M.  Watson  pourrait  aussi,  dans  le  cas 
de  la  dispersion  totale  des  débris  du  navire,  dispersion  qui 
ne  peut  jamais  avoir  lieu  dans  une  simple  submersion  ,  pré- 
senter le  même  secours,  et  obtenir  le  même  résultat. 

Un  autre  avantage  très  -  important  qu'on  retirerait  de 
l'emploi  de  ces  tubes ,  serait  que,  s'il  y  avait  un  incendie  à 
bord ,  danger  qui  n'est  pas  moins  à  craindre  que  celui  de 
couler  bas,  on  pourrait  faire  usage,  pour  éteindre  le  feu, 
d'une  aussi  grande  quantité  d'eau  qu'on  le  jugerait  conve- 
nable ^  ce  qui  souvent  ne  peut  pas  avoir  lieu ,  parce  qu'on 
craint  de  trop  surcharger  le  navire,  et  par  conséquent  de  le 
faire  couler.  Un  navire  de  la  compagnie  des  Indes ,  ou  un 
vaisseau  de  ligne ,  pourrait  alors  serrer  vigoureusement  le 
vent ,  toutes  voiles  dehors ,  et  ouvrir  ses  sabords  du  côté 
opposé,  de  manière  que,  par  l'effet  naturel  de  l'incli- 
naison imprimée  au  navire  par  l'action  de  l'air  ,  ces  sa- 
bords se  trouveraient  bientôt  à  fleur  d'eau  et  permettraient 
à  l'eau  d'entrer  en  grande  abondance  et  brusquement 
dans  le  navire,  et  de  maîtriser  ainsi,  en  un  moment,  l'ac- 
tion dévorante  et  rapide  des  flammes.  Lorsqu'une  fois  il 
aura  été  bien  démontré  que  le  navire  ainsi  rempli  d'eau 
ne  peut  jamais  s'enfoncer  au-delà  d'un  certain  point ,  la 
si:tbniersion ,  jusqu'à  ce  point  là  même,  pourra  être  exé- 
cutée sans  craintes ,  et  tout  danger  d'incendie  à  bord 
d'un  navire  disparaîtra  désormais  par  l'emploi  de  ce  pro-r 
cédé  hardi  sans  doute,  mais  certain. 


3^4  NOUVELLES  DES   SCIENCES  , 

Si  l'on  considère,  i"  que  suivanl  les  rapports  les  plus 
exacts,  rassemblés  pendant  une  longue  série  d'années,  il 
se  perd  par  jour,  soit  par  le  feu,  soit  parle  naufrage,  soit 
par  submersion ,  environ  deux  navires  anglais-,  2"  que  cette 
terrible  calamité  disparaîtra  du  catalogue  déjà  trop  volu- 
mineux des  maux  qui  affligent  Thumanité,  et  cela  au  moyen 
d'un  surcroît  de  dépense  si  insignifiant ,  qu'il  excéde- 
rait à  peine  une  augmentation  de  5  pour  100  sur  la  valeur 
du  navire ,  quel  qu'il  soit  -,  3°,  enfin ,  que  cette  précieuse 
invention  peut  être  appliquée  à  tous  les  navires  possibles  , 
quelle  que  soit  leur  grandeur,  leur  destination  particu- 
lière, etc.  ;  si  Ton  considère,  disons-nous,  et  l'éminence  du 
danger  et  la  facilité  d'y  porter  remède  ,  il  nous  semble  que 
l'attachement  le  plus  aveugle  à  la  vieille  routine  et  aux  an- 
ciens préjugés  pourrait  seul  empêcher  l'adoption  d'une 
invention  de  cette  importance. 

Nous  ne  terminerons  pas  celte  description  que  nous  avons 
essayé  de  rendre  intelligible  aux  personnes  les  moins  fami- 
liarisées avec  les  connaissances  nautiques ,  sans  faire  con- 
naître ici  que  M.  Watson  ne  demande  ni  patente  particu- 
lière, ni  brevet  d'invention,  ni  privilège  exclusif  pour  son 
invention  ,  et  qu'il  l'offre  avec  désintéressement  au  monde 
entier,  désirant  seulement  que  toutes  les  nations  l'adoptent 
pvec  confiance  et  puissent  jouir  bientôt  de  la  plénitude  de 
ses  avantages. 

Noiweaux  alliages  métalliques  troiH'és  et  préparés  aux 
États-Unis. — Le  journal  de  Franklin  (^Fî^anhlin  s  Journal) 
publié  à  Philadelphie,  sous  les  auspices  de  la  société  for- 
mée dans  cette  ville  pour  l'encouragement  de  l'industrie  , 
fait  mention  de  ces  alliages  qui  sont  dus  à  un  habitant  de 
Loghorn  ,  et  déjà  travaillés  en  fabrique.  Le  journal  donne 
au  premier  le  nom  (Vartinwmantico  ,  mot  beaucoup  trop 
long  et  d'une  structure  trop  altérable  pour  qu'il  deviennç 


DU   COMMERCE,   DE   l'xNDUSTKIE  ,   ETC.  3^5 

populaire ,  et  passe  tel  qu'il  est  dans  la  langue  du  com- 
merce. C'est  un  or  artificiel,  ayant  l'éclat,  le  poids  et  toute 
l'apparence  extérieure  du  plus  précieux  des  métaux.  On 
assure  qu'il  imite  parfaitement  l'or  à  i8  carrais,  et  qu'il 
est  très-facile  d'aller  encore  plus  loin ,  et  d'en  fabriquer 
que  l'on  ne  puisse  discerner  de  l'or  à  24  carrats,  c'est-à- 
dire  ,  sans  aucun  alliage.  L'arlimomantico  ne  coûte ,  pris  à 
la  fabrique,  qu'un  peu  moins  de  18  francs  la  livre,  envi- 
ron la  quatre-vingt-dixième  partie  du  prix  de  l'or.  Les  bou- 
tons que  l'on  en  fait  sont  vendus  au  prix  (fun  dollar  les 
dix  douzaines.  On  assure  que  le  nouvel  alliage  l'emporte 
beaucoup  ,  à  tous  égards  ,  sur  toutes  les  compositions  mé- 
talliques auxquelles  on  a  clierché  jusqu'à  présent  à  donner 
l'apparence  de  l'or.  Les  tabatières  fabriquées  avec  cet 
alliage  trompent  les  yeux  les  plus  exercés;  il  faut  recourir 
à  l'art  de  l'essayeur  pouf  ne  pas  s'y  méprendre. 

Une  autre  composition  est  destinée  à  remplacer  l'étain 
à  la  surface  du  fer,  pour  le  mettre  à  l'abri  des  attaques  de 
toutes  les  substances  qui  pourraient  le  rouiller.  Il  est  peu 
cher,  et  d'une  application  facile  \  il  pénètre  dans  le  fer  avec 
lequel  il  se  combine ,  sans  le  rendre  ni  plus  fragile  ni  plus 
dur.  Comme  il  est  composé  de  métaux  non  oxidables,  il  con- 
vient beaucoup  mieux  que  l'étain  pour  les  usages  ordinai- 
res, et  peut  être  employé  dans  des  cas  où  ce  dernier  métal 
ne  résisterait  point,  soit  à  la  chaleur,  soit  aux  acides. 
Quatre  onces  du  nouvel  aWiage  suffisent  pour  recouvrir  un 
lit  en  fer,  et  lui  donner  un  brillant  métallique  inaltérable. 
Huit  onces  coûtent  un  dollar.  Une  compagnie  s'est  formée, 
avec  un  capital  de  100,000  dollars,  pour  élever  une  ma- 
nufacture de  feuilles  de  feravec  le  nouvel  enduit,  et  bien- 
tôt on  renoncera  au  fer  blanc  ,  du  moins  en  Amérique. 
Les  feuilles  qu'on  lui  substitue  se  soudent  très  bien  par  la 
chaleur,  et  supportent  d'ailleurs  toutes  les  opérations  de 
l'art  du  ferblantier. 


3n6  NOUVELLES  T>ES   SCIENCES, 

Nouvelle  lampe  de  M.  Fnrey.  — Le  savant  auteur  dé 
Tarticle  Lampe  ^  dans  \  Encyclopédie  d' Edinbourg ,  ne 
s'est  pas  contenté  d'exposer  les  idées  et  les  inventions 
d'autrui  -,  il  a  mis  la  main  à  l'œuvre ,  et  il  offre  aiu  public 
une  lampe  de  sa  façon.  Il  n'entretient  pas  l'huile  à  un  ni- 
veau constant  par  un.  mouvement  d  horlogerie  ou  par  le 
mécanisme  d'une  pompe-,  il  ne  marche  pas  sur  les  traces 
de  MM.  St. -Clair,  Keir  et  Carcel.  Son  réservoir  d'huile 
est  une  vessie,  ou  autre  vase  flexible  contenu  par  un  fil 
métallique  tourné  en  spirale.  Un  poids  variable  repose  sur 
ce  réservoir  flexible,  et  produit  une  pression  qu'il  s'agis- 
sait de  mettre  constamment  en  équilibre  avec  la  colonne 
d'huile  comprise  entre  la  partie  supérieure  du  réservoir  et 
la  surface  où  la  mèche  brûle  :  l'inventeur  y  a  réussi  par  les 
moyens  les  plus  sûrs  et  les  plus  simples.  Les  lampistes  qui 
voudront  exécuter  cette  lampe  devront  consulter  le  jour- 
nal de  Newton  (  Newton  s  Journal)  ,  cahier  de  novembre 
1827,  où  ils  trouveront  une  bonne  figure  et  une  descrip- 
tion assez  étendue  de  l'invention  de  M.  Farey.  Ils  auront 
bientôt  reconnu  les  précieux  avantages  de  cette  lampe ,  et 
ceux  qui  en  feront  usage  en  seront  encore  plus  satisfaits* 

Procédé  pour  employer  Veau  de  nier  au  lavage  du 
linge.  — On  trouve,  dans  le  même  journal  et  dans  le  même 
cahier,  une  recette  indiquée  par  M.  Edward  Heard  pour 
donner  à  l'eau  de  mer  la  propriété  de  nettoyer  le  linge , 
aussi  bien  que  l'eau  douce.  On  prend  une  très-forte  lessive 
alcaline  (  soude  ou  potasse  ) ,  et  un  poids  égal  d'argile  très- 
fine  ;  on  met  leur  mélange  dans  un  moulin  de  même  forme 
que  ceux  qui  servent  à  la  préparation  du  blanc  de  plomb, 
et  lorsque  la  pâte  a  pris  assez  de  consistance ,  on  cesse  la 
trituration.  Une  livre  de  ce  mélange  donne  les  propriétés 
détersivcs  à  quatre  gallons  d'eau  ,  environ  seize  pintes  de 
Paris. 


DU  COMMERCE,   DE  l'iNDUSTHIE,  ETC.  3^7 

BOURSE  DE  LONDRES. 

Prix  des  actions  dans  les  différens  canaux ,  docks ,  trai^aux  hy- 
drauliques,  compagnies  des  mines ,  etc.^  etc.,  pendant  le 
mois  de  décembre  1827. 


CANAUX. 

A-hton 

Birmia^ham 

Coventry 

£le^mere  et  Chester 

Grande  Jonction , 

Huddei-ifield 

Keanet  et  Avon 

Laocastre 

Leeds  et  Liverpool 

Oxford 

Récent 

Roclidale 

Staft'ord  et  Worcester 

Trent  et  îlerjev 

Warrrlck  et  Birmingham 

Worcester  et  idem 

DOCKS. 

Commercial 

Indes  orientales 

Londres 

Ste.-Catherine 

Indes  occidentales 

TRAVAUX  HYDRAULIQUES. 

Londres  (orientale) 

Grande  Jonction 

Kent 

Londres  (méridionale) 

Middleseï  occidental 

COMPAGNIES  DU  GAZ. 

Cité  de  Londres 

Nonvelle  cité  de  Londres 

Phénix 

Impériale 

Générale  nnie 

Westminster 

COMPAGNIES  D'ASSURANCE 

Albion 

Alliance 

Id.    maritime. 

Atlas 

British  commercial 

Globe 

Gardian 

Hope._. 

Impériale •• 

id.    sur  la  vie 

Law  life 

Londres 

Protecteur 

Rocl 

Echange  rojal 

XV. 


Priï 
primitif 

des 
Actions. 


100 
100 
5o 


\-<;rseniens 

des  Ac- 
tionnaires 


100 


100 

100 
40 


100 
100 
100 


100 
5o 
100 

100 
(jo 


5oo 

5o 

100 

10 

100 

5 

5o 

5 

5o 

5 

100 

100 

10 

5o 

5 

5oo 

5o 

100 

10 

lOO 

10 

25 

12 

Décembre 
i8î-. 


3o3 

I23o 


?95 


Soo 
aqo 

'5i 


qt   10 
211 


123 

65 
3o 
90 


16- 

10 

op. 

10 

ii 

10 

46 

10 

22 

5J 

10 

5q 

9 

4 

10 

p 

5 

b 

■48 

21 

.") 

q6 

a 

10 

20 

10 

1 

s 

.=! 

5 

ï6o 

378 


NOUVELLES  DES  SCIENCES  , 


COMPAGNIES  DES  MINES. 

Anglo-Mexicaine 

Iil.  Chilienne 

Bnlanos 

Brésilienne 

Colombienne 

Mexicaine 

Keal   del   monte 

Mexicaine- Unie 

SOCIÉTÉS  DIVERSES. 

Compagnie  d'Agriculture  Australienne. 

Explnitalion  du  fir   anglais 

Compagnie  d'Agriculture  du  Canada.  . 

/cf.        de  la  Colombie :  .  . 

\avigalion  par  la  vapeur 

Banque  provinciale  irlandaise 

Compagnie  de  Rio  delà  Plata 

Iil.        de  la  terre  de  Van  Diemen.  .  . 

Reversionarv  interest  Society 

Compagnie  du  passage  sous  la  Tamise.. , 

Pont  de  Waterloo 

Pont  de  Vauihall 


Prix 
primitif 

des 
Actions, 


100 
400 

100 
100 

40 


Montant 

des 
versemens 

des  Ac- 
tionnaire^ 


44" 
35 


5 

3 

7" 

(iS 

46 

5 

100 

5 

Décembre 

182-. 


Cours  des  fonds  publics    anglais    et   étrangers ,  depuis 
le  24  octobre  iSa.'j  jusqu'au  24  novembre  1827. 


FONDS   ANGLAIS. 


Plus  bas.      dern.  cours. 


Bank  Stock,   8  p.  o/o 208  1/2 .. .   aoa  1/2 . .  206   .... 

3  pour  0/0  consolidés — — —   .... 

3  p.  0/0  réduit 85  5/8...  81  3/4..  83  1/4 

3  1/3  p.  0/0  réduit 92  5/8 ...  88  5/8 . .  90   i/4 

Nouveau  4  p- 0/0 — — —  .... 

Longues  annuités  expirant  en  1860 19  i/^---  18  i/a..  187/8 

Fonds  de  l'Inde ,    10  i/a  p.  0/0 — — —  .... 

Obligations  de  l'Inde  ,  4  p-  0/0 90s.  p. m.  60  s.  p. m.  85s.p.ni. 

Billets  de  l'Echiquier,  2  d.  par  jour 57  s. p. m.     Sgs.p.m.  55s. p. m 


87  ./2.. 

•  0»  '/■ 

59 

61    « 

46  ./a.. 

.     5o  » 

23   1/3 ,  . 

26  » 

23 

23  » 

NOUVELLES  DES  SCIENCES,  ETC.  879 

FONDS    ÉTRANGERS.  Plus  ti.iut  Plus  l,a..  ilcru.  .-..ui- , 

Obligations  autrichiennes,  5  p.  0/0 90  1/2. 

Id.  du  Brésil id 61  3/4. 

/</.  de  Buenos-Ayres. . . .  6  p.  0/0 5i  3/4. 

Id.  du  Chili id. 261/2. 

Id.  de  Colombie  ,    1822 . .   id. 26  i/4 

Id.           id.,            1824..  id 3oi/4..  27 27   >» 

Id.    du  Danemarck 3  p.  0/0 61   1/2..  571/2..  fio  >< 

Rentes  françaises 5  p.  0/0 102 100 101    1/2 

Id , 3  p.  0/0 71  1/4  •  •  67  3/4 . .  68  1/2 

Obligations    grecques....   5  p- 0/0 iyi/2..  173/8..  18  » 

Id.  Mexicaines 5  p.  0/0 ^\  1/2 . .  35 36  » 

Id.        Id 6  p.  0/0 55  3/8..  45  5/8..  461/2 

/<f.  Péruviennes 6p.  0/0 2tS\/i..  24  «/2..  24   '/^ 

Id.  Portugaises 5  p. 0/0 731/2..  70  i/.{.  ■  71    1/2 

irf.  Prussiennes,  1818. ...   /J 100 g8i/4.'  993/4 

Id.         id.         1822 id,..., 101  1/4. .  99i/2'«  10 1   » 

/<^.  Russes id 931/8,.  871/8..  90  3/4 

/J.Espagnoles id 12  1/4..  10  1/8..  11   >> 


FIN    DU    QUINZIEME    VOLUME. 


TABLE 

DES    MATIÈRES    DU    QUINZIÈME    VOLUME. 


Pag. 

Grande-Bretagne. — Etat  des  partis  à  la  fiu  de  1827 

(  Edinbiirgh  Reçicw  ) 5 

Littérature.   —  D'où   vient  que  les  héros  de  romans 

sont  intrépides?  {^New  Month/y  Magazine  ) 26 

Géologie  — Révolutions  delà  nature  dans  la  France  cen- 
trale (  Quarterly  Rei^iew  ) igS 

Industrie.  —  Diligence  à  vapeur 218 

Veuves  hindoues  {London  Magazine) 4o 

IsMAÏL Gibraltar  en  Europe  {Jl^eço  Monthly  Magazine)  - . .   260 

Lord  Byron  et  ses  contemporains  (  Idem  ) 262 

Histoire  contemporaine.  —  Siège  de  Sarragosse 61 

Voyages. —  i .  Voyage  du  capitaine  Andrews  dans  l'Amé- 
rique du  Sud  (^London  l\Iagazine ) "j^ 

2.  Esquisses  de  la  Perse  (  Quarterly  Rei^iew  ) io5 

5.  Lettre  sur  l'Orient. — Chypre. — Rhodes. (iVetv  Mon- 
thly Magazine  ) 282 

4 .  Les  Florides  (  Quarterly  American  Reoiew  ) 3o8 

5.  Souvenirs  de  ritalie.N°  V  [New  Monthly  IMagazine).  817 
Statistique.  —  Forces  navales  des  puissances  du  conti- 
nent  de  l'Europe  comparées  à  celles  de  la  Grande- 
Bretagne  (  Monthly  Rei^iew) SSj 

IMœurs  anglaises.  —  Le  retour  du  nabah  [Sayings  and 

Doings ) i4i 

Nouvelles  des  sciences  ,  de  la  littérature,  du 
commerce,  des  arts  industriels,  de  l'agricul- 
ture ,  etc.  ,  etc 177  et  547 


FIN  DE  LA  TAULE  DES  MATIERES. 


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